Histoire du sucre cubain (1/3)

Le sucre constitua la principale ressource économique de Cuba pendant plus de deux siècles. Pendant les périodes fastes comme lors de périodes difficiles, la culture du sucre, véritable identité du pays a traversé la vie des cubains, au milieu d’odeurs exaltantes de miel.

Le sucre et l’identité nationale

Notre société insulaire est descendante de l’industrie du sucre. Bien que l’esclavage ait démarré sur l’Île bien avant le début de la production de ce savoureux grain, c’est seulement vers la fin du XVIIIème siècle, lorsque les sucreries se sont développées, que la traite d’esclaves s’intensifia. Alors, la culture africaine prit un poids démographique et culturel décisif à Cuba.

Dans les sucreries et les baraquements, les expressions culturelles, artistiques et religieuses venues d’Afrique se sont fondues dans la culture locale. Ce métissage s’est ensuite étendu aux villes à travers les esclaves embauchés comme domestiques et travaillant dans les palais.

Les propriétaires créoles, occupés par les complications techniques et les exigences du marché du sucre, se sont petit à petit éloignés du pouvoir colonial et politique qui leurs aurait permis de défendre leurs intérêts. C’est pourtant par son développement qu’une future nation cubaine pouvait s’élever. Cependant, ces seigneurs du sucre pouvaient difficilement décider pour eux-mêmes d’une certaine liberté s’ils la refusaient à leurs esclaves.

Et hélas, la prospérité amassée grâce à la sueur des esclaves ne suffisait pas pour fonder une nouvelle nation.

Toutefois, les plantations sucrières ont pris part à la modélisation de l’identité cubaine. Tous travaillaient ensemble dans un même but : les noirs de différentes ethnies s’activaient sans relâche, le maître du sucre développait son art, le machiniste du moulin à vapeur étonnait par son habilité technique, le coolie (travailleur d’origine asiatique) transvasait la mêlasse dans un silence de plomb, le contremaître conversait avec le charretier recruté dans les environs et tous devaient souffrir des moqueries proférées par « le petit maître » fils de la maison alors vacances et par exemple d’un fils créole (quoique parfois suspicieusement clair) d’une des domestiques.

Malgré la distance séparant la pitance des baraquements d’esclaves de la table des maîtres, le repas offrait un moment particulier pour un transfert particulier des cultures. Le vocabulaire insulaire s’est nourri de termes sucriers exprimés parfois par des mots sexuels dont le sens métaphorique fut signalé par l’historien Moreno Fraginals avec sa perspicacité habituelle.

Les danses également trouvent leur développement là : en plus de l’Ocha et du garabato, la caringa et le zapateo se dansaient dans les sucreries. Les musiques les plus authentiques, telles que la Rumba, ont aussi leurs origines dans les sucreries.

Quant à la littérature, elle n’est pas en reste : Anselmo Suárez Romero et Cirilo Villaverde ont magnifiquement écrit sur la vie dans les sucreries rythmée de splendeurs, de misères et de violence quotidienne.

Quand les cubains ont compris qu’au-delà de leurs couleurs et de leurs conditions, ils formaient une véritable nation, la cloche d’une sucrerie les a appelés à conquérir leur indépendance. Ils se sont lancés au combat avec comme arme la même machette qu’ils utilisaient pour couper la canne à sucre.

Le sucre change le paysage de l’île

Au début du XXème siècle, la demande de sucre est telle que les capitaux nord-américains affluent, ce qui amène l’économie sucrière à se développer de façon exponentielle. La croissance des sucrières et des cannaies dans la moitié orientale de l’Île ont définitivement unifié le paysage cubain. Les gigantesques raffineries étaient installées au milieu de vastes propriétés. Elles étaient capables de produire trente ou quarante fois plus de sucre que les meilleurs moulins du temps de l’esclavage.

