Histoire du sucre cubain (2/3)
L’échec de la récolte des dix millions a représenté un moment dramatique dans l’histoire de l’économie cubaine. Suite à cet échec, Cuba continuera pourtant à développer son industrie sucrière grâce aux prix avantageux, aux matériels et au soutien technologique de l’Union Soviétique. Ceci ne fit que dissimuler l’inefficacité grandissante de ce secteur économique.
La récolte des dix millions
Dans le cadre de relations préférentielles avec le camp socialiste, Cuba a mené à la fin des années 60 une stratégie de réaffirmation du rôle du sucre dans le développement de l’économie nationale. Le plan gouvernemental avait pour objectif de doubler les récoltes en à peine cinq ans jusqu’à atteindre les dix millions de tonnes. Durant cette période, le sucre monopolisa toute l’attention des dirigeants cubains.
Étant donné que l’ouverture vers de nouveaux emplois avait dispersé les macheteros traditionnels et que la technologie n’était pas assez développée pour les remplacer dans ce travail exténuant, des milliers de volontaires se sont mobilisés pour couper la canne à sucre. Les cannaies devaient être renouvelées et agrandies. Pour se faire, des usines inutilisées depuis des décennies ont été réinvesties, des équipements ont été achetés et du personnel a été formé pour ces tâches.
La veille de la grande récolte (1969-1970), le pays entier vivrait pour le sucre. Jamais auparavant, les Cubains n’avaient été si nombreux et d’une telle volonté à s’impliquer dans une récolte de sucre. La population suivait les rapports de production quotidiennement dans la presse en même temps que la météo. Beaucoup s’enchantaient du lyrisme des journalistes. Certains allaient même jusqu’à narrer les matchs de base-ball à l’aide de métaphores sucrières.
Journalistes, écrivains et intellectuels des différentes zones sucrières de l’Île rassemblaient les témoignages et les incidences de l’effort sans précédent de la population. Un groupe populaire de musique a même pris le nom de l’une des consignes en usage. Quand l’inévitable est arrivé et que la récolte fut loin des objectifs espérés, la confusion fut telle que le pays se retrouva quasiment dans une situation de reconstruction nationale.
Une fausse solution
Si ce fiasco n’a pas entrainé la fin de cette industrie sucrière, c’est en partie à cause du prix atteint par cette denrée peu de temps après. En effet, peu d’alternatives existaient en réalité. Cuba participait activement au schéma d’intégration économique socialiste à travers lequel le Conseil d’Assistance Économique Mutuelle (CAEM) réaffirma le rôle de la « Gran Antilla » dans l’approvisionnement en sucre de la communauté internationale. La planification était à son maximum.
Avec un marché certain et des prix préférentiels, la première industrie de l’Île fut l’objet d’investissements s’élevant à plus de 300 millions de pesos par an à la fin des années 70 et plus du double dans les années 80. Cela permit de moderniser les installations et d’accroître les capacités productives via la construction de six nouvelles raffineries, les premières construites en plus d’un demi-siècle.
La modernisation s’est avérée particulièrement significative dans le secteur agricole. En effet, après avoir développé différents prototypes de moissonneuses grâce à la coopération cubano-soviétique, Cuba démarra la production d’un modèle permettant de mécaniser les deux tiers de la récolte, libérant ainsi des dizaines de milliers de travailleurs des tâches harassantes de la coupe de la canne. Les résultats ne se sont pas fait attendre. Dans les années 80, les récoltes se sont stabilisées autour de 7 à 8 millions de tonnes avec des rendements agricoles très favorables.
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Cette productivité améliorée inquiétait cependant certains responsables. Bien que l’on obtienne beaucoup plus de cannes par secteur ensemencé, le rendement en sucre de l’industrie avait diminué dans les mêmes proportions. La production totale s’est accrue mais les récoltes duraient plus de 20 jours d’où une diminution mécanique de la productivité. Durant la grande récolte de 1990 où 8,4 millions de tonnes de sucre ont été récupérées, l’indice de productivité s’est élevé à 7,5 kgs de sucre par heure et par homme. Cela plaçait Cuba sous la moyenne mondiale de productivité, loin derrière les autres pays producteurs de sucre. Pire, on essaya de régler des problèmes qui relevaient souvent d’une gestion centralisée par un accroissement des investissements qui ne fit qu’augmenter le coût de production.
Le nivelage difficile des terrains, les systèmes complexes d’irrigation et l’utilisation improductive des parcs de transport ne pouvaient être gérés par une administration dont la culture économique avait trop longtemps été négligée. De même, le respect des travailleurs, via par exemple l’hommage donné aux plus anciens, n’était pas suffisant pour empêcher l’appauvrissement de la lignée sucrière, victime de la centralisation et de pratiques bureaucratiques.
La première industrie cubaine continuait à produire une matière première (le sucre brut) de faible valeur et d’une façon trop extensive. La gravité de ces symptômes ne sautait pas aux yeux à cause des prix élevés offerts par l’Union Soviétique (quatre à cinq fois les prix pratiqués sur les marchés mondiaux).
La disparition de l’URSS sera une véritable catastrophe pour l’économie cubaine.
Oscar Zanetti Lecuona
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Publié par Espacio Laical (Espace Laïc). C’est un projet de communication sociale constitué par l’organe de presse du Conseil des Laïques de l’Archidiocèse de La Havane.
La revue Espacio Laical a pour objectif d’offrir une lecture chrétienne de la société cubaine, en dialogue avec d’autres visions. C’est une réponse à la volonté d’évangélisation de l’Église à travers un espace de rencontres, d’écoute et de compréhension. Cet espace veut coordonner des activités sociales, politiques, économiques et culturelles. Son objectif est d’œuvrer à la prospérité et à la fraternité de la société cubaine (de là son caractère éminemment laïc).
Espacio Laical va devenir un symbole de l’harmonie possible entre ce qui paraissait contradictoire. Il suffit d’y mettre l’intelligence, la détermination et la volonté de construire « la Maison Cuba » (métaphore de monseigneur Carlos Manuel de Céspedes, vicaire de l’Archidiocèse de La Havane et intellectuel d’influence).