Etre solidaire de Cuba aujourd’hui

C’EST L’AMÉRIQUE !

Nous sommes le 12 septembre à La Havane. De nombreux musiciens se produisent sur la Tribune anti-impérialiste, qui fait face à la Section d’intérêts des Etats-Unis, pour un concert de soutien aux «Cinco», ces cinq agents cubains arrêtés pour espionnage en Floride en 1998, et érigés en héros de la lutte antiterroriste opposant Cuba aux secteurs anticastristes de Miami. Alors que le groupe de latin jazz Interactivo distille un set des plus endiablés, Roberto Carcassés, le chanteur et pianiste de cette formation de renommée internationale, surprend le public – et les techniciens de la télévision d’Etat qui retransmet le concert en direct – en glissant toute une série de revendications au beau milieu d’une chanson des plus inoffensives. Tandis que les chœurs répètent «Quiero, acuérdate que siempre quiero» (je veux, rappelle-toi toujours que je veux), l’artiste demande pêle-mêle la libération des prisonniers politiques, la liberté d’information et l’élection du président de la République – un fait suffisamment rare à Cuba pour que l’on s’y attarde.

Soulignons tout d’abord le courage immense de Carcassés, qui n’est jamais revenu sur ses déclarations malgré les tentatives d’intimidations exercées par la Sûreté de l’Etat. Si «Robertico» semble désormais hors de danger, ce type de prise de parole a pourtant pu coûter cher à d’autres par le passé: en 2008, Gorki Águila, le chanteur du groupe punk anarchiste Porno para Ricardo (PPR), était arrêté pour «dangerosité sociale prédélictueuse», un motif légal permettant d’emprisonner des individus sur la seule base du soupçon d’un délit à venir. Dans un pays où règne une implacable «double morale» – adopter une attitude on ne peut plus «révolutionnaire» en public alors que survivre requiert constamment de se mettre hors-la-loi –, les membres de PPR brisent allègrement les frontières du dicible, souvent avec un humour décapant, qu’ils soient en train de décrire leur fatigue face à une administration castriste au fonctionnement kafkaïen (Estado tan loco), de s’imaginer pourchassant les représentants locaux du Parti communiste cubain (PCC) le jour de la chute du régime (El delegado), ou de défier Fidel Castro en personne (El Comandante).

Ne nous y trompons pas: si PPR et les autres groupes s’inscrivant dans cette sensibilité libertaire, comme le collectif de rappeurs Los Aldeanos, sont des «contre-révolutionnaires» en puissance aux yeux du pouvoir, et que des artistes mainstream tels que Carcassés sont prêts à prendre le risque d’être associés à eux, c’est qu’ils expriment la croissante lassitude de la société cubaine, et tout particulièrement de sa jeunesse, vis-à-vis d’un gouvernement qui exige sans cesse des preuves de loyauté sans pour autant parvenir à lui offrir des perspectives d’avenir. La faible effervescence populaire qui a entouré le huitième congrès des Comités de défense de la révolution (CDR) fin septembre – ces structures locales pro-castristes converties au fil des ans en de petits organes de (ré)pression contre les Cubains suspectés de dissidence – illustre à sa façon l’érosion d’un régime qui peine toujours plus à mobiliser ses bases.

La criminalisation dont est victime cette jeunesse contestataire, à laquelle nous associons volontiers le mouvement de bloggeurs critiques dont Yoani Sánchez est la représentante la plus visible, ne saurait dissimuler l’émergence d’une «opposition de gauche» à Cuba – une nébuleuse hétérogène où se côtoient marxistes en rupture de ban avec le PCC, libertaires, écologistes ou sociaux-démocrates, et dont le socle commun qu’est l’opposition à l’autoritarisme du régime permet de surmonter provisoirement les nombreux points de désaccord, nébuleuse que les récents travaux de la politiste française Marie-Laure Geoffray nous invite à découvrir (1). Au sein de cette constellation, l’Observatoire critique (OC) propose une perspective combinant la démocratisation du pays et des réformes s’inscrivant dans la défense intransigeante des acquis anticapitalistes et anti-impérialistes de 1959. Si l’après-castrisme demeure un horizon diffus, l’OC pourrait constituer le creuset d’une gauche radicale à même d’éviter une transition synonyme de restauration brutale du capitalisme, comme dans l’ancien bloc de l’Est. Espérons que cette «nouvelle gauche» interpelle également une gauche radicale européenne qui, faute d’un regard nuancé sur la réalité cubaine, se complaît dans la défense acritique du castrisme au nom d’une lutte anti-impérialiste dont les Cubains paient un prix fort, ou au contraire dans un mépris teinté de condescendance à l’égard d’un processus réduit à une expérience nationaliste et autoritaire, sans réaliser que l’effondrement du système actuel aboutirait probablement à une réintroduction d’un capitalisme pur et dur. Nul doute que les Cubains qui croient encore sincèrement en l’avenir de la révolution ont besoin d’une toute autre solidarité – qui passe, entre autres choses, par la défense inconditionnelle de la liberté d’expression dans l’île.

Hervé Do Alto

Enseignant-chercheur à l’Université de Nice Sophia Antipolis.

Le Courrier de Suisse du 5 octobre 2013

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1. Contester à Cuba, Paris, Dalloz, 2012.


Enrique   |  Actualité, Culture, Politique, Société, Solidarité   |  10 8th, 2013    |