La censure à Cuba, du film « PM » à Internet

Lorsqu’Orlando Jimenez Leal et Saba Cabrera Infante filment les noctambules des bars près du port de La Havane, deux ans après l’avènement de Fidel Castro, ils ne soupçonnent pas une seconde que leur court-métrage figurera dans les livres d’histoire (et pas seulement d’histoire du cinéma). Après tout, ils faisaient une simple expérience de « free cinema », la nouvelle tendance du documentaire de l’époque, qui cherchait une certaine spontanéité grâce à la caméra légère, au magnétophone Nagra et à la pellicule ultrasensible, permettant de se passer d’éclairage artificiel.

Or, les 14 minutes de leur film « PM » allaient marquer le cinéma cubain et l’histoire tout court.

Diffusé à la télévision (qui n’était pas encore le média de masse qu’elle est devenue), il allait être interdit à la distribution en salles. Cette interdiction provoque un vif émoi dans l’intelligentzia cubaine.

C’est la première polémique culturelle postrévolutionnaire, le premier clash entre le castrisme et ses compagnons de route intellectuels (dix ans avant l’affaire Padilla de 1971).

Pour calmer les esprits, le pouvoir organise trois journées de débats à la Bibliothèque nationale de La Havane, en juin 1961. Au cours de ces rencontres, Fidel Castro prononce un fameux discours, « Paroles aux intellectuels », souvent résumé par une phrase lapidaire : « Dans la Révolution, tout ; contre la Révolution, rien » (la seconde formulation est beaucoup plus claire : « Dans la Révolution, tout ; contre la Révolution, aucun droit »).

Contrairement aux illusions des partisans du castrisme, la loyauté à l’égard du régime n’allait mettre personne à l’abri de la censure. Des réalisateurs aussi révolutionnaires qu’Humberto Solas ou Sara Gomez figurent parmi ceux dont les films ont été interdits, sans oublier le coup de frein donné aux projets de Tomas Gutiérrez Alea après Mémoires du sous-développement (1968), ni l’internement psychiatrique de Nicolas Guillén Landrian, un documentariste d’un incomparable talent et un écorché vif. Deux immenses écrivains, José Lezama Lima et Virgilio Piñera, allaient connaître l’ostracisme jusqu’à leur mort.

L’affaire « PM » sonnait le glas du pluralisme de la presse. Les journaux traditionnels avaient déjà été fermés ou expropriés. Les publications de l’Eglise catholique n’en avaient plus pour longtemps.

Désormais, la concentration de la presse allait se faire au détriment de la pluralité de la mouvance révolutionnaire. En effet, l’interdiction de « PM » était aussi une machine de guerre contre le quotidien Revolucion, organe du Mouvement du 26 juillet (castriste), et son magnifique supplément culturel Lunes de Revolucion.

Le monopole de l’Etat sur les médias était un premier pas vers le monopole du parti unique, construit à l’aide des staliniens de l’ancien Parti socialiste populaire (PSP, communiste), ces révolutionnaires de la dernière heure qui s’empressaient à faire du zèle.

Depuis plus d’un demi-siècle, la formule binaire de Castro plane sur les libertés : tous les citoyens ne sont pas égaux devant la loi, les droits ne sont pas universels, ils sont réservés aux fidèles. Les autres sont condamnés aux ténèbres extérieures, comme du temps de l’Inquisition et de la chasse aux sorcières.

L’ouvrage El caso PM : Cine, poder y censura, qui vient de paraître aux éditions Colibri, à Madrid (non traduit), revient sur les implications de l’affaire « PM ». Il y a une sorte de passage de témoin entre les deux maîtres d’œuvres, puisque l’aîné est Orlando Jiménez Leal, co-auteur du court-métrage interdit, et le plus jeune, Manuel Zayas, appartient aux nouvelles générations formées à l’Ecole de cinéma de San Antonio de los Baños (province de La Havane). Parmi les auteurs figure Emmanuel Vincenot, le meilleur connaisseur français de l’histoire du cinéma cubain. On appréciera les rarissimes transcriptions et documents du débat de 1961 parmi les intellectuels.

La censure reste d’actualité à Cuba. Elle prend des formes massives, car elle touche l’ensemble des Cubains, privés d’un libre accès à Internet.

Pour voir le film PM: http://vimeo.com/21580685

Paulo A. Paranagua

Blog América (VO) du Monde

http://america-latina.blog.lemonde.fr/


Enrique   |  Culture, Histoire, Politique, Société   |  02 9th, 2013    |