« Eppur si muove en Cuba ». Par Leonardo Padura Fuentes
Même si, vu de l’étranger, il peut sembler que peu de chose a changé à Cuba [1], la vérité est que même si les structures politiques fondamentales n’ont pas changé, beaucoup d’autres choses bougent dans l’île. L’émergence d’une couche de gens qui travaillent pour leur propre compte donne un nouveau visage aux villes et la vie quotidienne se meut au rythme de réformes qui posent plus de questions qu’elles ne donnent de réponses. Les multiples débats qui se mènent dans l’ «intranet» cubain sur des thèmes tels que la corruption, le racisme, la nécessité de démocratisation, l’homophobie, la création culturelle et ses libertés ou le droit de migrer sont des exemples de l’effervescence que l’on respire.
Au cours de ce dernier lustre, le terme «changement» a perdu peu à peu la connotation politique diabolique qu’il avait à Cuba. La seule mention (et même le rêve) d’une possibilité de «changement» paraissait si effrayante qu’en 2002 on a même modifié la Constitution pour enraciner dans la loi suprême que rien ne changerait dans le pays pour les siècles des siècles.
Même si du point de vue du «matérialisme dialectique» qui devrait diriger les doctrines socialistes, l’immobilité perpétuelle n’est évidemment pas très pertinente, on a donc inscrit dans la Constitution et approuvé dans la loi l’irrévocabilité du système socio-économique établi, c’est-à-dire du socialisme, car comme le conclut l’un de ces textes: «Cuba ne retournera jamais au capitalisme».
Une grave situation économique et sociale s’est profilée depuis lors dans le pays (qui venait de sortir de la crise dévastatrice de la décennie des années 1990, ce qu’on a appelé par euphémisme : «Période spéciale en temps de paix»). Cette situation était aggravée par l’improductivité de l’entreprise socialiste, par l’inefficacité des systèmes de production et de distribution des produits agricoles et de ceux issus de l’élevage, par la corruption aux niveaux et sur les terrains les plus divers, par l’absurdité de la politique du plein-emploi (la célèbre «main-d’œuvre gonflée»), par la fuite des professionnels – en particulier des enseignants et même des médecins et des ingénieurs – vers d’autres activités plus rentables comme l’industrie touristique ou la conduite de taxis clandestins (le «boteo»), et enfin l’affaissement des ordres économique, social et même moral.
La conjonction de ces problèmes s’est accrue dans le pays, rendant encore plus évidente la nécessité de changements, toujours dans le cadre du système politique du parti unique (Parti communiste de Cuba – PCC). C’est ainsi qu’on a commencé à entendre, y compris depuis les hautes sphères décisionnelles, des appels en faveur de l’introduction de ce que le propre président Raul Castro, déjà devenu de manière officielle le remplaçant du leader historique malade (Fidel), a qualifié «de changements structurels et conceptuels». Certaines de ces évolutions, presque toutes centrées dans le domaine dit économique, sont ainsi en train de façonner la nouvelle physionomie de la vie cubaine… avec les précautions proverbiales; mais elles sont en train de la remodeler et de la rendre différente. En deux mots: elle la change.
Les nouveaux «cuentapropistas» (personnes qui travaillent pour leur propre compte)
Même si, vu de l’étranger, il peut sembler que peu de chose a changé à Cuba, la vérité est que même si les structures politiques fondamentales restent les mêmes, beaucoup de transformations ont été entreprises dans l’île. Si les résultats de ces transformations sont encore peu visibles ou essentiels, cela tient davantage au manque de profondeur qu’elles ont atteintes jusqu’à maintenant qu’à leur nombre. Car c’est justement ce manque de changements plus radicaux conjointement aux résultats à la Pyrrhus obtenus avec certaines des modifications effectuées qui mettent en évidence la nécessité d’aller au fond des choses, au moins en ce qui concerne les structures économiques de la nation caribéenne.
