À CUBA, DES ACTIVISTES QUI NE SE MARIENT NI AVEC LA DISSIDENCE, NI AVEC LE RÉGIME

Frontera D est une revue digitale publiée en Espagne, elle est distribuée par courrier électronique. Dans son envoi du 27 juillet, elle publie un texte de June Fernández sur le militantisme révolutionnaire cubaine, un militantisme qui ne s’identifie ni avec le castrisme, ni avec l’anticastrisme traditionnels. Un texte très intéressant sur nos ami-e-s de l’Observatorio Crítico de La Havane.

http://www.fronterad.com/?q=node/5856

“Viens avec quelque chose de rouge et embrasse quelqu’un ! Parce que toutes les formes d’amour sont importantes”. Le 28 juin dernier, quarante-six personnes qui avaient reçu ce message par SMS ou par courrier électronique se sont réunies à la gare routière de La Havane, à proximité de la Place de la Révolution, pour s’embrasser. Le projet Arc-en-ciel appelait à cette rencontre, c’est un collectif indépendant qui cherche à mobiliser les citoyens en faveur de la diversité sexuelle, de la libre expression de l’affection et pour pouvoir revendiquer dans la rue.

Bien que le gouvernement de Raul Castro ait pris ses distance avec le passé homophobe du régime et qu’il soit en train de lancer une politique contre la discrimination, les expressions d’affection entre personnes du même sexe sont toujours pénalisées par la police qui les qualifie “d’exhibitionnisme impudique”.” Nous avons organisé les “embrassades” justement pour les personnes qui n’ont pas décidé de sortir de l’armoire par rapport à ce qui est autorisé et ce qui est coordonné par le pouvoir, par rapport à  ce qui est permis par des autorités supérieures qui savent et décident de tout. Ils ont appris que la rue n’était pas à eux, mais à une fiction appelée les révolutionnaires. Personne ne sait à quoi ressemble cette fiction ou en quoi elle croit”, explique Yasmin Silvia Portales Machado, fondatrice du projet Arc-en-ciel.

Bien que cinquante personnes, cela peut paraître insignifiant, organiser une action revendicative en dehors du gouvernement et de la dissidence anti-castriste est quelque chose d’inédit dans un pays où la polarisation politique masque toute initiative sociale. Dans le cas de la diversité sexuelle, le Centre national d’éducation sexuelle (CENESEX), responsable des politiques de diversité sexuelle, que dirige Mariela Castro (la fille de Raúl), ne reconnaît pas le 28-J (28 juin, Journée de la fierté LGBT : lesbiennes, gays, bisexuels et transsexuels) parce qu’il estime que c’est une célébration impérialiste et capitaliste. Au lieu de cela, le CENESEX organise en mai le mois contre l’homophobie, avec des activités de sensibilisation sur des questions telles que les unions civiles entre personnes du même sexe ou de la couverture santé pour les personnes transexuelles. Ainsi, lors des précédentes 28-J selon l’Observatoire des droits LGTB, un collectif identifié avec la dissidence a défilé dans dans la rue. En bref, des activités institutionnelles en mai ou une manifestation anti-castriste en juin. Le projet Arc-en-ciel a rompu avec cette logique et il a rejoint sans complexe les célébrations de l’anniversaire des émeutes de Stonewall en harmonie avec la communauté LGBT internationale.

Les organisateurs étaient nerveux (“depuis le mardi j’avais un tic nerveux dans l’œil droit”, dit Yasmin), mais cette fois il n’y a pas eu d’incidents. Ils reçurent des messages de personnes qui craignaient pour leur sécurité ou celle de ceux qui avaient entendu dire que l’initiative venait d’un groupe d’opposition, raconte dans son blog un des autres promoteurs, Luis Paz Rondón. En dépit de ces rumeurs, la police n’est pas apparu et ils ne subirent aucune pression. “Je suppose qu’une telle permissivité a été associée au fait que l’acte de s’embrasser peut être considérée comme légitime, innocent, beau”, a écrit Isbel Díaz Torres, également fondateur du collectif qui a revendiqué la nature politique de l’action dans un message dans lequel il se rappelle comment il a été condamné à une amende il y a quelques années pour avoir embrasser son petit ami sur la plage. Après avoir lu la déclaration intitulée La Révolution est la lutte contre toutes les formes de discrimination, les gens attendirent nerveusement le signal et s’embrassèrent. Certaines démonstrations de passion manquèrent et, surtout, des baisers entre femmes, “mais la photo de Isbel avec son petit ami a fait le tour du monde, ainsi la visibilité des LGBT est claire à Cuba. Nous avons atteint notre objectif “, célèbre Luis.

