Conversation avec Mariela Castro Espin
Mariela Castro Espín a réussi à s’émanciper de son héritage familial. Nièce de Fidel Castro, leader historique de la Révolution cubaine et fille de Raúl Castro, actuel Président de Cuba, Mariela Castro a gagné une renommée internationale non pas grâce à son patronyme mais grâce à son action en faveur du droit à la diversité sexuelle.
Directrice du Centre d’éducation sexuelle (CENESEX) à Cuba, licenciée en Psychologie et en Pédagogie, titulaire d’un Master en Sexualité, Mariela Castro a fait sienne la cause des homosexuels, bisexuels, lesbiennes et transsexuels, et a permis à ces communautés de sortir de la marginalité à laquelle la société l’avait cantonnées.
L’action du Cenesex a été couronnée de succès. Depuis 2007, une journée contre l’homophobie est célébrée chaque 17 mai à Cuba. Les opérations de changement de sexe sont entièrement prises en charge par l’Etat. L’homophobie a sensiblement reculé même si elle est toujours persistante dans certains secteurs. Enfin, les institutions tels que le Parti Communiste de Cuba ou le Ministère de la Culture sont désormais des alliés de premier ordre dans la lutte en faveur des droits pour tous.
Mariela Castro ressemble à sa mère Vilma Espín. Elle a hérité, à la fois, de sa beauté naturelle et de son caractère. En effet, comme l’illustrent ces conversations, elle méprise souverainement la langue de bois et n’hésite aucunement à pointer du doigt les injustices commises par le passé à Cuba, ni à dénoncer les obstacles institutionnels encore présents au sein de la société. Son franc-parler ne fait pas l’unanimité au sein du pouvoir cubain, notamment auprès du secteur le plus conservateur. Mais, comme elle se plait à le répéter, à chaque fois que le Président Raúl Castro reçoit une plainte à son sujet, sa réponse reste invariablement la même : « Si tu as quelque chose à dire à propos de ma fille, va la voir directement ». A ce jour, personne n’a osé.
Lors de ce dialogue, aucun sujet n’a été éludé, que ce soit la situation des homosexuels au triomphe de la Révolution, les tristement célèbres Unités militaires d’aide à la production, le fameux « Quinquennat gris », la fondation du CENESEX, la lutte contre l’homophobie, la prostitution, le phénomène transgenre ou le mariage pour tous. Mariela Castro n’a éludé aucune question et n’a imposé aucune condition préalable à la discussion.
Salim Lamrani : Mariela Castro, quelle était la situation des minorités sexuelles en 1959, au triomphe de la Révolution, à Cuba ?
Mariela Castro Espín : Au début des années 1960, la société cubaine était le reflet de son héritage culturel, principalement espagnol. Cuba avait une culture homo-érotique, patriarcale et donc, par définition, homophobe, comme toutes les sociétés patriarcales. A cette époque, le monde entier était patriarcal et homophobe, sans aucune distinction, aussi bien les pays développés que les nations du Tiers-monde.
Il est cependant curieux que le processus émancipateur de la Révolution cubaine qui revendiquait dans son programme politique la lutte contre les inégalités, les différentes formes de discrimination contre les femmes, le racisme, et qui tentait d’éliminer les injustices, les brèches entre la ville et la campagne, ne se soit pas intéressé au sort des homosexuels et ne les ait pas considérés comme étant victimes de discriminations de toute sorte.
SL : Pour quelles raisons ?
MCE : L’homophobie était la norme y compris après le triomphe de la Révolution. Cela était le cas dans toutes les cultures occidentales basées sur la religion catholique dominante. L’homophobie était au cœur des relations de genre telles qu’elles s’étaient établies culturellement.
La Révolution cubaine a permis au peuple cubain d’obtenir la souveraineté nationale et a remis en cause de nombreux paradigmes tels que la virginité de la femme comme condition préalable pour le mariage, l’absence de divorce, le statut de chef de famille de l’homme, la naturelle fidélité de la femme face à l’infidélité de l’homme, la disqualification de la famille monoparentale et de la femme célibataire, mais ne s’est pas attaquée au problème de la diversité sexuelle.
SL : Donc à l’époque, être homophobe était quelque chose de « naturel ».
MCE : L’homophobie était la norme. Ce qui était considéré comme anormal était le respect à l’égard de celles et ceux qui avaient choisi une orientation sexuelle différente. Mais, je le répète, cela n’était pas spécifique à Cuba. Il en était de même dans le reste du monde. L’homophobie institutionnalisée des premières années de la Révolution reflétait cette réalité et était en adéquation avec la culture de l’époque. Se moquer des homosexuels était quelque chose de naturel, tout comme les mépriser ou les dénigrer. Il était normal de les discriminer sur le marché de l’emploi, dans leur vie professionnelle, et cela était l’aspect le plus grave.
Les Unités Militaires d’Aide à la Production (UMAP)
SL : Dans les années 1960, entre 1965 et 1968, l’Etat cubain a mis en place les Unités militaires d’aide à la production, les UMAP, dans lesquelles ont été intégrés de force les homosexuels. Pourriez-vous revenir sur cet épisode sombre de la Révolution cubaine ?
MCE : Il faut tout d’abord préciser que les UMAP concernaient tout le monde, tous les hommes en âge d’effectuer le service militaire, et non pas uniquement les homosexuels. C’était un service militaire obligatoire pour tous les jeunes majeurs. Cela n’était en aucun cas réservé aux homosexuels. Certains ont même parlé de camps de concentration pour homosexuels. Je crois qu’il ne faut pas exagérer et rester fidèle à la vérité historique. Je le répète, les UMAP ont concerné absolument tout le monde, sauf ceux qui pouvaient justifier d’un emploi stable. Les étudiants devaient mettre entre parenthèses leur carrière universitaire pour effectuer leur service militaire au sein des UMAP.
Il convient de rappeler le contexte de l’époque. Notre pays était constamment agressé par les Etats-Unis. Il y avait eu la Baie des Cochons en avril 1961, la crise des Missiles en 1962, et les groupes de la CIA composés d’exilés cubains multipliaient les attentats terroristes. Les bombes explosaient à Cuba tous les jours. On brulait des champs de canne à sucre. On faisait dérailler des trains. On attaquait des théâtres au bazooka. Il ne faut pas oublier cette réalité. Nous vivions sous état de siège. Des groupes paramilitaires étaient réfugiés dans les montagnes de l’Escambray et assassinaient les paysans favorables à la Révolution, torturaient et exécutaient les jeunes professeurs qui avaient intégré la campagne d’alphabétisation. Au total, 3 478 Cubains ont perdu la vie à cause du terrorisme de cette époque. Il s’agissait d’une période très difficile où nous étions agressés en permanence et où la lutte des classes était à son paroxysme. Les propriétaires terriens avaient réagi avec beaucoup de violence à la réforme agraire et n’étaient pas disposés à perdre leur position privilégiée au sein de la société. Il y avait donc à Cuba une mobilisation générale pour la défense de la nation et de ce contexte sont nées les UMAP, en guise de service militaire.