Parmi les différentes transformations déjà entreprises et qui sont actuellement en voie d’élargissement, la plus notable est peut-être la revitalisation et l’accroissement du nombre de personnes travaillant pour son propre compte, autrement dit des emplois individuels ou dans de très petites entreprises en marge de l’Etat, même si elles sont limitées par celui-ci pour éviter qu’elles ne deviennent de grandes firmes, génératrices de profits. Il s’agit en général de professions simples (certains d’entre elles datent du XIXe siècle, comme: porteurs d’eau, réparateurs de selles, d’objets en cuire ou de parapluies, etc.) et certains services, surtout liés à la nourriture.
Deux éléments entre autres ont poussé à prendre une décision qui, dans la pratique, dérogeait à la politique de l’«Offensive Révolutionnaire» de 1968 [le débat sur les «stimulants économiques et moraux» est initié en 1963-1965; il aboutit, entre autres, en mars-avril 1968, à éliminer ce qui restait du secteur privé non agricole, des établissements commerciaux et des manufactures familiales; cela fut précédé, en janvier 1968, par l’abandon de la distribution commerciale des biens agricoles par les paysans de la «Ceinture verte» entourant la Havane – réd.] Cette dernière, dans un excès d’orthodoxie et de désir de contrôle, avait éliminé toutes les formes de production privée qui avaient survécu aux grandes interventions et nationalisations des premières années révolutionnaires et les avait placées – presque toujours en les détruisant – entre les mains de l’Etat socialiste cubain contrôlant tout.
Il est vrai qu’au milieu des années 1990, lorsque la crise a serré jusqu’à l’asphyxie les ceintures des Cubains, on a admis la réouverture de ces possibilités de travail, mais de manière très limitée et entravée, à tel point que très rares parmi ceux qui, à l’époque, avait opté pour cette voie ont réussi à survivre aux taux d’imposition, aux continuelles vérifications et à l’exiguïté de l’espace commercial qu’on leur accordait pour développer leurs affaires. Il semble évident que cette solution d’urgence n’était pas animée d’une véritable volonté politique capable d’impulser le travail privé, lequel implique que les individus jouissent d’une certaine indépendance sociale et économique. Or, en tout cas d’après les discours officiels cette option a actuellement tout l’appui du gouvernement… à condition bien sûr que les bénéficiaires de cette ouverture paient les impôts requis.
Un des facteurs qui joue actuellement dans ce sens a été, l’évidence, enfin reconnue, du fait que l’Etat-gouvernement est incapable de maintenir dans leurs postes de travail la quasi-totalité de la population travailleuse active. Une bonne partie de celle-ci, comme le disent les Cubains, «faisait semblant de travailler, alors que le gouvernement faisait semblant de les payer», parce qu’ils n’étaient pas assez productifs, ni leur travail si indispensable. En même temps, ils ne pouvaient pas vivre des salaires officiels dans un pays où le coût de la vie durant les deux dernières décennies a été multiplié par cinq, par dix et même par vingt – ou plus, selon le produit ou le service – alors que les salaires ont à peine été doublés.
C’est cette réalité qui a conduit les experts économistes à découvrir enfin que près d’un million de travailleurs de l’Etat (un quart de la force de travail active) sont superflus et qu’ils devraient être rationalisés (licenciés). Or, la seule alternative leur permettant de subsister consistait à leur donner la possibilité de travailler pour leur propre compte ou d’encourager le coopérativisme… «On» a alors élargi le nombre de secteurs concernés et «on» a assoupli beaucoup d’interdictions, même si on n’a pas suffisamment tenu compte des difficultés que peut rencontrer: une secrétaire de 50 ans à se transformer en vendeuse de friandises; un architecte à devenir un maçon; ou encore un technicien d’un secteur quelconque à devenir un vendeur de fruits ambulant avec une petite charrette comme celles qui pullulent aujourd’hui dans les rues de toutes les villes cubaines.
D’après les derniers documents approuvés par le Parti-gouvernement, le deuxième facteur était l’improductivité même de beaucoup d’entreprises qui risquent aujourd’hui d’être démantelées à moins qu’elles ne réussissent à améliorer leur efficacité. Tout ce mouvement de personnel humain vers des activités productives ou des services non dirigés par l’Etat devrait aussi devenir une source de revenus considérable pour le pays, puisque chaque personne doit payer des impôts pour avoir le droit de travailler pour son propre compte, ainsi que sur ses gains, sans oublier le paiement d’une prime à la sécurité sociale.
