L’incapacité du « socialisme d’Etat » à se rénover et les tâches de la gauche à Cuba
Dans cet article initialement publié le 22 avril 2013 sur le site de l’Observatoire Critique, Pedro Campos et Armando Chaguaceda montrent que l’incapacité du « socialisme d’Etat » à se rénover oblige la gauche socialiste à mettre au premier plan la lutte pour la démocratisation du système politique, pour pouvoir défendre librement ses idéaux.
Pedro Campos est fondateur et militant de Socialisme Démocratique et Participatif – SDP. Armando Chaguaceda est politiste et historien, enseignant à l’Université de Veracruz au Mexique, ancien militant de l’Observatoire Critique.
Résumé : Staline a assassiné Trotsky, Boukharine, Zinoviev, Kamenev et Tomsky, membres éminents du Bureau Politique de l’époque léniniste, car ils n’étaient pas d’accord avec sa ligne ultracentraliste et antidémocratique. La perestroïka de Gorbatchev a été enterrée par un coup d’Etat des néostalinens traditionnels, favorisant la restauration du capitalisme en Russie. En Chine, le Parti Communiste lui-même avait commencé, des années plus tôt, à réhabiliter l’ancien régime d’exploitation.
A Cuba, le capitalisme d’Etat instauré au nom du socialisme tente de se renforcer avec l’aide du capital national et étranger. Les réformes modestes et positives du gouvernement de Raul Castro sont insuffisantes pour mener à bien une rénovation socialiste. Les propositions de la gauche socialiste et démocratique sont prises en compte de manière limitée et les plus importantes ne sont même pas effleurées par les « grandes lignes » adoptées par le VIe congrès du PCC (Parti communiste cubain). A cause de notre positionnement, nous sommes nombreux à avoir subi des représailles d’une manière ou d’une autre, et on tente de nous discréditer en associant nos analyses et propositions à l’ennemi impérialiste.
Les conclusions sont évidentes : à Cuba, le modèle du socialisme d’Etat, obsolète et qui a échoué, ne semble pas prêt à se rénover ; comme en Chine, ses partisans traditionnels aspirent à « développer l’économie du pays à partir d’une restauration capitaliste contrôlée par le Parti ». L’intolérance au changement, le sectarisme officiel et le contrôle total du parti-gouvernement sur tous les leviers économiques, politiques, sociaux et médiatiques rend quasiment impossible la tenue d’une véritable discussion sur la rénovation socialiste dans notre pays.
Cette résistance au changement est ce qui a mené, en URSS et dans les autres pays socialistes, à un virage politique vers l’autre extrême. Ce sont eux, et uniquement eux, qui mettent des obstacles aux propositions de la gauche démocratique et socialiste, les responsables de la restauration capitaliste à Cuba et de son annexion réelle ou virtuelle aux Etats-Unis.
Comme l’incapacité du « socialisme d’Etat » à se rénover est désormais aussi visible à Cuba, il ne reste plus d’autre alternative à la gauche socialiste et démocratique cubaine que de mettre au premier plan la lutte pour la démocratisation du système politique, afin de pouvoir défendre librement ses idéaux, comme l’a fait le Laboratorio Casa Cuba (1).
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Pendant les premières années du pouvoir soviétique en Russie, après la mort de Lénine, Staline a assassiné Trotsky, Boukharine, Zinoviev, Kamenev et Tomsky, membres éminents du Bureau Politique du Parti Bolchévique de l’époque léniniste, en les accusant de trahison au pouvoir soviétique, car ils n’étaient pas d’accord avec sa ligne ultracentraliste et antidémocratique et proposaient des réformes considérées comme des déviances capitalistes par le Géorgien. Des milliers de cadres du Parti et les Forces Armées connurent le même sort et furent envoyés en Sibérie, aux travaux forcés dans des camps de concentration.
Dans les années 1960, Nikita Khrouchtchev fit une critique sévère au culte de la personnalité de Staline lors du XXe congrès du PCUS, tenta une réforme économique et une détente dans les relations internationales, qui, finalement, lui coûtèrent le poste de Secrétaire Général du Parti et le condamnèrent à l’ostracisme.