SL : Pour quelles raisons alors, les UMAP ont-elles été associées au règne de l’arbitraire et de la discrimination ?
MCE : Il y a une raison à cela. Etant donné que tout le monde devait participer à la défense du pays, les groupes marginaux tels que les hippies par exemple ont dû intégrer les UMAP, mais également les enfants de la bourgeoisie qui s’étaient habitués à une vie de loisirs et ne travaillaient pas, étant financièrement à l’abri. Ainsi, ceux qui ne s’étaient pas impliqués et préféraient un rôle d’observateur, devaient intégrer les UMAP et travailler dans les usines ou dans l’agriculture, y compris les groupes qui ne se sentaient pas engagés dans le processus de transformation sociale mis en place en 1959. Ces gens-là étaient mal vus par la société cubaine, qui les rejetait pour leur manque d’implication dans la construction de la nouvelle nation révolutionnaire et les considérait comme étant des parasites.
Je me souviens avoir entendu, dans ma jeunesse, certaines réflexions désobligeantes à mon égard, en raison de mon lien de parenté avec Fidel Castro – mon oncle – et Raúl Castro, mon père. Certains disaient : « c’est une bitonga », c’est-à-dire, une « fille à papa », une personne jouissant d’une position privilégiée, qui n’avait pas le même train de vie que le reste de la jeunesse, en raison de ses liens familiaux. Cela me mettait dans une colère noire et je m’efforçais de faire tout ce que les autres faisaient en rejetant tout privilège ou favoritisme. Je n’ai jamais supporté ce qualificatif de bitonga, qui était extrêmement méprisant.
L’armée a donc créé les UMAP pour soutenir les processus de production. Mais la réalité fut différente. Le Ministère de l’Intérieur était chargé de gérer les groupes de marginaux et de « parasites », de les repérer et de les intégrer aux UMAP, par la contrainte et la force, car le service était obligatoire.
SL : Cette méthode semble pour le moins arbitraire.
MCE : Il faut reconnaitre que la façon de procéder a été pour le moins arbitraire et discriminatoire. Il y a eu des voix qui se sont élevées au sein de la société cubaine pour se prononcer contre ces mesures, parmi lesquelles celle de la Fédération des Femmes Cubaines, ainsi que de nombreuses personnalités. Les plaintes déposées par certaines mères de famille ont déclenché ce mouvement de protestation contre les UMAP.
SL : Qu’en était-il des homosexuels ? Ils ont été victimes de nombreux abus au sein des UMAP.
MCE : Au sein de cette société homophobe, dans ce contexte d’hégémonie masculine et virile, les autorités ont considéré que les homosexuels sans profession devaient intégrer les UMAP pour devenir de véritables « hommes ». Dans certaines UMAP, ces personnes ont été traitées avec les mêmes égards que tout le monde et n’ont pas été victimes de discrimination. Dans d’autres UMAP, où régnait l’arbitraire, les homosexuels étaient injustement séparés des autres jeunes. Il y avait donc le groupe des homosexuels et des travestis, le groupe des religieux et des croyants, le groupe des hippies, etc.… Un traitement particulier leur était réservé, avec des railleries quotidiennes et des humiliations publiques. En un mot, les discriminations qui existaient au sein de la société cubaine se sont faites plus vives, plus acerbes au sein des UMAP.
IIl est certain que la création et le fonctionnement des UMAP ont été arbitraires. Ce fut la raison pour laquelle ces unités ont été définitivement fermées trois ans plus tard. Mais, encore une fois, je le répète, la situation des homosexuels dans le reste du monde était similaire, parfois pire. A l’évidence, cela ne justifie en rien les discriminations dont ont été victimes les homosexuels à Cuba.
SL : Quelle était la situation des minorités sexuelles dans le reste du monde ?
MCE : Il y a une étude extrêmement intéressante d’un chercheur américain David Carter sur les mouvements LGBT en Amérique latine et dans le reste du monde. Par exemple, dans notre continent, les homosexuels étaient impitoyablement pourchassés notamment sous les dictatures militaires.
EEncore une fois, je le répète, il ne faut pas que cela nous empêche d’analyser avec un œil critique ce qui s’est passé à Cuba.
SL : Quelle a été la responsabilité de Fidel Castro dans la création des UMAP ?
MCE : Fidel Castro est comme Don Quichotte. Il a toujours assumé ses responsabilités en tant que leader du processus révolutionnaire. Par sa position, il considère qu’il doit prendre la responsabilité de tout ce qui s’est passé à Cuba, aussi bien les aspects positifs que les côtés négatifs. C’est une démarche très honnête de sa part, même s’il me semble que cela n’est pas juste, car il ne doit pas assumer seul la responsabilité de tous ces abus.
Ce n’est d’ailleurs ni juste ni proche de la vérité historique. C’était une époque où émergeait une société nouvelle avec la création de nouvelles institutions, au beau milieu d’agressions, de trahisons, de menaces contre sa vie personne – car je vous rappelle que Fidel Castro a été victime de plus de 600 tentatives d’assassinat. Ne pouvant s’occuper de tout, il a dû déléguer de nombreuses tâches
SL : Concrètement, quel est le lien de Fidel Castro avec les UMAP ?
MCE : Fidel Castro n’est pas à l’origine de la création des UMAP. En réalité, la seule relation que Fidel Castro a eue avec les UMAP a été lorsqu’il a décidé de les fermer, suite aux nombreuses protestations émanant de la société civile, et suite à l’enquête menée par la direction politique des Forces armées qui a conclu que de nombreux abus avaient été commis. A partir de cette date, il a été décidé de ne plus inclure les homosexuels dans le service militaire afin de leur éviter toute discrimination au sein d’un corps réputé pour son homophobie non seulement à Cuba, mais également à travers le monde. Là encore, on pourrait rétorquer qu’il s’agissait d’une nouvelle discrimination à leur égard mais leur incorporation aux forces armées avait été si néfaste en raison des préjugés existants, qu’il en a été décidé ainsi.
Le « Quinquennat Gris »
SL : Evoquons à présent la période obscure du « Quinquennat Gris », entre 1971 et 1976, où, là encore, des intellectuels renommés ont été marginalisés, ostracisés et mis au banc de la société en raison de leur homosexualité.