C’est le secteur de la production alimentaire qui a commencé à jouer un rôle de pointe dans ces changements dans le domaine du travail et des stratégies de recherche d’efficacité économique entreprises par le président Raul Castro et par son équipe gouvernementale renouvelée. On sait que la situation géographique favorable de Cuba, la fertilité de ses sols et même le degré de formation technique de beaucoup de ses habitants faisaient du pays un site idéal pour une industrie agricole forte, voire compétitive. Mais cette possibilité ne s’est concrétisée ni dans l’agriculture, ni dans l’élevage ; cela à cause, entre autres, des structures politiques et organisationnelles en place et des interdictions restreignant la commercialisation de la production.
Il y a eu un démantèlement draconien d’une partie considérable de l’industrie sucrière à un moment où le prix du sucre sur le marché mondial s’affaisse et où les coûts cubains de production minaient ce secteur. Or, en même temps qu’on fermait beaucoup de centrales sucrières (qui étaient, par ailleurs, tout un symbole national cubain), un pourcentage important des terres de culture sont restées «oisives», s’ajoutant à d’autres qui, aux mains de l’Etat, l’étaient déjà depuis des décennies [souvent envahies par diverses plantes rendant difficile leur remise en production- réd.].
Une nouvelle répartition de ces terres entre anciens et nouveaux agriculteurs ou en faveur des coopératives agricoles récemment créées s’est peu à peu mise en place, sur la base d’un système d’usufruit [droit temporaire d’usage et de jouissance]. L’objectif de cette évolution était de mettre fin à une des éléments qui accablent le plus le gouvernement cubain: à savoir la nécessité d’importer entre 70 et 80% des produits alimentaires consommés dans le pays, ce qui entraîne une perte de devises, qui restent toujours rares. La remise de terres en usufruit ne semble cependant pas encore avoir donné de résultats encourageants. Même les chiffres officiels montrent que, à l’exception d’une augmentation du riz et des haricots, les autres biens cultivés se situent à des niveaux inférieurs à ceux de l’année 2007, c’est-à-dire au moment où on a commencé à appliquer le plan de réformes…
Comment les Cubains vivent-ils ces changements?
Le salaire moyen mensuel que verse l’Etat à un travailleur est d’environ 450 pesos cubains, soit environ 25 dollars. Mais. en même temps, «on» a réduit progressivement les offres de produits subventionnés pour le panier de base de biens (avec le livret de rationnement établi il y a un demi-siècle). De plus, les prix ont augmenté pour la grande majorité des produits, aussi bien ceux qui se vendent en monnaie nationale que pour ceux vendus en pesos cubains convertibles (CUC), dont le taux de change équivaut à quelque 90 centimes de dollar [1 dollar = 92 centimes suisses]. Bref, le salaire réel est de plus en plus maigre.
Pour la majorité des citoyens du pays, la mesure de toutes choses pourrait être symbolisée par deux produits qui ont acquis une qualité emblématique: l’avocat et le litre d’huile de soja ou de tournesol. Le prix du premier, vendu en monnaie nationale par les vendeurs ambulants, est généralement d’environ 10 pesos. Le deuxième, importé – de divers pays – et vendu dans les magasins de l’Etat qui collectent des devises: 2,50 CUC, soit, au taux de change actuel, quelque 60 pesos cubains…
La question qui se pose, que je me pose, que nous nous posons sans cesse, sans pour autant trouver toutes les réponses ou même les plus logiques, est la suivante: comment un travailleur qui reçoit par jour environ 20 pesos peut-il investir la moitié de son salaire dans un simple avocat? Et comment peut-il consacrer un huitième de son gain mensuel pour l’acquisition d’un litre d’huile de soja? C’est sans doute l’un des grands mystères cubains.