Deux décennies plus tard, sous la direction de Mikhail Gorbatchev, l’URSS lança un processus de rénovation – la perestroïka – qui fut enterré par le coup d’Etat des défenseurs traditionnels du modèle néostalinien, conjoncture qui profita à Boris Eltsine, aux forces libérales et à tous ceux qui voulaient un changement vers un système plus acceptable pour la majorité de la population. A peine six mois plus tard, le système en vigueur fut démonté.
On connaît le résultat : la restauration du capitalisme russe avec tous les effets corollaires. Avec une première phrase néolibérale, emmenée par Eltsine, associée à la corruption, à la privatisation et à la réduction du pouvoir de l’Etat, puis une seconde phase, autoritaire, pendant laquelle ré-émergèrent les usages et les symboles du nationalisme et de l’étatisme russe, avec Poutine à la barre. A chaque fois avec de nombreux « capitalistes » et « démocrates » issus des rangs de la bureaucratie « socialiste », désormais à la tête de la nation.
En Chine, le Parti Communiste Chinois a lui-même, depuis bien avant, pris clairement la voie de la restauration capitaliste, en tentant de maintenir un déguisement socialiste. Aujourd’hui personne ne doute que la Chine soit une puissance capitaliste de plus : elle exporte des produits et du capital et travaille à obtenir des marchés, des entreprises et des ressources naturelles (en Asie, Afrique et Amérique latine, et même dans les centres capitalistes que constituent les Etats-Unis et l’Europe), elle pollue largement l’environnement, participe à la répartition géopolitique de sphères d’influence et à la course aux armements, et contribue ainsi à consacrer l’hégémonie (réelle et symbolique) du marché capitaliste. Ainsi, le modèle socialiste étatiste chinois ne s’est pas non plus rénové, il a plutôt évolué vers un capitalisme privé sous un régime autoritaire.
Au sein du processus révolutionnaire cubain se sont tenues des discussions sur la façon de continuer la révolution après 1959. Premièrement, il existe un débat entre ceux qui donnent la priorité à la restauration démocratique – avec plus ou moins de politiques redistributives et de justice sociale – et ceux qui parient sur un Etat fort qui mette en place des réformes sociales. Le leader de la Sierra Maestra, avec les seconds, s’imposa à l’époque.
Les communistes cubains qui l’accompagnaient et l’assistaient oublièrent que Marx n’était pas d’accord sur le fait de sacrifier la liberté contre la justice, et que la révolution populaire de 1959 avait été faite pour rétablir l’ordre démocratique violé par Batista. Ils oublièrent rapidement – tout comme la direction révolutionnaire – cette promesse de « liberté et pain, pain sans terreur » brandie par le chef suprême lors de ses premiers discours après la victoire (2).
Bientôt, ils choisirent la voie du « socialisme » de type stalinien, loin des forces qui insistaient sur le rétablissement de la démocratie vaincue en 1952 (mais en élargissant ses frontières, à plusieurs égards, en jouant sur les niveaux et les formes de la participation populaire, sur les conquêtes sociales et la souveraineté nationale inédites dans la République bourgeoise) et loin de celles qui, en général, refusaient que Cuba passe à cette expérience « communiste ». Les discussions au sein des organisations qui appuyaient le gouvernement se centrèrent sur la mise en place d’un modèle d’inspiration soviétique à l’économie et la politique centralisées.
Ce fut dans ce contexte qu’eut lieu la polémique entre le Che et Charles Bettelheim (communiste belge, partisan de l’autonomie des entreprises et d’une plus forte rationalité dans la politique macroéconomique, en utilisant la loi de la valeur et des formes de participation des travailleurs) ainsi que celle qui opposa les défenseurs khrouchtchéviens du Calcul économique (avec Carlos Rafael Rodriguez à leur tête) et les volontaristes/idéalistes du Système budgétaire de financement (dirigé et inspiré par le Che).
Mais finalement ni l’une ni l’autre des positions n’émerge, mais un Etat propriétaire et seigneur, tout puissant, hyper centralisé, avec à sa tête Fidel Castro, jusqu’à ce qu’en 1975 le premier congrès du second Parti Communiste (3) établisse de nouvelles directives pour la société et que soit votée la Constitution de 1976, une quasi copie de la constitution néostalinienne en vigueur en URSS. Sur le plan économique, ce qui fut adopté en 1975-76, mena à différentes phases, de la centralisation à une plus forte décentralisation des entreprises et des régions (4).