MCE : L’ostracisme dont ont été victimes les homosexuels durant le « Quinquennat Gris » a été bien pire que ce qu’ils avaient dû subir au sein des UMAP. Cette étape sombre a eu un impact terrible sur la vie personnelle et professionnelle des homosexuels. Lors du Congrès national « Education et Culture » en 1971, des paramètres exclusifs ont été établis contre ceux qui présentaient une orientation sexuelle distincte de ce qui était considérée comme la norme. Ainsi, ils ne pouvaient ni travailler dans le monde de l’éducation, c’est-à-dire devenir enseignant ou professeur, ni dans l’univers de la culture. On considérait, de manière très arbitraire, qu’ils seraient de mauvais exemples pour les enfants et les élèves et qu’il fallait donc les éloigner de la jeunesse. Alors bien sûr, ils ne restaient pas sans travail, mais ils ne pouvaient pas intégrer ces deux domaines et étaient par conséquent discriminés.
Ce fut une expérience très difficile pour eux. Imaginez le cas d’une personne homosexuelle qui souhaitait devenir enseignant par vocation. Elle se voyait interdire l’accès à ce monde en raison du sectarisme, de l’intolérance de certains dirigeants et bureaucrates. Interdire à un étudiant de devenir médecin ou autre en raison de son orientation sexuelle est inacceptable pour toute personne qui croit aux valeurs de liberté et de justice. Cela a perduré pendant des années, même si les homosexuels trouvaient un emploi dans un autre secteur. On les renvoyait systématiquement à leur condition de minorité sexuelle. Certains ont vécu cette situation mieux que d’autres mais beaucoup ont souffert d’ostracisme et de discrimination.
SL : Jusqu’à quelle date cette politique discriminatoire a-t-elle perdurée ?
MCE : Elle a duré jusqu’en 1976, date à laquelle fut créé le Ministère de la Culture. La résolution approuvée en 1971 écartant les homosexuels des mondes de l’éducation et de la culture a été déclarée inconstitutionnelle en 1976, dès l’adoption de la nouvelle Constitution, cette année là. Elle a donc été éliminée et une autre politique a été adoptée au niveau éducationnel et culturel.
SL : Quel a été la position du Parti Communiste cubain vis-à-vis de la diversité sexuelle ?
MCE : Le PC cubain était à l’image de la société cubaine, c’est-à-dire machiste et homophobe. Un homosexuel ne pouvait pas devenir militant du Parti. Dès que l’un d’entre eux était découvert, il en était immédiatement exclu. Il y a même eu un moment où les hommes mariés à des femmes adultères étaient exclus !
SL : Pardon ?
MCE : Oui, ce fut le cas à un moment donné. Vous imaginez la situation terrible pour la personne en question qui non seulement découvre que sa femme le trompe mais que de surcroit se retrouve qu’il est exclu du Parti précisément pour ce motif, alors qu’il est victime de la situation. Pour rester membre du Parti, il devait montrer son caractère viril en se séparant de sa femme. Sinon, s’il choisissait de rester avec son épouse, il était exclu du Parti.
SL : Cela s’appliquait-il aux femmes victimes des infidélités de leur mari ?
MCE : Non, bien entendu, car nous vivions dans une société machiste où les écarts des hommes étaient considérés comme normaux. La bonne épouse devait supporter les infidélités du mari. En revanche, un bon mari ne pouvait pas accepter une telle réciprocité. L’homme retrouvait sa dignité en quittant sa femme infidèle. En revanche, s’il adoptait le comportement qui était considéré comme normal pour la femme – c’est-à-dire pardonner l’infidélité ponctuelle – il perdait toute considération. Tels étaient les critères de l’époque. C’était complètement absurde !
SL : Jusqu’à quand a duré une telle « politique » ?
MCE : Cette politique a été supprimée à la fin des années 1970, car elle était vraiment injuste. Je me souviens être entrée à l’Université en 1979, à l’Institut pédagogique plus exactement, et avoir entendu parler de cela par l’un de mes professeurs, victime de cette situation. On venait de l’exclure du Parti car sa femme le trompait.
J’étais déjà en responsabilité à l’époque en tant que Présidente de la Fédération estudiantine universitaire (FEU). J’étais donc impliquée dans la lutte pour l’égalité et contre les injustices. C’est à cette période qu’avait eu lieu la dernière chasse aux sorcières contre les homosexuels à l’Université. On avait appelé cela « Approfondissement de la conscience révolutionnaire », ou quelque chose de similaire, c’est-à-dire d’aussi ridicule. Des réunions interminables et inutiles étaient constamment organisées pour analyser le caractère exemplaire des militants des Jeunesses Communistes (UJC). Quelle perte de temps ! J’avais 18 ans à l’époque. Si l’on écoutait de la musique américaine, on subissait des remontrances. Si l’on portait un tee-shirt avec le drapeau américain, il en était de même. Vous ne pouvez pas vous imaginer les sommets de l’absurde qui étaient atteints lors de ces réunions.
SL : Comment aviez-vous réagi ?
MCE : Evidemment, je m’y opposais, mais j’étais immédiatement taxée de faible par les extrémistes de l’UJC, qui ne concevaient pas le « pardon » comme étant constructif. Comme s’il fallait être absous pour avoir écouté les Beatles ! Je ne pouvais pas m’y opposer de manière plus virulente car je risquais d’être exclue de l’UJC par ces mêmes sectaires. Imaginez donc le sort réservé aux homosexuels.
Je devais donc être observatrice et évaluer ma marge de manœuvre. Tous les cas disciplinaires passaient devant le Comité de l’UJC dont j’étais membre. Il y eut plusieurs cas d’homosexuels et de lesbiennes que l’on voulait expulser de l’UJC en raison de leur orientation sexuelle. Lors d’une réunion de ce même Comité, à la fin de l’année 1979, je me souviens m’y être farouchement opposée. Je ne pouvais pas supporter de telles injustices. J’ai donc levé la main et ce fut l’une des rares fois où j’ai utilisé la figure de mon père, Commandant de la Révolution, Ministre des Forces armées, frère de Fidel Castro, leader de la Révolution, pour dire un mensonge de surcroît !
SL : Qu’aviez-vous dit ?
MCE : Je me souviens avoir dit la chose suivante : « Une grave erreur était en train de se commettre. J’ai demandé à mon père si cela était juste et il m’a répondu que non, qu’il y avait un problème de mauvaise interprétation, qu’on ne pouvait pas exclure une personne de la UJC en raison de son orientation sexuelle et qu’il fallait les laisser en paix ». J’avais également ajouté : « De plus, durant la lutte contre la dictature de Fulgencio Batista, dans la Sierra Maestra, il y avait des homosexuels parmi les rebelles du Mouvement 26 Juillet ». En réalité je n’en savais absolument rien. J’avais même osé affirmer avec beaucoup d’aplomb ceci : « Il y a actuellement des homosexuels au sein de la direction de la Révolution ». Là aussi, je n’en avais aucune idée.
