La conférence Tricontinentale de 1966 : quand Cuba organisait la révolution mondiale
Spécialiste des services secrets, Roger Faligot vient d’ajouter à la quarantaine d’ouvrages qu’il a déjà publiée une impressionnante somme de plus de six cents pages sur la Tricontinentale, aux éditions de La Découverte (634 p., 26 €).
Le premier mérite de ce livre est d’être la première étude exhaustive en langue française d’un épisode de l’émergence du tiers-monde, après la conférence des non-alignés, à Bandung (Indonésie), en 1955. Dans la foulée des indépendances africaines et de la révolution cubaine, La Havane organisait en 1966 une conférence des trois continents, Asie, Afrique et Amérique latine, dans laquelle se mélangeaient, tant bien quel mal, délégations officielles et combattants révolutionnaires.
Le deuxième mérite est de faire revivre un certain nombre de personnages qui ont grandement contribué à l’organisation ou au succès de la Tricontinentale, tels que l’homme politique marocain Mehdi Ben Barka ou le dirigeant indépendantiste de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert, Amilcar Cabral. Ou de sortir de l’oubli des personnalités attachantes, comme la Française Michèle Firk.
Un autre mérite de cet ouvrage est de rappeler l’époque, «l’heure des brasiers», la guerre du Vietnam et les protestations qu’elle suscita à travers le monde, le schisme du monde communiste divisé entre les partisans de Moscou et ceux de Pékin, la volonté des Cubains de briser leur isolement en favorisant l’émergence de «deux, trois Vietnam», à commencer par l’Amérique latine et l’Afrique.
Roger Faligot a rencontré et interviewé beaucoup de monde, sur les trois continents, mais aussi en Europe. Il a consulté de nombreuses archives et lu une bonne partie de la bibliographie se rapportant de près ou de loin aux événements évoqués. Pourtant, ces pages provoquent une certaine insatisfaction. Pourquoi ?
Une guerre de l’ombre
Sans doute par déformation professionnelle, l’auteur a tendance à décrire la Tricontinentale comme une guerre de l’ombre, une dispute entre services de renseignement, à laquelle seraient venues se greffer des résolutions écrites dans la langue de bois des compromis plus ou moins bien ficelés. En outre, emporté par la passion du sujet, Roger Faligot a accumulé les détails et les digressions sans la moindre retenue, au point d’épuiser le lecteur qui ne partagerait pas le même intérêt pour la Tricontinentale.
L’un dans l’autre, cela dépolitise paradoxalement cette vaste saga. Tout au long de son cheminement, presque jour par jour, d’avril 1964 aux lendemains de mai 1968, l’auteur prend pour argent comptant toutes les intentions avancées et les témoignages cités, sans la moindre distance. Lorsque le lecteur arrive à la conclusion, trop succincte, il est en droit de se demander comment un projet aussi grandiose a pu accoucher d’une souris, laissant en route un nombre incalculable de morts, notamment les Latino-Américains lancés dans l’aventure des guérillas.
Plus ennuyeux encore sont les erreurs dont le livre est parsemé, à commencer par le Venezuela et le Guatemala, systématiquement truffés d’accents qu’un simple correcteur d’orthographe aurait dû éviter.
Ainsi, le Cubain Armando Hart n’était pas ministre de la culture lors de la Tricontinentale (le ministère sera créé dix ans plus tard), pas plus que Raymond Marcellin n’était ministre de l’intérieur en 1967.
Le Parti socialiste populaire, l’ancien parti communiste cubain, n’a jamais été l’organisation des frères Fidel et Raul Castro.
Le Cubain Carlos Rafael Rodriguez n’était pas un communiste original parce qu’il avait été ministre de Fulgencio Batista, pendant la seconde guerre mondiale : il suivait alors parfaitement la ligne officielle des fronts antifascistes ; en revanche, il était original lorsqu’il est monté à la Sierra Maestra rejoindre Castro, peu avant son triomphe.
Qualifier le grand romancier Alejo Carpentier de poète et le peintre Wifredo Lam de cubiste n’est pas davantage approprié, alors qu’il s’agit de deux figures très réputées en France. La journaliste cubaine Marta Rojas n’a pas pris part à l’attaque castriste de la caserne Moncada, elle s’est borné à faire son travail de reporter, sans la moindre participation à l’action.
On pourrait en citer d’autres. Or, les confusions sur Cuba ou l’Amérique latine jettent le doute sur la crédibilité des informations concernant l’Afrique et l’Asie. A force de vouloir multiplier à l’infini les détails, l’auteur semble s’y être perdu. Dommage. Car, en dépit de ses défauts, son livre sera désormais incontournable.
Paulo A. Paranagua
Blog América latina (VO) du Monde
13 janvier 2014