Mais en 1986, lors du troisième congrès du PCC, quand il s’est agi d’avancer vers une décentralisation et une autonomisation des entreprises, et alors que de nombreux cadres et travailleurs de base demandaient la mise en place des mesures prévues par le SPDE (Système de Direction et de Planification de l’Economie), le président du Conseil d’Etat et du Conseil des ministres, premier secrétaire du Parti et Commandant en Chef décida de lancer la « Rectification des erreurs et des tendances négatives ».
C’était sa réaction préventive – enrobée des idées du Che et des saines énergies populaires, pleine de l’idéalisme de gauche – à la possibilité que pourrait avoir lieu à Cuba le processus de rénovation qui se tenait alors en URSS et dans une partie du « bloc socialiste ». En un discours furent éliminés le SPDE et le JUCEPLAN, la Junte Centrale de Planification, chargée de mettre en place ce qui avait été adopté lors du premier congrès du PCC en 1975.
Depuis lors se produisit un retour total à une excessive centralisation de la prise de décision, que ce soit dans les domaines économiques ou politiques ou autres. Des assemblées générales de tous les dirigeants d’entreprises eurent lieu avec Fidel Castro pour qu’il leur donne directement ses directives ; des contingents de travailleurs furent créés dans les secteurs économiques majeurs, dirigés directement par Fidel par l’intermédiaire de chefs désignés. Ces contingents servirent par ailleurs à « faire face » à d’éventuelles protestations. On retournait à l’époque des macro-expériences coûteuses comme celle de la banane micro-jet (5).
Cette situation empira avec ce qu’on appela la « Période spéciale en temps de paix », après la chute de l’URSS et du bloc socialiste, quand l’économie cubaine subventionnée entra, logiquement, en crise. Le désespoir populaire grandit alors. Les sorties du pays, de toutes les façons possibles, augmentèrent massivement. La faute fut mise sur le compte de l’impérialisme et les menaces réelles furent grossies de façon hyperbolique pour justifier les mesures d’exception. La philosophie de l’état de siège qui veut que toute dissidence équivaille à une trahison se fit plus présente que jamais.
Au lieu d’accélérer les réformes du système, la direction du pays tenta de maintenir le modèle centralisé avec des mesures d’austérité et des mécanismes répressifs, malgré l’opinion et les aspirations des militants, des citoyens et des intellectuels, qui s’étaient exprimés lors du débat national convoqué avant le quatrième congrès du PCC en 1991.
C’est seulement à partir de la révolte du 5 août 1994 sur le Malecón (bord de mer) de la Havane que fut lancé un ensemble de réformes économiques qui étaient jusque là à l’étude, et certaines furent appliquées, mais toujours de façon limitée et variable. Ces mesures furent abrogées ou modifiées quand Chavez et son pétrole salvateur apparurent.
Ces mesures, appelées en leur temps un mal nécessaire, n’apportèrent pas un changement substantiel du modèle économique bureaucratisé et centralisé, et rien de significatif ne fut non plus modifié dans le système politique. Cette situation persista jusqu’à ce que le leader historique tombe malade et que le nouveau gouvernement de Raul Castro commença à structurer ce qui fut appelé « l’actualisation » du modèle économique, une nouvelle version étendue de l’ensemble de mesures antérieures, tronquées à la fin des années 1990, politique ratifiée par le sixième congrès du PCC, qui eut lieu postérieurement. Ces réformes cherchent à améliorer l’efficacité de l’appareil productif d’Etat, avec une rationalisation de ses structures et de son personnel et une centralisation/décentralisation relative de l’utilisation des ressources et des finances de l’Etat, selon les intérêts de la haute bureaucratie.
Comme l’Etat a besoin d’externaliser des activités considérées comme improductives, de générer des emplois et d’améliorer ses finances par la création d’impôts, une libéralisation limitée du travail est lancée ainsi que celle du petit capital national et du grand capital étranger, et la création de différents types de coopératives est autorisé, tout cela sous le contrôle strict de l’Etat monopolistique.