SL : Et tout cela était un mensonge car votre père ne vous avait jamais dit cela, n’est-ce-pas ?
MCE : Mon père n’avait jamais tenu de tels propos. Je les avais inventés.
SL : Comment ont réagi les autres membres du Comité ?
MCE : Personne n’avait osé s’opposer à ce que l’on pensait être une volonté de mon père. Ainsi, le seul endroit où les homosexuels ont pu échappés aux mesures discriminatoires fut l’Institut pédagogique.
SL : Avez-vous raconté cette histoire à votre père ?
MCE : Je l’ai fait le soir même. En rentrant à la maison, j’ai tout expliqué à mon père et à ma mère, Vilma Espín, qui était à l’époque Présidente de la Fédération des femmes cubaines. Je m’attendais à recevoir une sévère remontrance de la part de mon père non seulement pour avoir utilisé son nom et sa position, mais également pour avoir menti.
SL : Que vous a-t-il dit ?
MCE : Figurez-vous que mon père m’a félicité et m’a dit que j’avais bien fait de m’opposer à ce qu’il considérait lui aussi comme était une chose arbitraire et injuste. Je me souviens qu’il a dit quelque chose comme : « C’est n’importe quoi ! ».
Je dois avouer que j’étais resté pantoise car je pensais réellement que j’allais passer un sale quart d’heure. Mais ce ne fut pas le cas, bien au contraire, car il m’a félicitée.
SL : Vous aviez donc réussi à imposer votre point de vue au sein du Comité disciplinaire de l’UJC.
MCE : Oui, mais ce ne fut pas sans mal, car j’ai dû utiliser la figure de mon père. Le dirigeant de l’UJC au sein de cet institut était un homophobe récalcitrant. C’était le plus virulent de tous les membres du comité. Il voulait sanctionner tout le monde. Je tentais de lui expliquer que l’idéologie n’avait rien à voir avec la sexualité, mais il ne voulait rien entendre.
Plus tard, j’ai découvert qu’il était bisexuel, qu’il avait eu une aventure avec une personne qui avait ensuite émigré au Canada. C’était un homosexuel refoulé. A cette même époque survint l’exode de Mariel et un bon nombre de ces personnes extrémistes, qui demandaient des sanctions exemplaires contre les homosexuels et les lesbiennes, qui prétendaient être plus révolutionnaires que les révolutionnaires, qui croyaient être l’anti-impérialisme personnifié, ont quitté le pays à cette occasion, à destination des Etats-Unis. Lénine avait raison lorsqu’il affirmait que derrière chaque extrémiste se trouvait un opportuniste. Les homosexuels et les lesbiennes, que ce dirigeant voulait sanctionner car il les considérait comme étant des contre-révolutionnaires, quant à eux, sont restés à Cuba, malgré les difficultés et le sectarisme à leur égard. Les dogmatiques et les sectaires furent les premiers à quitter le navire dès que la possibilité se présenta. Voyez un peu la contradiction.
SL : Il semble que vous ayez beaucoup été marquée par la discrimination vis-à-vis des homosexuels.
MCE : J’ai été plus que marquée. J’ai été outrée et choquée. J’étudiais la philosophie marxiste à l’époque, laquelle m’avait permis de prendre du recul sur ces questions. J’ai commencé à m’intéresser aux thèmes de la sexualité, avant d’intégrer le Centre National d’Education Sexuelle, le CENESEX.
SL : Quelle était la position de votre père, Raúl Castro ?
MCE : J’ai souvent évoqué ce sujet avec mon père et il m’a expliqué qu’il était extrêmement difficile de faire tomber les préjugés sans une politique d’éducation. D’ailleurs, l’univers militaire reste encore aujourd’hui un monde très machiste à Cuba. Il est d’ailleurs connu que dans nos sociétés on rejette toujours ce qui est différent. Imaginez donc le contexte des années 1960.
AA ce sujet, le CENESEX a lancé un programme de recherche sur les UMAP et nous sommes en train de recueillir les témoignages des personnes qui ont souffert de cette politique.
Le Centre National d’Education Sexuelle (CENESEX)
SL : Quand est-ce que le CENESEX a-t-il vu le jour ?
MCE : L’histoire du CENESEX remonte à 1972 lorsque la Fédération des Femmes Cubaines (FMC) a créé un groupe de travail destiné à évaluer les difficultés et recenser les discriminations dont étaient victimes les homosexuels et les lesbiennes.
Depuis 1976, ce groupe de travail a le statut de groupe assesseur auprès du Parlement cubain, créé la même année. Le but était d’influencer les législateurs sur ces questions. C’était une idée de ma mère Vilma Espín, fondatrice de la Fédération des Femmes Cubaines.
Il était difficile d’aborder à l’époque le thème de l’homosexualité. On abordait la thématique dans certains cours car l’Association américaine de Psychiatrie, en avance sur son temps, avait cessé de considérer l’homosexualité comme une pathologie en 1974. Il convient de rappeler que l’Organisation mondiale de la santé n’a cessé de considérer l’homosexualité comme une maladie mentale qu’en 1990 !
SL : Quelle stratégie a mis en place le CENESEX ?
MCE : A partir du milieu des années 1970, le CENESEX a commencé à publier des ouvrages d’auteurs de l’Allemagne de l’Est, pays qui était également en avance sur cette question, afin de lutter contre les préjugés et les discriminations. L’un de ces livres L’homme et la femme dans l’intimité de Sigfred Schnabel, publié en 1979, a d’ailleurs été le best-seller de l’année et affirmait que l’homosexualité n’était pas une maladie. C’était la première fois qu’une plume scientifique démontrait à Cuba que l’homosexualité n’était pas une maladie.
Mais cette réalité ne convenait pas à beaucoup de gens. D’ailleurs, dans une seconde édition du livre, le chapitre en question fut supprimé. Ma mère était entrée dans une colère noire et je vous garantis que l’éditeur a sans doute passé le pire moment de sa vie. Il avait supprimé le chapitre de manière arbitraire, sans consultation. Homophobe, il ne supportait pas l’idée que l’homosexualité puisse être considérée comme quelque chose de naturel chez l’être humain, et de surcroît, par un scientifique de l’Allemagne de l’Est, communiste comme nous. Ma mère, qui s’était efforcée de trouver le financement nécessaire à la publication de l’ouvrage, avait vu son œuvre sabotée par le sectarisme et l’homophobie d’un individu, avec un pouvoir donné, incapable d’accepter l’idée que les homosexuels puissent bénéficier des mêmes droits que lui.