Gauche critique

Le Projet Arc-en-ciel est l’un des petits collectifs autonomes qui ont émergé dans la dernière décennie sous l’égide de l’expérience la plus importante de l’activisme social en dehors des institutions cubaines : l’Observatoire critique. Ce réseau rassemble des gens qui prônent l’anti-capitalisme, le socialisme (et pour certains l’anarchisme) et la souveraineté de Cuba, à partir de vives critiques contre toutes les formes de discrimination, d’autoritarisme et de répression que favorise ou permet le gouvernement.

Ils le font par le biais d’initiatives telles que Le projet Arc-en-ciel, La Confrérie de la négritude (qui critique le racisme institutionnel et social persistant dans la société cubaine et qui récupère la mémoire historique de la communauté noire) ou le Garde forestier (projet écologiste mené par Isbel). L’Observatoire critique diffuse par courrier électronique des recueils d’articles, organise des débats sur des sujets aussi divers que les OGM, le transféminisme ou le reggaeton et la culture populaire, et il célèbre annuellement des forums sociaux qui se sont convertis en un espace de référence de la gauche critique cubaine. Ils sont favorables à un projet socialiste, mais pas avec l’empreinte stalinienne du régime. Ils défendent les libertés, mais ils se distancient de la dissidence officielle, partisane de l’introduction d’un système capitaliste sous la tutelle des États-Unis. Contrairement à ceux qui se sont lancés dans la défense inconditionnelle de ce qu’ils appellent la Révolution, et ceux qui dirigent leurs efforts pour renverser ce qu’ils définissent comme une dictature sanglante, les personnes qui travaillent en rapport avec l’Observatoire critique se centrent sur la dénonciation des expressions spécifiques de l’inégalité et discutent d’un modèle permettant de concilier les principes révolutionnaires dans le respect de la liberté. Ils disent que la Révolution sera féministe, antiraciste et contre l’homophobie, ou ne sera pas. La proclamation rappelle le mouvement du 15-M (les Indignés espagnols) dont les militants cubains se sentent frères.

Leur idéologie anti-capitaliste les conduit à s’opposer à toute intervention américaine, mais aussi au modèle économique de Raul Castro – qui cherche à promouvoir l’entreprise privée, l’investissement étranger et aussi les les licenciements massifs – et qui plaide pour des formules collectivistes comme le coopératisme. Autre point important, a été la prise de position de l’Observatoire critique contre la visite du pape à Cuba en mars dernier. Tandis que les castristes se frottait les mains sur la légitimité que leur donner la visite, et que les anti-castristes déploraient le manque d’attention que leur consacrait le chef de l’Eglise catholique, Isbel, Yasmín et les autres membres de l’Observatoire furent la note discordante : ils critiquèrent le fait qu’un État laïque comme celui de Cuba gaspille l’argent public pour accueillir le chef d’une institution qui ne reconnaît pas les droits sexuels et reproductifs, ils ironisèrent sur les efforts du Parti communiste cubain pour divertir un opposant contre le marxisme, et ils dénoncèrent le fait que les religions afro-cubaines (dont l’influence dépasse celle du catholicisme) n’ont pas reçu de telles reconnaissances de la part du gouvernement. Quelques mois plus tôt, ils avaient pensé à “s’indigner”, comme en Espagne, lors de la visite du pape, mais finalement ils se sont contentés de s’exprimer dans les médias et les blogs.

Le droit d’association à Cuba

Pour comprendre la situation dans laquelle se trouve cette gauche autonome, il convient d’éclaircir en premier lieu le fait qu’il existe à Cuba un droit d’association. Un État qui se définit comme un État révolutionnaire a entravé historiquement l’existence de mouvements sociaux indépendants. Le discours d’ouverture de Raul Castro – qui, au moins en paroles, a défendu la liberté d’expression et de la presse, est l’un des facteurs expliquant l’émergence et la survie d’initiatives sociales et culturelles autonomes, mais le castrisme continue à prétendre que ce sont les organisations de masse officielles telles que l’Union des femmes cubaines ou des collectifs liés au CENESEX qui ont la légitimité pour mobiliser les citoyens autour des revendications sociales.

