l’automne en hiver
« … le peu de journaux qui se publiaient encore étaient dédiés à proclamer son éternité et à falsifier sa splendeur avec des images d’archives, ils nous le montraient jour après jour dans ce temps statique de la une, vêtu de l’uniforme tenace des cinq soleils tristes du temps de sa gloire, avec plus d’autorité, d’agilité, de santé que jamais, même si depuis des années nous avions perdu le compte de ses années à lui, il inaugurait à nouveau des monuments connus et des installations de service public que personne ne connaissait dans la vie réelle, il présidait des réunions solennelles que l’on disait d’hier et qui en réalité dataient du siècle dernier…
… non seulement nous avions fini par croire pour de vrai qu’il était né pour survivre à la troisième comète, mais en plus cette conviction nous donnait une assurance et un apaisement que nous croyions dissimuler sous toutes sortes de blagues sur la vieillesse, on lui attribuait les vertus séniles des tortues et les coutumes des éléphants, on racontait dans les bars que quelqu’un avait annoncé au conseil des ministres qu’il était mort et que tous les ministres s’étaient regardés effrayés et s’étaient demandés effrayés et maintenant qui va lui annoncer à lui, ah ah ah…
… nous nous trouvions inertes devant cette évidence, face à un corps pestilentiel que nous étions incapables de remplacer dans le monde car il s’était refusé dans ses instances séniles à prendre aucune décision sur le destin de la patrie après lui, il avait résisté avec l’entêtement invincible de la vieillesse à toutes les suggestions qui lui furent proposées… il était si lucide et si têtu que nous n’avions obtenu de lui que des réponses évasives et des délais chaque fois que nous abordions l’urgence d’organiser son héritage, car il disait que penser le monde après soi était quelque chose qui portait autant malheur que la mort elle-même, au diable, si de toute façon après ma mort les politiciens reviendront pour se répartir ce fourreau, vous verrez, disait-il, ils se répartiront à nouveau tout entre les curés, les gringos et les riches, et rien pour les pauvres…»
L’automne du patriarche, Gabriel Garcia Marquez, 1975.