Le CENESEX a poursuivi ses efforts pour aborder le thème de l’homosexualité et débattre de la question sans tabou. En 1989, suivant le processus d’institutionnalisation débuté dans les années 1970, le CENESEX a été intégré au sein du Ministère de la Santé Publique, afin de pouvoir recevoir son budget de l’Etat, car la FMC est une organisation non gouvernementale.
SL : Les résistances étaient-elles fortes au niveau institutionnel ?
MCE : Les résistances étaient fortes. Au début des années 1990, lorsque nous avons sollicité le Ministère de l’Education pour débattre de cette question dans les écoles et les Universités, on nous a imposé un refus catégorique. En aucun cas, il n’était possible d’évoquer le thème de l’homosexualité avec les haut-fonctionnaires du Ministère de l’Education. Tout au plus ont-ils accepté de travailler sur le programme d’éducation sexuelle qui a été approuvé en 1996, grâce à notre persévérance. Nous avons établi un programme pour tous les niveaux, de la maternelle au lycée. A partir de ce document, le Ministère de l’Education a élaboré son propre programme.
SL : Quelle est la politique actuelle de l’Etat cubain vis-à-vis de la diversité sexuelle ?
MCE : Actuellement, grâce justement aux initiatives du CENESEX, les choses sont en train d’évoluer de manière positive. Nous sommes considérés comme une institution tertiaire de santé et nous sommes chargés des thèmes qui concernent sexualité ainsi que de conseiller le monde politique. Désormais, les droits des homosexuels et des personnes transgenres sont davantage pris en compte par le monde politique. Nous sommes partis du raisonnement suivant : ne rien faire pour les homosexuels était en soi un acte politique. Il fallait absolument mettre un terme à cela. Nous avons donc proposé que soit mise en place une politique explicite d’attention envers les homosexuels et une politique de lutte contre les discriminations dont ils sont victimes.
Grâce au dialogue permanent que nous avons maintenu avec les législateurs et le Parti Communiste, aujourd’hui, pour la première fois dans l’histoire de la Révolution, a intégré dans les documents qui seront débattus à partir de janvier 2012 le thème de l’orientation sexuelle comme motif de discrimination générale contre laquelle il faut lutter et dont la presse doit débattre désormais sans tabou ni censure. Les homosexuels ne doivent plus être exclus de l’armée, des postes de direction, etc. Les homosexuels doivent pouvoir participer à la vie publique, comme tous les citoyens, sans discrimination aucune.
La lutte contre l’homophobie
SL : Comment s’exprime actuellement l’homophobie au sein de la société cubaine, aussi bien au niveau institutionnel que dans la vie quotidienne ?
MCE : Nous devons reconnaitre qu’il y a eu des changements positifs depuis la mise en place des Journées contre l’Homophobie qui se déroulent chaque 17 mai depuis 2007, suite à la proposition d’un militant français qui s’appelle Louis-Georges Tin. Il est également engagé contre le racisme et tout type de discrimination. Il a donc proposé que le 17 mai soit la Journée mondiale contre l’homophobie, car le 17 mai 1990, l’Organisation mondiale de la santé a cessé de considérer l’homosexualité comme une maladie mentale, c’est-à-dire près de 20 ans après l’Association américaine de psychiatrie.
SL : En France, l’homosexualité a été dépénalisée en 1981.
MCE : A Cuba, ce processus de dépénalisation a été effectué en 1979. Mais, on n’a éliminé les dernières références discriminatoires du code pénal cubain qu’en 1997. La décision de l’OMS de 1990 a eu une importance symbolique très forte.
Au CENESEX, nous n’étions pas convaincus de l’impact des Gay Pride à Cuba. Nous pensions que cela allait être perçu comme quelque chose d’ostentatoire et d’agressif. Cela aurait été contreproductif et aurait provoqué davantage de rejet. Nous avons donc décidé de célébrer cette Journée en organisant plusieurs activités culturelles et de nombreux débats au centre de La Havane. L’initiative a été un succès. L’année suivante, nous avons recherché des alliances auprès des institutions telles que le Ministère de la Culture. Le ministre Abel Prieto nous a suggéré l’idée d’effectuer une semaine d’activités au lieu d’un seul jour afin de toucher et de sensibiliser davantage la population.
SL : Ce fut une idée d’Abel Prieto ?
MCE : Effectivement. il a toujours été réceptif à cette problématique. Nous avons jugé l’idée excellente et l’avons mise en œuvre. Qu’un ministre de l’envergure de Prieto, qui est très apprécié par les milieux intellectuels et artistiques, nous fasse une telle suggestion, c’était inespéré. Nous avons donc bénéficié du soutien de l’Union nationale des écrivains et artistes cubains, l’UNEAC, ainsi que d’autres organismes.
En 2008, nous avons organisé la première Journée Internationale contre l’Homophobie, qui en réalité a duré une semaine. En 2009, nous l’avons faite à Santiago de Cuba, avec le soutien de toutes les autorités, aussi bien le Parti que le Ministère de l’Intérieur. Cela a été bénéfique à la société cubaine. Il y a davantage de débats sur ces questions au sein de la population. C’est notre objectif. Nous profitons de cela pour essayer d’investir le champ médiatique, la radio, la télévision et la presse écrite. Avant, il n’y avait pas de débat à ce sujet. Il y avait beaucoup d’hostilité dans le discours vis-à-vis des homosexuels. Nous avons noté un changement profond en ce qui concerne les attitudes et les préjugés. Mais il a encore beaucoup de travail à faire avec nos médias. Il est regrettable que la presse internationale médiatise plus nos activités que notre presse nationale.
SL : Désormais, il y a même des séries télévisées qui traitent de cette question.
MCE : Il y a d’abord eu Cara oculta a la luna qui a traité de cette question et qui a suscité le débat. Désormais, il y a plusieurs telenovelas qui traitent de la diversité sexuelle, qui est une réalité sociétale, de manière beaucoup plus franche et elles sont de grande qualité. Elles dignifient la figure de l’homosexuel et lui donnent la parole. Les premiers feuilletons traitant de ce sujet étaient de qualité plutôt médiocre. Désormais, ils sont extrêmement bien faits.
SL : Le CENESEX dispose désormais d’un espace d’expression beaucoup plus large.
MCE : Effectivement, mais il ne faut pas croire que cela a été facile. Nous avons dû batailler ferme pour avoir accès aux médias nationaux. Nous disposons également d’une revue de sexologie, dont nous publions trois numéros par an, et que nous distribuons dans les bibliothèques. Elle est tirée à 8 000 exemplaires. Quelque 2 000 exemplaires sont pour le ministère de l’Education, et nous en distribuons 6 000. Nous la faisons parvenir aux ministres, aux dirigeants du Parti ainsi qu’aux députés de l’Assemblée nationale, afin de les sensibiliser. Notre entreprise est couronnée de succès. Les derniers numéros sont également disponibles sur notre site Internet. Le Fonds de population des Nations unies finance l’impression. Tous nos collaborateurs sont des bénévoles et ne sont donc pas rémunérés pour leurs articles. Notre revue est fréquemment utilisée par des médecins et des chercheurs.