La réponse du gouvernement a été d’avouer qu’il sait que les salaires sont insuffisants pour vivre, mais que tant que les taux de productivité n’augmenteront pas et que les «ateliers de travail ne désenfleront» pas, il ne sera pas possible d’augmenter les salaires et de commencer à rééquilibrer cet étrange rapport… qui est absolument normal et quotidien dans un pays ou personne ne meurt de faim… Peut-être faut-il y voir une intervention divine? Les Cubains appellent le fait de survivre dans ces conditions «inventer» ; ils l’englobent dans ce verbe polysémique celui de «résoudre» [au sens de «se débrouiller»]
La revitalisation du travail pour son propre compte a entraîné peu à peu une évolution sociale, permettant à une partie de la population de gagner davantage avec leur travail, et ce malgré le manque d’intrants [de biens d’investissement] et les impôts qu’ils doivent payer. Dans cette recherche d’horizons d’espoir, on a vu apparaître ce qu’on a appelé les nouveaux «entrepreneurs». Il s’agit de Cubains qui ont monté des restaurants raffinés, des hôtels dans des maisons qui ont appartenu jadis à la grande bourgeoisie cubaine (des immeubles situés dans les meilleurs quartiers de la ville et que leurs pères ou leurs grands-pères avaient souvent obtenu gratuitement pour leurs mérites révolutionnaires), des ateliers de réparation de divers équipements, y compris des téléphones cellulaires et même des i-phones déclarés morts par la «maison mère». Les profits qu’obtiennent certains de ces entrepreneurs – qui ne représentent en réalité qu’un infime pourcentage de la population – commencent à devenir importants. Pour pouvoir réaliser leur travail dans la production ou les services, ils sont aujourd’hui autorisés à engager des salarié·e·s, lesquels reçoivent un salaire bien supérieur à celui que verse en moyenne l’Etat.
Le rapport entre ces entrepreneurs et leurs travailleurs, même lorsqu’il s’agit de petites entreprises, est-il celui qu’avait conçu le socialisme cubain? Ou s’agit-il une répétition de la vieille formule patron-salarié? C’est là une des questions qui circulent à Cuba ces jours, sans qu’il y ait une seule réponse convaincante.
Il n’est pas difficile d’arriver à la conclusion que tous les Cubains n’ont pas une «âme», des compétences ou des possibilités entrepreneuriales. Il devient évident que l’homogénéité sociale et économique brevetée par le système commence à se dilater et à permettre l’apparition de couches ou de secteurs qui jouissent de possibilités de consommation dont d’autres ne peuvent même pas rêver… A moins qu’ils ne se trouvent ailleurs sur la planète.
Le phénomène de la migration est courant en Amérique latine depuis deux siècles et il a été favorisé par des facteurs très divers, allant des facteurs politiques aux contextes économiques. Dans le cas des Cubains, il y a eu un mélange des deux types de facteurs (auxquels on peut encore ajouter des raisons sentimentales). Le pays est en train de subir un processus qui est à mon avis préoccupant: la perte d’un «capital humain», l’exode de toute une population ayant une formation intellectuelle et technique suffisante (et même élevée).
Alors que les citoyens du pays espéraient l’arrivée d’une réforme migratoire annoncée, maintes fois promise par le gouvernement (et finalement rendue publique en octobre [avec entrée en vigueur le 14 janvier 2013] avec des «réserves» prévues concernant les possibilités de migration des professionnels), la vérité est que l’exode de jeunes ayant une préparation technique moyenne et haute s’accélère.
Les lois migratoires cubaines, y compris les modifications récentes, dressent divers obstacles pour contrecarrer cette fuite, mais des centaines de jeunes ingénieurs, informaticiens, médecins, lettrés (et n’oublions pas les sportifs) préfèrent traverser la mer et, même en temps de crise économique globale, miser leur avenir sur la recherche d’un espace de développement personnel et économique que leur pays ne peut pas leur offrir. Cette fuite du capital intellectuel constitue sans doute l’une des pertes les plus coûteuses que subit actuellement ce pays où les gens de ma génération – qui ont entre 45 et 65 ans – ont commencé à être appelés «los pa», des parents abandonnés … par les fils qui partent tenter leur chance dans le vaste monde.