Le gouvernement de Raul Castro a, de plus, placé de grandes espérances dans le tourisme nord-américain et dans la possibilité que Cuba devienne un pont entre les marchés nord-américain et sud-américain (grâce au port de Mariel), et aussi en partie avec le marché asiatique, pour relancer l’économie, dans l’attente de la levée de l’embargo américain.
De notre point de vue, il s’agit d’une grave erreur stratégique, car nous ne croyons pas que l’embargo sera levé en l’absence d’un changement démocratique du système politique, ce à quoi ne sont pas disposés les leaders dits historiques. En tout cas, confier le développement du « socialisme » à la coopération économique avec l’impérialisme et maintenir les restrictions qui pèsent sur les libertés et les droits citoyens, semble aussi illogique que néoplattiste (6).
Le commerce extérieur, le marché de gros et la plus grande partie du marché au détail, demeurent sous administration du monopole étatique, sans rapport avec la régulation nationale rationnelle et nécessaire, désirable et compréhensible pour des raisons de planification et de souveraineté. Cela maintient, dans les faits, le contrôle étatiste centralisé de l’économie et des entreprises d’Etat, qu’elles soient rentables ou non, qu’elles produisent pour l’exportation ou pour le marché interne, qu’elles fonctionnent en pesos cubains ou en monnaie convertible (7).
Les réformes modestes et positives du gouvernement de Raul Castro comprennent aussi la possibilité pour les Cubains de réserver des chambres d’hôtels, d’accéder à la téléphonie cellulaire et de voyager à l’étranger grâce à la nouvelle loi de migration, droits qui avaient été refusés par le gouvernement précédent pour cause de « lutte des classes et bataille contre l’impérialisme ». En résumé, des pas notables ont été faits, mais tardifs, lents et encore insuffisants.
Dans la sphère politique, les prisonniers du groupe dit des 75 ont été libérés (8), mais l’emprisonnement systématique d’opposants et le harcèlement de toute forme de pensée et d’activisme autonomes (indépendants sur le plan idéologique) se maintient. La répression a changé dans ses modalités, pas dans son essence. Il y a certes eu une ouverture à la diversité sexuelle et culturelle, mais la censure et la répression ont toujours cours en ce qui concerne le pluralisme politique, qui serait cependant nécessaire et naturel pour une société complexe et mâture comme la société cubaine. Mais ces petits pas, ralentis par la bureaucratie, constituent bien peu de choses pour pouvoir lancer une véritable rénovation socialiste. Ils témoignent plutôt d’une restauration capitaliste, une sorte de variante tropicale de ce qui s’est passé dans la Chine autoritaire.
Il est ici important de rappeler que « l’actualisation » a été précédée par un débat limité, organisé de manière verticale, au sein du Parti Communiste et de la société cubaine. Ce débat s’est ouvert après que Fidel Castro a dit, à l’Université de La Havane en 2005, que la révolution pouvait être détruite par les révolutionnaires eux-mêmes, si les graves problèmes de corruption et de bureaucratie n’étaient pas résolus. Les forces rénovatrices de gauche ont participé comme elles ont pu, surtout dans des médias alternatifs (9) étant donné la faible présence d’espace de participation dans le système cubain centralisé. Elles ont présenté une série de propositions pour une sortie démocratique et socialiste de la crise.
Les propositions ont embrassé tout le spectre économique, social et politique, mais le Parti-gouvernement ne les a accueillies que de manière limitée et n’a pas permis leur diffusion, ni leur discussion dans le parti et dans la société. Nombre de leurs promoteurs, au lieu d’être incités à poursuivre, ont fait l’objet de représailles, ce qui a démontré qu’on ne réprime seulement pas à Cuba la dissidence traditionnelle, et que le motif de la répression n’est pas lié au fait d’avoir des relations prouvées avec des gouvernements étrangers, comme le dit la propagande officielle.