Les nouvelles plantations offraient aussi un aspect différent : les cannaies étaient reliées entre elles par un vaste réseau ferroviaire, les hautes cheminées des usines reflétaient l’entrée de Cuba dans l’ère industrielle et les lieux d’habitations, souvent soumis à la ségrégation raciale, reproduisaient la hiérarchie dans l’entreprise et un mode de vie très nord-américain.

Dispersées le long du pays, les usines sucrières furent des foyers de développement technique. Aux machinistes ayant des fonctions multiples se sont unis les chimistes contrôlant la qualité du sucre, les pointeurs, les opérateurs (centrifugeuses, chaudières, broyeurs…), les électriciens, les mécaniciens, les cheminots et d’autres centaines de travailleurs qualifiés. Le sociologue José Luis Martín qualifia ce savoir-faire de « tradition dépositaire de l’art cubain de produire du sucre ».

L’agriculture s’est également transformée. L’abolition de l’esclavage à la fin du XIXème siècle donna lieu à l’apparition du colon, plus grand cultivateur de canne broyée sur l’Île, qui est devenu le noyau principal du paysannat cubain (avant même les cigariers).

Dans les champs, à côté du colon, se trouvaient des personnages plus traditionnels tels que les contremaîtres, les charretiers et surtout les macheteros (coupeurs de canne à sucre) se comptant désormais en centaines de milliers dont une majorité de journaliers noirs (spécialement dans les provinces Camagüey et d’Oriente) originaires des Antilles voisines et arrivés à Cuba dans les premières décennies du XXème siècle.

Cuba bouge au rythme du sucre

L’industrie sucrière a contribué fortement à la modernisation du pays. La vaste distribution du sucre a laissé peu de localités en marge des relations commerciales. Dans cette île devenue synonyme de modernité, les compagnies sucrières contrôlaient la plupart de services, y compris le commerce de détail. Elles fournissaient l’eau, l’électricité, le transport ainsi que l’organisation des festivités et le parrainage des équipes de base-ball. La sirène de changement de poste rythmait la vie de milliers de personnes.

Tout le pays bougeait au rythme du sucre non seulement à cause de la saisonnalité de cette industrie mais aussi car les usines vivaient en suspens (et aux dépens) des marchés, principalement nord-américains, dont les quotas ont tenu l’économie nationale en haleine dès les années trente.

Même si les propriétaires insistaient sur le fait que « sans sucre, il n’y aurait plus de pays », les misérables conditions de vie des macheteros et le nombre croissant de chômeurs inondant les villes signalaient ouvertement que Cuba méritait (et demandait) un autre destin. « Grain de nôtre bien… clé de nôtre mal… » écrivait Agustín Acosta dans son célèbre « poème de combat » intitulé « La zafra ». C’est toute l’ambivalence du sentiment cubain envers le sucre. Ce sentiment deviendra encore plus évident après la victoire de la Révolution en 1959.

Oscar Zanetti Lecuona

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Publié par Espacio Laical (Espace Laïc). C’est un projet de communication sociale constitué par l’organe de presse du Conseil des Laïques de l’Archidiocèse de La Havane.

La revue Espacio Laical a pour objectif d’offrir une lecture chrétienne de la société cubaine, en dialogue avec d’autres visions. C’est une réponse à la volonté d’évangélisation de l’Église à travers un espace de rencontres, d’écoute et de compréhension. Cet espace veut coordonner des activités sociales, politiques, économiques et culturelles. Son objectif est d’œuvrer à la prospérité et à la fraternité de la société cubaine (de là son caractère éminemment laïc).

Espacio Laical va devenir un symbole de l’harmonie possible entre ce qui paraissait contradictoire. Il suffit d’y mettre l’intelligence, la détermination et la volonté de construire « la Maison Cuba » (métaphore de monseigneur Carlos Manuel de Céspedes, vicaire de l’Archidiocèse de La Havane et intellectuel d’influence).


Enrique   |  Analyse, Histoire, Politique, Société, Économie   |  02 3rd, 2013    |