SL : L’impact est donc plutôt positif.
MCE : Oui, et c’est un motif de satisfaction, même si nous sommes conscients qu’il reste encore du travail à faire. Nous avons noté un changement depuis la célébration de la première Journée contre l’homophobie. Les critiques et les commentaires sont beaucoup moins virulents et les préjugés s’estompent peu à peu, même si nous ne sommes pas encore parvenus à les éliminer de façon définitive. La population s’approprie même le langage scientifique relatif à cette problématique et analyse le thème d’un point de vue différent.
SL : Le Cenesex dispose également d’un Conseil juridique.
MCE : Nous avons effectivement créé un Conseil juridique pour défendre les personnes victimes d’atteinte à leurs droits fondamentaux, en raison de leur orientation sexuelle. Nous leur offrons notre soutien et nous les accompagnons dans leurs démarches juridiques. Etant donné que nous ne disposons pas d’une antenne juridique dans chaque province, nous informons directement les juges municipaux, provinciaux et du Tribunal suprême, afin qu’ils s’occupent de ce type d’affaire.
SL : Quels sont les cas les plus fréquents d’expression homophobe ?
MCE : Les cas les plus fréquents qui parviennent à nos services sont des discriminations au sein du monde professionnel, avec une atteinte au droit du travail. Certains voient leur carrière ralentie ou stoppée en raison du comportement homophobe de leur hiérarchie. Il y a également des conflits familiaux. Certaines familles rejettent l’un des leurs en raison de son orientation sexuelle.
Il y a également une discrimination à l’égard des transsexuels de la part de la police. C’est un cas intéressant car nous avons pu évaluer notre efficacité à ce sujet. Il y avait beaucoup de harcèlement de la part des forces de l’ordre, avec des contrôles d’identité répétitifs, etc.
SL : Y a-t-il eu des cas de violence policière ?
MCE : Il n’y a pas eu de violence physique, car la police n’ose pas aller jusque là, mais un harcèlement constant, oui, et des arrestations arbitraires également. En effet, lors de la discussion souvent animée, la police brandissait l’argument de « l’outrage à fonctionnaire de police » et mettait la personne en garde à vue pendant quelques heures.
En 2004, nous avons commencé à nous occuper sérieusement de ce type de discrimination, suite à une réunion avec un groupe de travestis. Ensemble, nous avons donc mis en place une stratégie globale afin d’améliorer l’image de cette communauté. Nous avons travaillé sur la prévention du SIDA et nous les avons formés en tant que militants des droits sexuels. Nous avons présenté ce projet au Parti communiste, lequel a facilité le dialogue avec la police et tout a changé. Désormais, la police est beaucoup plus respectueuse.
SL : Que se passe-t-il quand le dialogue est infructueux ?
MCE : Dans ce cas, nous réglons nos différends devant les tribunaux. Le cas de Paquito par exemple a été porté en justice.
SL : De quoi s’agit-il ?
MCE : Paquito est un journaliste qui a été victime de discrimination de la part des forces de l’ordre et a porté l’affaire en justice. Il avait reçu une amende pour s’être donné rendez-vous avec son compagnon dans un parc et il avait été accusé d’exhibitionnisme. Le tribunal a finalement annulé l’amende.
SL : Toutes les affaires ont la même fin heureuse ?
MCE : Ce n’est pas toujours le cas. Le problème est que nous sommes tous égaux devant la loi, mais pas devant les juges. Nous avons eu un autre cas où la victime est tombée sur un juge de confession chrétienne qui a appliqué son homophobie religieuse et qui a été condamné.
SL : Justement, il y a également eu des tensions avec l’Eglise.
MCE : Comme la plupart des institutions religieuses, l’Eglise est très conservatrice vis-à-vis de la diversité sexuelle. Il y a eu des incompréhensions, mais je dois dire que là également, le Parti a facilité le dialogue et a calmé les esprits. Le Département des affaires religieuses du Parti a joué un rôle extrêmement positif.
SL : Et pour ce qui est de la presse nationale ?
MCE : Pour ce qui est de notre relation avec les médias, le Département idéologique du Parti a joué un rôle non négligeable dans l’obtention d’un espace d’expression au niveau national. Le dialogue est très fructueux et parvient à résoudre de nombreuses contradictions et incompréhensions.
SL : Rencontrez-vous des résistances au sein des institutions ?
MCE : Parfois oui, malheureusement. Notre Ministère des affaires étrangères souffre encore d’homophobie. Par exemple, nous avions appris que Cuba comptait s’abstenir lors du vote de décembre 2008 sur la résolution en faveur de la dépénalisation universelle de l’homosexualité. Nous sommes donc allés au Ministère pour dialoguer avec le ministre pour lui dire que la politique étrangère devait refléter la politique nationale. Un pays comme Cuba, une nation socialiste, doit défendre l’égalité des droits pour tous. C’est essentiel. Nous avons reçu un nombre incalculable de courriers nous disant : « Comment est-ce possible que Cuba n’adhère pas à une telle résolution ? ». Et nous partagions leur indignation. Mais notre travail a porté ses fruits car Cuba a voté en faveur de la déclaration de la dépénalisation universelle de l’homosexualité en décembre 2008.
SL : Quelles sont les autres institutions qui font preuve de résistance ?
MCE : Il y a également beaucoup de résistance de la part du Ministère de l’éducation et du Ministère de la Justice. Néanmoins, nous avons signé un accord avec le Ministère de l’Enseignement supérieur pour réaliser un travail d’éducation sexuelle et de promotion de la santé sexuelle- qui inclut la problématique d’identité de genre et du droit à la diversité – dans toutes les universités du pays. Nous travaillons également dans les Ecoles de médecine et nous offrons une formation d’éducation sexuelle, basée sur les principes de l’Organisation mondiale de la santé à laquelle nous appartenons, et qui font partie des Objectif du Millénaire.
Nous aimerions également que la Fédération estudiantine universitaire (FEU) et l’Union des jeunes communistes (UJC) participent davantage à nos activités.
SL: Et le Ministère de l’Intérieur?
MCE : Contrairement à ce que l’on pourrait supposer, notre relation est excellente avec le Ministère de l’Intérieur, comme elle l’est avec le Parti, qui a publiquement appelé à lutter contre la discrimination basée sur l’orientation sexuelle. C’est d’ailleurs le rôle du Parti d’être à l’avant-garde et de défendre les idées progressistes et émancipatrices. Nous avons également le soutien des gouvernements locaux.