Aucune figure de la gauche de rénovation (politique, intellectuelle) du pays ou du monde n’a été invitée, ni même comme simple auditrice, au sixième congrès du PCC. La mesure économique et sociale la plus demandée par la gauche socialiste – la participation directe des travailleurs à la direction, à la gestion et aux bénéfices des entreprises d’Etat – n’a même pas été effleurée dans les « grandes lignes » abordées. Le personnel des organes de la Sécurité de l’Etat et des appareils de contrôle de l’information fut chargé d’empêcher la publication d’articles écrits par la gauche démocratique, qui a surgi au sein même de la révolution, dans la presse nationale. Elle fut également chargée de limiter notre accès aux espaces alternatifs, de nous harceler et de nous calomnier avec des commentaires tendancieux et des accusations fausses, partout où nous tentions de publier. Certains de nos camarades ont perdu leur emploi, ont été transféré à des positions avec moins de possibilité d’influence, ont été relevés de leurs fonctions, plus tôt que prévu, dans les Forces Armées ou au Ministère de l’Intérieur, et d’autres ont perdu leur accès à l’internet. Dans des cas extrêmes, ils ont tenté d’empêcher la tenue d’activités de gauche sous la menace de l’usage de la « colère populaire » ou l’accusation tirée par les cheveux « d’infiltration d’agents de la CIA » lors de ces activités.
Certains médias de la gauche internationale, comme Rebelión, probablement sous pression du gouvernement cubain, ont arrêté de publier des Cubains de la gauche critique. D’autres comme Kaosenlared ont commencé à publier brusquement des partisans du gouvernement et des défenseurs à outrance du modèle étatiste afin de tenter de minimiser la forte présence à l’international de la gauche bâillonnée à Cuba.
Récemment, le Laboratoire Casa Cuba, groupe de jeunes intellectuels qui comprend des communistes, des républicains socialistes, des anarchistes et des catholiques, a rendu public un document demandant un débat national sur des aspects essentiels de la vie politique du pays, avec des positions franchement démocrates et socialistes. Jusqu’à aujourd’hui, la réponse du gouvernement-parti a été le silence, mais son appareil de désinformation et de propagande dans les médias alternatifs en ligne, mène une offensive contre la proposition, en tentant de l’assimiler avec « l’ennemi ».
Ils appliquent la logique goebbelo-bérienne (10) : « La NED (National Endowment for Democracy, organisation américaine de lobby) est une institution du gouvernement nord-américain, la NED apporte des financements à la revue en ligne Cubaencuentro, l’ex-directeur de Cubaencuentro commente de façon positive les propositions du Laboratoire Casa Cuba. La conclusion est claire : le Laboratoire Casa Cuba est lié au gouvernement nord-américain ». C’est l’une des méthodes que les fascistes et les staliniens ont toujours utilisé, partout et à toutes les époques, contre la gauche démocratique et socialiste.
Il est devenu évident que la bureaucratie dominante ne souhaite pas partager le pouvoir réel, le pouvoir économique et politique, avec les travailleurs et avec le reste du peuple. Au contraire, elle préfère collaborer à l’exploitation des travailleurs cubains avec le capital national et étranger en échange d’un appui économique pour continuer indéfiniment à profiter du « miel du pouvoir » (11).
Les conclusions sont évidentes : à Cuba, le modèle obsolète de socialisme d’Etat a échoué et il ne semble pas prêt à une véritable rénovation. Comme en Chine antérieurement, ses défenseurs aspirent à « développer l’économie du pays à partir d’une restauration capitaliste contrôlée par le Parti ». Ainsi les conditions seraient créées pour que, une fois disparue la « direction historique », on puisse transiter vers un capitalisme autocratique, de type russe, dans lequel la démocratie libérale et les droits des citoyens seraient bornés par l’hégémonie d’un parti nationaliste et de ses alliés parmi les élites, avec la complaisance des transnationales et des puissances impérialistes.
Pour la direction traditionnelle du parti-gouvernement, tout ce qui ne provient pas de son comité directeur va contre elle. Tout ce qui n’est pas son produit est accusé de servir l’impérialisme. Toute demande démocratique et de droits violés par le modèle étatiste, quelle que soit sa provenance, « ne fait que servir l’ennemi ». De même, les conquêtes populaires obtenues en matière de santé, d’éducation et de sport, qui doivent être préservées des tentatives de privatisation et qui sont dues au dévouement et au sacrifice de millions de citoyens honnêtes, sont présentées comme l’œuvre d’une bureaucratie gouvernante à laquelle le peuple doit rendre un culte.