Le blogueur et membre de l’Observatoire critique Roger M. Diaz explique que pour le discours officiel, la notion de société civile est “bourgeois, subversif et correspond à une stratégie des États-Unis visant à pénétrer le Tiers-Monde”, alors que “les organisations de masse incorporent dans leurs statuts la notion de direction du Parti”. Il attribue cela à trois facteurs : le climat d’agression de la part des Etats-Unis, le style de leadership de Fidel et la politique du camp socialiste. Du fait que de nombreuses associations indépendantes “ne sont rien d’autre que des petits groupes promus par la CIA et d’autres forces américaines”, le blogueur souligne qu’il est essentiel pour que la situation se normalise que les États-Unis cessent d’avoir l’intention de promouvoir un changement de régime : “Si cela se produit miraculeusement demain, il faudrait voir alors quelle volonté aura le gouvernement cubain de cesser d’exercer ses contrôles stricts”.

Il se réfère notamment à une conjugaison d’entraves bureaucratiques et au manque de volonté politique qui rend pratiquement impossible le fait de former des associations. Bien que la Constitution reconnaisse, dans son article 54, les droits de réunion, de manifestation et d’association (bien que l’article 62 avertisse que l’exercice de ces libertés est interdit s’il est exercé contre “l’existence et les objectifs de l’État socialiste”), pour que le ministère de la Justice autorise l’enregistrement d’une association dans le registre approprié, elle doit recevoir l’aval d’une entité étatique”, qui devient l’interlocutrice de cette association, qui la contrôle et qui la prend en compte”, dit Dmitri Prieto, fondateur de l’Observatoire critique.

L’enregistrement tarde des années pour arriver (quand il arrive), de sorte que les collectifs choisissent d’autres moyens comme la création de chaires universitaires ou des projets intégrées à des centres culturels :  “Tant qu’il n’y a pas de confrontation avec le système actuel, les autorités ne créent pas d’obstacles, mais celles-ci peuvent créer des malentendus, ne pas apporter de ressources et empêcher toute visibilité de l’association, dit-il. Toute initiative individuelle associative est diabolisée systématiquement, d’autant plus si elle a un caractère politique. Questionner sur le fond les structures politiques et sociales c’est très difficile, et en plus c’est suicidaire”, regrette Yasmín.

L’Observatoire critique est né au sein de la Chaire Haydée Santamaria, créé à l’intérieur de l’Association Hermanos Saiz (AHS, l’institution des jeunes artistes et écrivains) pour faire des recherches sur sur la transformation de la société cubaine. En 2010, lorsque leurs propositions ont commencé à  mettre mal à l’aise les institutions, AHS informa les membres de la Chaire Haydée Santamaria qu’ils avaient dépassé l’âge nécessaire pour rester connectés avec l’institution”, signale Yasmín. “Il n’y avait donc plus besoin d’être politiquement correct quant à critiquer les institutions”, signale Yasmín, ce qui a converti l’Observatoire en un des collectifs les plus contestataires de l’île

Mais le fait d’ être devenu un réseau sans soutien institutionnel a des conséquences. Les maigres ressources de l’Observatoire critique, qui sont à peine suffisantes pour acheter le déjeuner durant les réunions, viennent de la solidarité de collectifs anarchistes et anti-capitalistes européens. Ils n’ont pas de siège : ils peuvent aussi bien célébrer des débats dans un “paladar” (restaurant d’initiative privé) géré par un sympathisant ou dans un parc. Ils ont choisi la deuxième option pour un colloque avec une militant du mouvement 15-M de Madrid qui conta avec l’assistance d’un agent de la sécurité de l’Etat et d’un journaliste indépendant (de la dissidence officielle).