SL : Quels sont vos principaux soutiens institutionnels ?
MCE : Le Ministère de la culture et le Ministère de la santé sont de grands alliés de notre cause, qui est une cause nationale, de tous les Cubains, et même universelle : celle des mêmes droits pour tous. Nous avons également le soutien de la Fédération des femmes cubaines, comme toujours, de l’Union nationale des écrivains et artistes de Cuba (UNEAC), l’Union des juristes de Cuba, etc. Nous disposons également d’une meilleure relation avec le Ministère des affaires étrangères.
En revanche, nous pourrions renforcer nos liens avec le Ministère du Tourisme. Nous avons mis en place des cours d’éducation sexuelle, ainsi que des cours de prévention d’abus sexuel sur les mineurs. Au niveau des fonctionnaires, la réception est plutôt bonne. La résistance vient plutôt des dirigeants de ce ministère. On a même essayé de nous barrer la route, mais nous avons pu bénéficier du soutien des gouvernements locaux et les tentatives ont échoué, car le pouvoir est entre les mains de ces derniers et non entre celles du Ministère du Tourisme.
SL : A quel type d’obstacles en provenance du Ministère du Tourisme avez-vous fait face.
MCE : Par exemple, nous avions prévu une activité au Tropicana et nous nous sommes heurtés à l’hostilité du Ministère du Tourisme. Néanmoins, le secrétaire local du Parti ainsi que les élus locaux sont venus à la rescousse et l’activité a finalement eu lieu. L’échange a été très virulent et nous avons eu gain de cause.
SL : La société cubaine est-elle encore homophobe.
MCE : La société cubaine est toujours homophobe mais beaucoup moins qu’avant. Désormais, il est difficile de revendiquer son homophobie car cela est considéré comme une attitude réactionnaire, donc contre-révolutionnaire. L’homophobie n’est pas une question de génération mais de mentalité et de culture. Le dialogue et la réflexion sont fondamentaux pour lutter contre l’homophobie.
SL : Quels sont vos motifs de satisfaction ?
MCE : L’homophobie, si elle n’a pas complètement disparue, a beaucoup reculé dans notre pays. Nous avons reçu des témoignages magnifiques de familles qui avaient rejeté l’un des leurs en raison de son orientation sexuelle et qui ont fini par accepter sa diversité grâce à notre travail d’éducation. Nous avons également obtenu de nombreux témoignages de personnes homophobes qui ont réussi à se débarrasser de leurs préjugés, et qui expriment leurs regrets pour leur attitude passée et le mal qu’elles ont causé à autrui. Nous avons même des Cubains de l’émigration, des Etats-Unis et du Canada, qui viennent participer à nos activités et qui repartent avec une vision de Cuba complètement différente. Certains sont tellement surpris qu’ils m’ont déclaré que si le mariage homosexuel était légalisé, ils reviendraient s’installer à Cuba. Notre travail porte ses fruits et c’est une grande satisfaction.
A Santiago, lors de la journée nationale contre l’homophobie, l’accueil a été magnifique. Tout le monde s’est mis en quatre pour que cette fête soit un succès. Il y avait un monde fou à laconga. C’est un moment inoubliable.
Le phénomène transgenre
SL : Le CENESEX travaille également beaucoup sur la problématique transgenre
MCE : La situation des personnes transgenre est difficile non seulement à Cuba mais également dans le reste du monde. Il faut accepter comme une réalité l’identité de genre qui n’est ni féminine ni masculine comme cela est le cas de la transsexualité. Il faut accepter l’idée qu’il existe des personnes qui puissent changer d’identité de genre, qui soient en conflit avec leur identité de genre, et qu’elles puissent disposer des mêmes droits que tout le monde. Ce n’est pas un motif pour les priver de leurs droits et de les discriminer.
Nous avons également proposé de travailler sur un langage de genre dans le document établi par le Parti communiste, car il revient au parti d’être à l’avant-garde de la société et de présenter les idées les plus avancées et les plus émancipatrices. C’est ce que nous attendons du Parti et c’est ce que nous exigeons en tant que militants de ce même Parti. A mesure que le Parti développe cette politique, l’Etat devra suivre et prendre les mesures nécessaires en légiférant.
SL : Le Parlement cubain a adopté une loi permettant aux personnes transsexuelles de changer de sexe, avec une prise en charge total de l’opération par la sécurité sociale. Pourriez-nous nous dire combien de personnes ont bénéficié de cette loi et comment se déroule le processus ?
MCE : Si ma mémoire et bonne, près de 15 chirurgies de réassignation sexuelle ont été réalisées à Cuba. La première a eu lieu en 1988, c’est-à-dire il y a plus d’un quart de siècle. Ensuite, à partir de 2007, le Ministère de la santé a de nouveau mis en place cette procédure.
Pour ce qui est du processus, il existe une Commission nationale d’attention intégrale aux personnes transsexuelles depuis 1979. Nous avons reçu près de 200 demandes depuis cette date. Ce chiffre augmentera à mesure que les médias nationaux divulgueront l’existence de ce service à Cuba.
Les personnes transgenres doivent passer par un processus de suivi de deux ans et sont accompagnées par des spécialistes qui leur fournissent un traitement hormonal personnalisé qui permet la transition vers le genre auquel elles s’identifient. A la fin de ce processus, la Commission analyse les différents cas et valide les personnes aptes à subir une chirurgie de réassignation sexuelle, c’est-à-dire une chirurgie de changement de sexe, et les autorise à changer légalement d’identité.
Il est important de souligner que cette chirurgie répond à un procédé scientifiquement approuvé au niveau international et non à un simple caprice d’ordre esthétique. Elle est fondamentale pour le bien-être des personnes transsexuelles et permet de soulager l’angoisse permanente dont souffrent ces personnes depuis leur plus tendre enfance, en raison des préjugés, de l’incompréhension et de la discrimination dont elles sont victimes.
SL : Existe-t-il une réelle volonté politique de lutter contre tout type de discrimination à Cuba ?
MCE : Aujourd’hui oui. Il existe un consensus au sein de la société cubaine pour considérer l’homophobie et la transphobie comme étant des formes de discrimination qui ne sont pas cohérentes avec le projet émancipateur de la Révolution. Nous avons opté pour une stratégie éducative et communicationnelle car il s’agit d’un processus de transformation culturel profond. Il est impératif d’apporter des éléments d’analyse pour éliminer les préjugés qui ont été historiquement établis pour dominer les personnes, leur sexualité et leurs corps. Le changement de la conscience sociale est un processus très long et très complexe, mais il est indispensable.
La prostitution
SL : Un mot sur la prostitution à Cuba. L’essor du tourisme depuis les années 1990 a fait resurgir un phénomène qui avait quasiment disparu de la société cubaine. Qu’en est-il aujourd’hui ?