L’intolérance aux changements du modèle nourri par le parti unique et son contrôle absolu sur la quasi totalité des propriétés, le système juridique, les forces armées, de sécurité et de l’ordre intérieur, sur le système d’organisations politiques paragouvernemental et sur les médias, rend pratiquement impossible une véritable discussion sur la rénovation socialiste dans notre pays. L’incapacité du « socialisme d’Etat » à se rénover est donc bien visible à Cuba. Cette résistance au changement est ce qui a mené, en URSS et dans d’autres pays socialistes, à un virage à l’autre extrême du spectre politique.
A partir de notre position de gauche socialiste, nous avons proposé notre contribution. Nous avons appelé au débat loyal et démocratique, par les voies existantes et selon « la forme, le lieu et le moment appropriés », comme le défendent le gouvernement actuel et ses partisans. On nous a répondu, à plusieurs reprises, en nous claquant la porte au nez. Dans notre pays, la consigne tacite de la propagande officielle continue à être la suivante : « avec la révolution ou contre la révolution », ce qui identifie la révolution à la direction du gouvernement/parti ; « avec Cuba ou avec l’impérialisme nord-américain », ce qui identifie Cuba à la direction du gouvernement/parti. Deux sottises qui n’offrent pas de porte de sortie : ou bien on est du côté du modèle qui a échoué (jusqu’à la débâcle) ou bien on est complice de l’impérialisme. Mais pour les Cubains socialistes et démocratiques, c’est clair : ce n’est ni l’un ni l’autre.
Dans leurs campagnes de diffamation contre cette large gauche démocratique cubaine, on tente de présenter nos critiques comme compatibles avec les positions de l’ennemi impérialiste pour nous accuser de concubinage avec lui, en obviant que nos propositions de solutions n’ont rien à voir avec le capitalisme et que nous avons rejeté les tentatives d’approches de fonctionnaires du gouvernement des Etats-Unis (on en trouve des témoignages dans la presse). Nous avons de plus maintenu des positions critiques tant sur la politique extérieure que sur la politique interne des principales puissances capitalistes, tout en menant également des débats avec les représentants de l’idéologie libérale, sur nos différences, avec les formes qui conviennent à un échange civique.
Les seuls responsables du fait que Cuba termine purement et simplement dans le capitalisme, et d’une manière ou d’une autre annexée à l’impérialisme nord-américain sont ceux qui, depuis les hautes sphères du parti-gouvernement se refusent aux changements nécessaires que demandent le peuple, la gauche et tous les patriotes cubains partisans de la démocratisation du système politique et de la socialisation de la propriété. Une telle attitude renforce, dans de larges secteurs de la population, l’idée que le socialisme est incorrigible, qu’il n’existe pas d’alternative de gauche à la crise actuelle, et que les valeurs démocratiques du modèle libéral et par extension capitaliste, sont supérieures.
Avec cette intolérance, avec ce sectarisme, avec ces niveaux de répression contre tout ce qui n’est pas pro-gouvernement, il est pratiquement impossible, bien que nous le souhaitions et nous y efforcions, de s’entendre et de collaborer avec l’actuel gouvernement. C’est simple : ils ne le veulent pas, et cela ne les intéresse pas. Ils se croient tout puissants, infaillibles et éternels. Nous ne sommes pas réticents à la rencontre avec des représentants du parti-gouvernement dans le but d’avoir un dialogue sérieux sur le futur de Cuba ; mieux, nous avons cherché de façon insistante à mener ce dialogue, mais ils ne nous envoient que du personnel de la Sécurité de l’Etat, sans autorité pour discuter de questions politiques. Tous nos textes et nos propositions sont connus de la direction du Parti. Mais nous sommes déjà nombreux, dans la gauche socialiste, à avoir perdu l’espoir qu’une telle rencontre est possible.