Néanmoins, l’existence même de cet exode difficile mais constant a favorisé la présence d’une alternative économique qui a un poids indiscutable dans l’économie des familles et dans l’économie nationale: l’envoi de devises depuis l’étranger. Cet argent envoyé par des proches depuis plusieurs points de la planète n’atteint en général pas des sommes importantes, mais dans le contexte cubain son poids peut devenir énorme. En effet, un médecin gagne par mois 40 dollars pour son précieux travail, mais n’importe quel fils d’un voisin peut recevoir une quantité égale ou supérieure envoyée par un proche à l’étranger, ce qui lui permet de vivre un dolce far niente et se consacrer, comme on l’appelle ici, à «l’invention»… et pas précisément pour le bien de la science et de l’humanité.
La fin de l’égalitarisme
Alors qu’on attendait l’arrivée des réformes migratoires qui normaliseraient (ou non) cette relation cubaine particulière au droit de voyager librement (ou non), un autre ensemble important de modifications introduites dans la trame légale immobiliste et bureaucratique dominante a commencé à apparaître ces dernières années.
Ainsi les Cubains commencent à avoir la possibilité d’ouvrir des lignes de téléphones cellulaires, d’acheter des équipements informatiques (ce qui ne garantit pas qu’ils auront ensuite accès à internet) ou de se loger dans les hôtels touristiques (à condition qu’ils paient ces biens et services avec les CUC déjà mentionnés, à des prix très élevés). Plus récemment, les propriétaires d’automobiles, fabriquées après 1960 (!), ont reçu l’autorisation de les vendre à un autre Cubain, et, surtout, les propriétaires d’immeubles peuvent désormais vendre leurs maisons. Ces deux mesures qui révoquent des édits de type médiéval, ont mis en circulation dans le pays des sommes d’argent importantes.
Ainsi, sans que l’on puisse parler de fractures extrêmes ou de nouvelles classes sociales «capitalistes», la société cubaine a commencé à s’atomiser en secteurs qui dépendent de leur fonction économique ou de leur proximité à de l’argent, arrivé par différentes voies. Une de ces voies est la classique corruption, contre laquelle le gouvernement a entrepris une guerre frontale dont les résultats les plus notables nous sont parfois connus grâce à la très prudente presse nationale. Mais le fait est que – suite aux changements intervenus – «l’égalitarisme socialiste» ne fonctionne plus de la même manière, ni pour ce qui a trait à la sphère gouvernementale, ni en ce qui concerne les citoyens.
Un de ses points les plus douloureux et controversés du processus de réformes entamé dans l’île tient à l’échec à établir un rapport entre la société et l’univers des «nouvelles technologies», sans doute essentiel pour le développement humain et économique dans le monde actuel. Jusqu’à maintenant, la grande difficulté qu’avaient les Cubains à avoir un accès normal à internet et à tous ses autres avantages avait une justification forte: à savoir que l’embargo exclut la possibilité d’y accéder, puisque le pays ne peut pas se connecter à des câbles de transmission de données qui appartiennent en partie ou totalement à des compagnies nord-américaines. C’est ainsi que les communications devaient et doivent encore s’établir par voie satellitaire, plus lente et plus coûteuse; elle ne peut satisfaire les demandes de tous les usagers possibles. A cause de cela, l’accès aussi bien au courrier électronique qu’à internet a été limité aux seules personnes dûment autorisées par une entité officielle, ou à des travailleurs ou des étudiants de certains centres (universités, certains bureaux et départements de recherches).
Mais l’arrivée jusqu’aux côtes cubaines d’un câble tendu depuis le Venezuela, qui multiplierait par plusieurs milliers de fois la vitesse et la capacité de connexion, a été annoncée par les médias officiels comme un grand changement qui révolutionnerait les processus de transmission et de réception des données, des images et des signaux télévisés. L’arrivée à Cuba de ce câble a été publiée. Il ne manquait plus que son inauguration, lorsqu’il fut annoncé qu’il était suspendu pour des raisons «opérationnelles». Quelques mois plus tard, il ne fonctionne toujours pas, sans que l’on sache pourquoi. Le câble est-il arrivé ou non? S’il ne fonctionne pas, est-ce dû à des problèmes techniques ou à des divergences politiques? Ou, comme beaucoup de gens dans les rues du pays le pensent, son emplacement et son fonctionnement ont-ils souffert des coups de la corruption?
