AUX JEUNES DE FAIRE LEUR RÉVOLUTION !
À CUBA, À QUOI RÊVENT LES NOUVELLES GÉNÉRATIONS ?
À UN PAYS PLUS DÉMOCRATIQUE MAIS TOUJOURS ANTICAPITALISTE, AFFIRME L’ÉCRIVAIN, ESSAIYSTE ET SCÉNARISTE CUBAIN ARTURO ARANGO, DANS UN ARTICLE RÉCEMMENT PUBLIÉ DANS LE JOURNAL ESPAGNOL EL PAÍS. IL MET EN ÉVIDENCE L’ACTION DE NOS COMPAGNONS DU RÉSEAU OBSERVATOIRE CRITIQUE, DES JEUNES CUBAINS QUI REFUSENT UNE SOCIÉTÉ D’EXCLUSION, DE MARGINALISATION ET D’INTOLÉRANCE, QUI REVENDIQUENT DES ALTERNATIVES CULTURELLES FACE AUX ALIÉNATIONS CAPITALISTES ET COLONIALES.
Lorsque les médias internationaux, d’où qu’ils soient tant géographiquement que politiquement, publient des informations sur Cuba, ils semblent toujours interroger un avenir qui échappe aux prédictions. Je suis convaincu qu’en cette période complexe de changement que nous traversons, plusieurs forces s’affrontent, plus nombreuses qu’on ne l’admet généralement. Ces forces, on les ramène schématiquement à deux groupes, ceux qui souhaitent rétablir le capitalisme et ceux qui préféreraient réorienter ou réformer le système actuel. Soit. Mais il es plus difficile de repérer les multiples courants qui existent au sein de ces deux groupes et la position qu’occupent leurs acteurs, à Cuba et à l’étranger. Il est encore plus délicat de suivre leur évolution.
Ceux qui tentent d’interpréter la réalité cubaine commettent en général deux erreurs : d’une part, ils considèrent le régime comme un système monolithique agissant sur une masse de citoyens voués à l’obéissance, d’autre part ; ils croient que tout demeure immuable à l’intérieur de ce système.
À supposer même que toute personne détenant un certain pouvoir préfère la voie socialiste, la perception de ce modèle oscillerait entre ceux qui restent attachés (consciemment ou par pure inertie) à un État bureaucratique et centralisé, et ceux, dont je suis, pour qui le socialisme n’est viable que s’il parvient à être démocratique. Dans une autre zone du spectre, comme en témoigne certaines mesures du gouvernement actuel, il y aurait un pragmatisme économiciste qui se veut moderne et efficace – des versions cubanisées tant de l’ancien modèle soviétique que de l’actuel système asiatique.
Mais, en bas, dans la rue, le citoyen ordinaire, chacun de nous, pense et agit lui aussi ; il a des aspirations, des besoins, des peurs. Et, inévitablement, il évolue et se transforme. Au-delà même des décisions gouvernementales qui peuvent accélérer, stimuler ou paralyser certains processus, l’avenir de Cuba prend forme dans les attentes de cet ensemble humain bien plus hétérogène, bien plus insaisissable qu’on ne le croit généralement : il se constitue à partir des matériaux qu’offre dès aujourd’hui la réalité. Bien évidemment, cet avenir ne pourra plaire à tout le monde, mais il serait souhaitable qu’il plaise à la majorité d’entre nous. C’est une lapalissade de dire que certaines forces finiront par prendre le pas sur d’autres, ne serait-ce que provisoirement, et que les vainqueurs pourraient bien appartenir au camp de ceux qui ne se soucient guère de voir Cuba perdre son indépendance, obtenue au prix de tant de sacrifices.
Les jeunes représentent par excellence le groupe social où le futur prend forme. Les années à venir leur appartiennent en premier lieu, même s’ils n’en ont pas toujours conscience. Et l’on parle souvent d’eux au pluriel, un pluriel où on les confond tous, comme s’ils étaient étrangers à cette diversité de tendances ou d’attentes que j’ai sommairement décrite. Il est vrai qu’une bonne partie des jeunes Cubains, comme la plupart des jeunes de la planète, sont gagnés par le scepticisme, le désintérêt envers les questions politiques.
NOMBRE DE JEUNES VEULENT ÉMIGRER, MAIS PAS TOUS
Il est vrai que bon nombre d’entre eux aspirent avant tout à émigrer, à trouver des débouchés sous d’autres latitudes, principalement dans les pays développés, ce qui revient à tourner le dos au destin de la nation cubaine. C’est vrai, mais ce n’est pas toute la vérité. Par déformation professionnelle, je m’intéresse à ce qu’écrivent, peignent, filment les jeunes, car dans ces œuvres on trouve des réponses aux questions sur l’avenir qui préoccupent tant d’entre nous. Je suis frappé, notamment, par la présence récurrente de personnages marginaux dans de nombreux documentaires réalisés par les jeunes – des personnages qu’on retrouve également dans des pièces de théâtre, des peintures, des installations, des performances. Dans toutes ces œuvres, il y a une volonté de témoigner d’un état des choses liés à la crise économique, aux stratégies de survie, à l’impossibilité chez certains de s’en sortir avec dignité.
Mais tous ces regards, si différents soient-ils, traduisent le même refus d’une société d’exclusion, de marginalisation, d’intolérance – en somme, le refus d’une société marquée par de profondes inégalités. Le 1er mai dernier, parmi la foule qui défilait sur la place de la Révolution, on a vu apparaître des pancartes qui n’avaient rien à voir avec la propagande officielle : “Le socialisme, c’est la démocratie” et “À bas la bureaucratie”, pouvait-on lire sur deux d’entre elles. Elles étaient brandies par les membres du réseau Observatoire critique, formé de jeunes chercheurs, critiques, professeurs, artistes, animateurs culturels, communicants, etc. Ces militants revendiquent des alternatives culturelles face aux aliénations capitalistes et coloniales, tout en jugeant indispensable un engagement critique exempt de tout conformisme, en faveur de la révolution cubaine.
En lisant les objectifs de l’Observatoire critique, je me suis souvenu d’une anecdote. Au début des années 1990, Armando Hart, alors ministre de la Culture, avait réuni un groupe de jeunes intelectuels cubains. Au cours d’un échange animé, ses interlocuteurs réclamèrent à Hart une rénovation radicale de la révolution. L’ancien combattant leur répondit : “Nous avons déjà fait notre révolution ; à vous de faire la vôtre”.
Pour que cet avenir en construction satisfasse la majorité des Cubains, il faut rechercher le plus large consensus possible. Deux conditions sont indispensables pour y parvenir. Premièrement, les pressions étrangères doivent cesser : loin de favoriser les transformations si désirées qui doivent être réalisées dans l’île, elles les paralysent, non seulement parce que ce sont des actes d’ingérence inacceptables, mais aussi et surtout parce qu’elles méconnaissent les vrais intérêts des Cubains. En second lieu, il faut que l’État cubain puisse établir un dialogue réel, et non paternaliste, auquel participerait l’ensemble des Cubains, tout en donnant aux jeunes le rôle de premier plan qui leur revient, dans notre intérêt à tous.
Arturo Arango