Nous ne critiquons pas et nous ne nous opposons pas à ceux qui, dans la gauche cubaine diverse, affirment qu’il est possible de mener une rénovation socialiste à partir des structures politiques et gouvernementales actuelles. Si seulement c’était possible. Nous désirerions de tout cœur que cela ait lieu ainsi et que notre diagnostic (basé sur la dure réalité et l’expérience historique et personnelle) soit erroné. Mais nous croyons que le gouvernement actuel doit tout d’abord reconnaître l’échec total du modèle étatiste et accepter que le système d’idées, de méthodes et de structures sur lequel il est fondé doit être transformé démocratiquement. Il n’est pas possible d’avancer avec nos demandes socialistes tant que le modèle actuel de capitalisme d’Etat restera en vigueur, ainsi que le contrôle absolu du parti-gouvernement sur l’économie, la politique, l’information, les élections, le système juridique et les autres institutions qui doivent être responsables devant le peuple et non pas seulement devant un groupe de personnes.
Et bien sûr les changements que nous défendons dans cette gauche diverse ne sont pas, comme le disent les défenseurs du gouvernement, en faveur d’un rétablissement du capitalisme à Cuba ni de la mainmise de la droite de Miami et de l’impérialisme. En revanche, c’est ce qu’ils réussiront à faire tous seuls avec leur apathie, leur fermeture et leur intolérance. Les changements que nous défendons sont en faveur du peuple et de ses collectifs sociaux et de travailleurs, pour qu’ils décident pour qui ils voteront pour mettre en œuvre les politiques adoptées par référendum populaire, qu’ils écrivent et adoptent les lois et déterminent comment aura lieu la distribution des bénéfices du système de production. En même temps, nous reconnaissons le droit de tous les Cubains, sans distinction d’opinion politique ni de lieu d’origine et de résidence, à s’associer, à s’exprimer librement et à participer à la vie politique, sociale et économique du pays. La liberté est pour tous ou ce n’est pas la liberté. Ainsi, malgré l’incompréhension de certains vis-à-vis de notre position, nous souhaitons que toute la société cubaine puisse s’exprimer en matière sociale et politique, que cela soit un droit ; et que dans ce contexte nous gagnions, par la persuasion et sans truchement, la confiance des citoyens pour impulser un programme de démocratisation, de justice et de défense de la souveraineté nationale et populaire.
De quoi a peur le parti-gouvernement ? S’ils sont si sûrs de pouvoir compter sur une large majorité qui a toujours voté pour eux aux élections, ils ne devraient pas se préoccuper de la liberté d’expression et d’association ni de l’organisation d’élections totalement libres et démocratiques. C’est pour cela que nous pensons que la lutte pour la démocratisation de la société doit passer au premier plan des tâches de la gauche socialiste cubaine, en suivant les traces du Laboratoire Casa Cuba. Nous nous voyons obligés d’en venir à cela, du fait des circonstances et de l’attitude sectaire du parti-gouvernement.
Il faut changer le modèle, mais cela semble impossible de le faire par le haut, en s’appuyant sur les structures du vieux système. Il sera nécessaire de travailler à la démocratisation depuis le bas, depuis la base, dans les quartiers, dans les centres de travail, la presse alternative, en luttant pour chaque espace de participation populaire et à chaque fois que ce sera possible, afin de changer certains articles de la Constitution, la loi pénale, la loi électorale, les lois qui soutiennent le monopole politique et économique de l’Etat-parti-gouvernement.
Nous rejetons toute ingérence étrangère dans nos débats internes, mais de la même manière que les révolutionnaires cubains ont été solidaires avec les autres peuples du monde, il n’y a rien de surprenant à ce que la communauté internationale se solidarise avec ceux qui se font réprimer à Cuba. Nous ne plaidons pas en faveur d’actions violentes, bien au contraire nous nous organisons de façon pacifique et constructive. Le socialisme véritable est naturel, il n’est pas imposé, il est humaniste, démocratique, solidaire et inclusif. Il pourra seulement être obtenu par des méthodes qui ne contreviennent pas à ses principes, et non par le biais de contraintes absurdes.
La gauche démocratique et socialiste cubaine dans son ensemble, si elle veut qu’un jour ses idées soient publiées à Cuba et qu’elles soient diffusées dans l’ensemble du pays, si elle veut pouvoir lutter librement pour ses idéaux, doit écarter tout type de sectarisme et subordonner ses intérêts aux luttes générales du peuple cubain pour la restauration pleine et entière de la démocratie, dans toute l’extension de son acception : le pouvoir au peuple.