Quelles qu’en soient les raisons, ce qui est certain c’est que l’internet rapide ne fonctionne pas dans l’île, sans que l’on sache pourquoi. Son inexistence affecte non seulement les possibilités de communication de ceux des citoyens qui éventuellement, peut-être, auraient eu l’autorisation de l’utiliser, mais également le pays tout entier. S’il veut vraiment changer, il devra le faire avec les instruments des nouvelles technologies, la seule voie possible pour qu’une société et son économie fonctionnent avec les codes globaux du XXe siècle dans lequel nous avançons…
L’extraordinaire particularité de la société cubaine vient de ce qu’elle a besoin de changements qui la rapprochent du monde dans lequel nous vivons, mais sans que ces changements impliquent une possible transformation de la conformation des éléments politiques et économiques fondamentaux, comme l’ont confirmé les documents et les discours du PCC et du gouvernement de ces dernières années.
Mais si la politique et l’économie n’ont pour l’essentiel pas changé, le tissu social s’est par contre mis en mouvement, avec des avancées et des reculs, mais avec une nouvelle perspective d’aspirations, de possibilités et de droits exigés par les citoyens en accord avec les nouvelles conditions et réalités qui se sont créées.
Les débats constants qui se déroulent sur l’«intranet» cubain (le réseau qui sert de serveur au courrier électronique) sur des thèmes comme la corruption, le racisme, la nécessité de démocratiser les structures, l’homophobie, la création culturelle et ses libertés, le droit de migrer, le rythme des changements annoncés, l’impulsion au coopérativisme, la réapparition de rapports économiques de dépendance – entre les individus et non seulement par rapport à l’Etat – la très impopulaire réglementation douanière récemment introduite, pourraient être des exemples de cette effervescence. Malheureusement, seul un pourcentage peu élevé de la population a un accès normal et facile à ces échanges d’idées. Mais même une partie de ces chanceux et surtout le reste des Cubains – qui circulent aujourd’hui dans la «toujours fidèle île de Cuba» et achètent des avocats à dix pesos – perçoivent que ce que l’on vit dans la rue est «très dur». Et ils se posent des questions pour lesquelles ils ne trouvent souvent pas de réponse.
(Traduction A l’Encontre, texte publié dans la revue Nueva Sociedad, No 242, novembre-décembre 2012)
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[1] «Eppur si muove»: «Et pourtant elle tourne», «Et pourtant elle bouge»; célèbre formule balbutiée par Galilée (1564-1642), en 1663, lorsque l’Inquisition l’eut contraint d’abjurer sa théorie selon laquelle c’est la Terre qui tourne autour du Soleil. Faut-il ajouter que cette théorie a été confirmée depuis lors? (Réd.)
* Leonardo Padura Fuentes, licencié en philologie, romancier, scénariste, journaliste et critique littéraire, auteur d’essais et de livres de contes. Il a reçu le Prix national de littérature, en 2012, de l’Institut cubain du livre (ICL). Il est un des écrivains les plus reconnus de Cuba. Il est connu à l’échelle internationale. Il a renouvelé dans son pays le genre du roman noir. Parmi les nombreux ouvrages traduits en français, on peut mentionner: L’homme qui aimait les chiens (Ed. Métaillé, poche, janvier 2013). L’éditeur présente ainsi ce livre: «En 2004, Ivan, écrivain frustré, responsable d’un misérable cabinet vétérinaire de La Havane, revient sur sa rencontre en 1977 avec un homme mystérieux qui promenait sur la plage deux lévriers barzoï. «L’homme qui aimait les chiens» lui fait des confidences sur Ramon Mercader, l’assassin de Trotsky qu’il semble connaître intimement. Ivan reconstruit les trajectoires de Lev Davidovitch Bronstein, dit Trotsky, et de Ramon Mercader, alias Jacques Mornard, de la Révolution russe à la guerre d’Espagne, jusqu’à leur rencontre dramatique à Mexico. Sa propre vie dans Cuba en crise, qu’il raconte en parallèle, résonne alors étrangement.»