MCE : La prostitution est une forme d’exploitation de la femme et de l’homme également, car il s’agit d’une relation basée sur le pouvoir, de l’argent en l’occurrence. Comme disait le poète espagnol Francisco de Quevedo, la puissance de l’argent est grande. La personne qui dispose de ressources a la possibilité d’acquérir un certain nombre de choses, y compris le sexe, et cela est humiliant pour la personne qui en est victime. L’achat d’un service sexuel est dégradant pour la condition humaine, car il y a une subordination de l’autre, une infériorisation de son prochain. C’est une forme d’esclavage dépourvue de tout rapport démocratique dans la relation sexuelle. On transforme l’humain en marchandise, et par conséquent on le prive de ses droits. La prostitution est basée sur le système d’exploitation patriarcal et de classe.
Je pars du principe que toute personne est libre de disposer de son corps. Néanmoins, j’ai parlé avec de nombreuses prostituées partout dans le monde et je puis vous garantir qu’aucune d’entre elles ne réalise cette activité par plaisir, mais par nécessité. Il n’y a pas de choix dans la prostitution mais une imposition forcée, qu’elle vienne d’une personne ou de la société.
Pour toutes ces raisons, je suis contre la prostitution et je ne souhaite pas que l’on reconnaisse cette activité comme étant un travail comme un autre. Je suis opposé à l’humiliation, la subordination de l’autre. Les Etats doivent garantir aux citoyens des options de travail qui leur permettent d’atteindre la dignité pleine et durable, comme dirait notre héros national José Martí.
SL : Etes-vous favorable aux politiques visant à sanctionner les clients ?
MCE : J’y suis très favorable et je crois que les mesures prises par la Suède devraient être généralisées partout dans le monde. C’est le client qui est à l’origine de la demande et fait que des êtres humains sont exploités et deviennent des marchandises. C’est lui qui établit l’abus de pouvoir avec sa capacité de pouvoir.
SL : Et pour ce qui est de Cuba ?
MCE : Une perspective historique est nécessaire. En 1959, la Fédération des femmes cubaines a porté son attention sur le problème de la prostitution qui affectait principalement les femmes pauvres issues des minorités ethniques. Il y avait plus de 100 000 prostituées à l’époque et elles vivaient dans des conditions humiliantes et précaires. La Révolution a changé leur vie car elle leur a permis de retrouver la dignité et à les libérer de l’exploitation. L’effort du processus révolutionnaire pour éradiquer le phénomène de la prostitution est véritablement une source de fierté nationale, car cela a été un grand succès. Les femmes constituent désormais la principale force technique du pays.
Maintenant, il est vrai que la crise des années 1990, la « Période spéciale », a entrainé une résurgence de ce phénomène social, avec de nouvelles caractéristiques, puisque la prostitution est liée au développement du tourisme international, avec la présence de clients qui payent pour obtenir des services sexuels.
Je crois que les politiques existantes visant à lutter contre ce phénomène ne sont pas suffisantes. Il faudrait effectuer un travail qualitatif beaucoup plus profond afin de disposer des outils et des pistes nécessaires pour faire face à la problématique de la prostitution. Il est nécessaire de pénaliser le client car cette politique a démontré son efficacité en Suède.
Le mariage pour tous
SL : Où en est le projet de loi destiné à permettre l’union pour couples homosexuels ?
MCE : Le projet de loi destiné à modifier le Code de la famille a été analysé par les spécialistes du Ministère de la Justice et l’Union nationale des juristes de Cuba. Il sera bientôt débattu au Parlement. J’ai bon espoir que nos députés adopteront une politique de non discrimination en ce qui concerne l’orientation sexuelle et l’identité de genre et contribuent de ce fait à mettre fin aux préjugés au sein de la société. Le Parlement a le devoir de reconnaitre et de protéger les droits de tous nos citoyens.
La société cubaine est prête à accepter le mariage homosexuel. A nos politiques d’être à la hauteur du peuple. A Caibarién, dans le centre de l’île, José Agustín Hernández, surnommé Adela, est un infirmier transsexuel de 48 ans et a été élu Conseiller à l’Assemblée municipale.
SL : C’est une première dans l’histoire politique du pays.
MCE : Oui, et cela démontre que notre peuple est prêt. Mais pouvez-vous citer de nombreux pays qui disposent d’élus transsexuels ? En existe-t-il en France, aux Etats-Unis ou au Brésil ? Nous n’en sommes pas sûrs.
SL : Comment êtes-vous arrivée à défendre le droit à la diversité sexuelle ?
MCE : Le rôle de ma mère a été fondamental. Elle a toujours rejeté toutes les formes d’injustice. Elle s’est naturellement opposée aux UMAP et au Quinquennat Gris. Ma mère était en avance sur son temps. En effet, lorsque le Code de la famille a été élaboré au milieu des années 1970, elle avait proposé de définir le mariage comme était « l’union de deux personnes ». Elle ne souhaitait pas spécifier le sexe, car elle avait déjà en tête la problématique du mariage homosexuel et était convaincu que les droits acquis au triomphe de la Révolution cubaine en 1959 devaient être les mêmes pour tous, sans distinction aucune, ni de race, ni de genre, ni de classe, ni d’orientation sexuelle.
SL : Et votre père, Rául Castro ?
MCE : Mon père ne partageait pas l’homophobie qui régnait à l’époque car il avait été sensibilisé sur cette réalité par ma mère. Il a grandi dans une société patriarcale et homophobe mais il a su se libérer de ses préjugés grâce à ma mère Vilma Espín.
Il n’en est pas de même pour son entourage, où il y a encore malheureusement beaucoup de personnes homophobes, mais nous ne perdons pas espoir.
SL : Certains s’étonnent qu’une femme hétérosexuelle comme vous, mariée, avec des enfants, défende le droit à la diversité sexuelle.
MCE : Faut-il être issu d’une minorité ethnique pour combattre le racisme ? Faut-il être une femme pour défendre le droit des femmes ? Faut-il être handicapé pour défendre le droit des handicapés ? Faut-il être travailleur pour défendre les droits de la classe ouvrière ? Faut-il être paysan pour défendre le droit des sans-terres ? José Martí était un immense intellectuel et il a toujours défendu la cause du peuple. Marx, également. La lutte pour l’égalité et contre toutes les injustices est un devoir universel qui doit concerner l’ensemble des citoyens.
Salim Lamrani
Docteur ès Etudes Ibériques et Latino-américaines de l’Université Paris Sorbonne-Paris IV, Salim Lamrani est Maître de conférences à l’Université de la Réunion, et journaliste, spécialiste des relations entre Cuba et les Etats-Unis.