Non à la démocratie contrôlée par les puissants, ceux qui contrôlent le capital, qu’il s’agisse de particuliers ou de l’Etat, ceux qui exploitent le peuple. Oui à la démocratie réelle, directe, dans laquelle le peuple décide sur tout ce qui le concerne.
Sans démocratie, il n’y a pas de socialisme possible.
Traduit par Marie Laure Geoffray.
Publié en français sur le site Contretemps :
http://www.contretemps.eu/interventions/incapacité-«-socialisme-etat-»-se-rénover-tâches-gauche-cuba
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- 1.
Il s’agit d’une initiative collective visant à proposer une réforme de la constitution. Voir le texte traduit et commenté de cette proposition sur le site de soutien aux initiatives contestataires et libertaires à Cuba www.polemicacubana.fr. Traduction : http://www.polemicacubana.fr/?p=8282 et commentaires http://www.polemicacubana.fr/?p=8355 et http://www.polemicacubana.fr/?p=8307 (NdT) - 2.
Voir http://www.cuba.cu/gobierno/discursos/1959/esp/f240459e.html - 3.
Le Parti Communiste Cubain s’est organisé progressivement à Cuba entre 1959 et 1975, notamment car il s’agissait de faire converger des forces diverses et hétéroclites (nationalistes, socialistes, communistes, libertaires, anarcho-syndicalistes…). L’union se fit au détriment de la diversité et de nombreux militants non communistes durent s’exiler ou furent emprisonnés (NdT). - 4.
Voir les résolutions du 1er Congrès du Parti sur le Système de Direction et Planification de l’Economie et le texte récent de Carmelo Mesa Lago, “Cuba en la era de Raúl Castro”, publié en 2012 par Colibrí à Madrid. - 5.
Il s’agissait d’introduire des innovations biologiques pour cultiver la banane et augmenter sa production (NdT). - 6.
L’amendement Platt, voté en 1901 sous forte pression américaine, après la guerre d’indépendance de Cuba contre l’Espagne, réduisait la souveraineté nationale de Cuba. Il donnait notamment aux Etats-Unis la possibilité d’intervenir militairement à Cuba en cas d’atteinte à « la vie, la propriété ou les libertés individuelles » (NdT). - 7.
Depuis la légalisation du dollar en 1993, l’économie cubaine est duale. La partie étatisée de l’économie fonctionne en pesos cubains (le change est d’un dollar pour 23 pesos cubains environ) tandis que les enclaves touristiques ainsi que certains supermarchés de biens de consommation fonctionnent en monnaie convertible (le dollar de 1993 à 2004, puis le peso convertible) (NdT). - 8.
Au printemps 2003, 75 opposants (journalistes indépendants, membres de partis politiques d’opposition – donc illégaux, militants catholiques ou des droits humains) ont été arrêtés et jugés lors de procès sommaires. Ils ont été condamnés à de lourdes peines de prison (vingt ans pour la plupart). Ils ont été libérés en 2010 et 2011, après des années de lutte de leurs épouses (le mouvement des dames en blanc) et une négociation dite « humanitaire » entre Raul Castro, l’Eglise catholique à Cuba et le gouvernement espagnol de l’époque qui a accepté d’accueillir une grande partie de ces anciens prisonniers en Espagne (NdT). - 9.
Forums citoyens chez des particuliers ou dans des communautés, pages web de la gauche internationale, blogs de collectifs autonomes, quelques espaces de débat (très limités) dans les institutions officielles, surtout dans le monde de la culture. - 10.
Les auteurs assimilent ici Joseph Goebbels, ministre de la propagande pendant la période nazie en Allemagne et Lavrenti Beria, longtemps chef de la Sécurité de l’Etat en URSS (NdT). - 11.
Fidel Castro a utilisé cette expression pour critiquer les deux ministres (Carlos Lage, premier ministre, et Felipe Perez Roque, ministre des affaires étrangères) brutalement limogés par Raul Castro en 2009 (NdT).