La gauche critique cubaine se proclame révolutionnaire, ses activistes travaillent en étroite collaboration avec les institutions cubaines ou avec des projets soutenus par celles-ci, et ils refusent de s’auto-dénominer “opposition” parce qu’ils s’identifient plus avec un projet socialiste cubain qu’avec celui que défend la dissidence. Ce qui les met dans une position incertaine : ils ne souffrent pas d’une répression frontale, on peut dire que leur activité est tolérée, mais plus ils se renforcent plus ils ressentent un marquage des autorités. La dernière frayeur est venu quand l’ancien agent de la sûreté de l’État Percy Francisco Alvarado Godoy a accusé dans un article un groupe d’intellectuels cubains reconnus de travailler contre la Révolution à partir de projets dirigés par les États-Unis dans la soi-disant guerre cybernétique contre le castrisme. Alvarado Godoy a présenté ses excuses pour ce qu’il décrit comme une erreur regrettable, mais ceux qui sont attaqués n’ont pas accepté : “Des erreurs similaires ont fait sombré dans l’ostracisme durant des années des auteurs comme José Lezama Lima, Virgilio Pinera et d’autres ; ils ont apporté de la douleur inutile à de nombreux intellectuels et ils ont causé des dommages irréparables à la culture et à la société cubaines”, prévient l’écrivain Daniel Diaz Mantilla, l’un des diffamé.

La relation avec les institutions

Rogelio a souligné la stratégie du gouvernement afin de “recueillir et canaliser intelligemment les tensions dans un certain nombre de conflits potentiels”. Le cas paradigmatique est celui du mouvement LGBT. Le CENESEX, dans le cadre du Ministère de la Santé, fait la promotion des réseaux de gays, de lesbiennes et de transsexuels qui, même s’ils sortent dans la rue pour revendiquer, sont sous la tutelle des institutions. Odaymara Cuesta et Olivia Prendes, les rappeuses Krudas Cubensi (immigrés au Texas), rappellent comment la communauté lesbienne Oremi, dont elles ont fait parti, a été engloutie par le CENESEX. “Un beau jour, Mariela Castro est arrivé à avoir une attitude autoritaire en décidant que le groupe devrait travailler d’une manière plus verticale. Elle nous imposa la présence et la direction de psychologues qui n’étaient pas lesbiennes, qui venaient après avoir étudié des cas ayant des  pathologies qu’elles connaissaient dans leurs bureaux mais pas chez nous. Nous ne pouvions pas parler de nos problèmes en tant que lesbiennes en bonne santé. Par conséquent, nous préférons l’autonomie”, explique Prendes.

Ce n’était pas son premier conflit avec Mariela Castro. Dans les années 90, elles essayèrent de monter un collectif homosexuel avec des amies aux États-Unis et elles prévoyaient de porter un drapeau arc-en-ciel lors de la manifestation du 1er mai. “L’objectif de la marche est de nous unir contre l’impérialisme et pour le socialisme, alors nous avons dit : “pourquoi ne pas porter notre drapeau, nous qui faisons aussi partie de ce pays? Ils nous ont frappé. Ils nous ont volé le drapeau, puis ils sont allé à la maison de chaque militant. Nous avons demandé à Mariela Castro qu’elle nous délivre un morceau de papier ou quelque chose qui nous permette de créer un petit groupe LGBT. Elle a répondu : “Non, Cuba n’est pas prêt pour cela”.” “Merde, Mariela, les gens nous rapporte ce qui se passe dans le pays, c’est insuportable”, “Non, il s’agit d’une culture très machiste. Peut-être que dans dix ans”.

Et plus de dix ans plus tard, le CENESEX continue à essayer de monopoliser l’activisme LGBT à travers ses organisations, même si certains de ses membres se montrent partisans du fait que ces collectifs autonomes existent. “Je pense que oui, la formation d’un mouvement pour les droits sexuels qui soit autonome est nécessaire, mais qui regroupe les hétérosexuels qui sont en désaccord avec les hégémonies et qu’il ait un fonctionnement horizontal participatif et étranger aux rancunes et aux vanités personnelles. Cela ne signifie pas une négation des principes du socialisme cubain, mais le renforcement et la construction d’une société plus juste et plus digne”, affirme Alberto Roque, l’élément dynamique du groupe Hommes pour la diversité et membre du Parti communiste.

Les participants de ce groupe estiment que cet espace qui dépend du CENESEX permet de canaliser les critique contre les politiques du Gouvernement et de s’exprimer librement. Certains, comme Luis Rondón Paz y Paquito el de Cuba, conservent également leurs propres blogs, où ils s’attaquent aux problèmes tels que l’homophobie au travail, dans le sport ou dans les médias. “Je suis en train de prendre des risques” me disait un de mes amants. “Tu es fou ou quoi ?”. Je lui ai répondu : “Écoute, les changements ne tombent pas du ciel, et ce qui est mal il faut en parler en utilisant tous les canaux nécessaires pour que le message atteigne sa destination et de la façon la moins contaminée que possible”. C’est ainsi que Luis a expliqué son engagement pour faire de l’activisme à l’intérieur et en dehors des institutions dans un mail libérateur, tant il était fatigué des reproches de ceux qui le récriminaient en raison de sa participation également à des projets autonomes comme le Projet Arc-en-ciel.

Luis était, comme Yasmín, l’un des promoteurs du bulletin NotiG, qui diffusait par courrier électronique tous les articles sur l’identité sexuelle en ce qui concerne les articles les plus modérés. On les informa que le bulletin ne pouvait plus circuler sans être inscrit au Registre national des publications en série. Ils ont accepté l’obligation de demander l’approbation du CENESEX, mais ils attendent toujours une réponse.

En tout état de cause, le Projet Arc-en-ciel se présente comme une initiative plus ambitieuse qui aspire à fournir des conseils juridiques dans les cas de discrimination fondés sur l’orientation ou l’identité sexuelles, en plus de promouvoir la discussion et la participation des citoyens contre les préjugés hétéro-normatifs, par des actions telles que les “embrassades”. Ils sont également en train de diffuser une enquête auprès des non-hétérosexuels pour faire entendre leurs revendications.

En outre, dans le cas du féminisme, le discours officiel repose sur le fait que l’existence de la Fédération des femmes cubaines ne rend pas nécessaire le féminisme autonome. Cependant, cette organisation de masses continue à reproduire la féminité traditionnelle et ne s’affronte pas avec courage aux problèmes comme la violence machiste ou la persécution de la police contre les femmes qui pratiquent la prostitution.

Probablement que l’initiative autonome la plus puissante en faveur de l’égalité des sexes fut celle de l’Association des femmes travaillant dans les médias, Magín, à laquelle se sont joints plus de cent femmes journalistes, artistes, scientifiques et même politiques. Cela n’a pas duré longtemps : en 1996, trois ans après sa fondation, durant lesquels elles n’ont pas réussi à être légalisées, elles ont été informées qu’elles ne pouvaient pas continuer à fonctionner, en faisant valoir l’argument que l’on craignait que les États-Unis les utilisent.

Depuis un an et demi, le forum de discussion Voir depuis la suspicion est devenu un lieu de rencontre pour les féministes cubaines. Elles ont abordé des questions telles que le cyber-féminisme, le sexe et la nation, ou la littérature et le féminisme, en comptant à titre de conférencières des universitaires telles que Isabel Moya ou Norma Vassallo, mais aussi des activistes autonomes comme Negra cubant, Yasmín Portales ou Krudas Cubensi. Les promotrices de ce forum sont les journalistes Helen Hernández Hormilla, Lirians Gordillo Piña y Danae C. Diéguez. Ils ont réussi à obtenir l’appui juridique du Groupe de réflexion et de solidarité Mgr Oscar Arnulfo Romero, une ONG d’inspiration chrétienne légalisée, et de l’Union nationale des écrivains et artistes de Cuba (UNEAC), au siège de laquelle sont organisés les débats. “Nous aurions pu nous réunir dans nos maisons, mais nous étions intéressées par le fait de pénétrer l’espace institutionnel et de dialoguer avec cette structure, qui possède également des forteresses, a déclaré Danae. Cependant, plusieurs des participantes fantasment avec l’idée de créer un réseau de journalistes autonomes et transgressives, comme le fut Magín.

Un autre projet lancé de façon autonome, mais avec un certain soutien institutionnel est Afrocubanas, promu par la blogueuse Sandra Álvarez et l’écrivain Inés María Martiartu, avec l’objectif de “rendre visibles les contributions des femmes noires à la culture et à l’histoire cubaines”, explique la première. Le résultat est un livre, un blog et plusieurs réunions de femmes noires dans la maison de la propre Sandra, pour discuter du féminisme et de l’antiracisme.

Internet, clé de l’autonomie

À Cuba, la majorité de la population n’a toujours pas accès à Internet, et ceux qui l’ont souffre d’une connexion très précaire. Bien sûr, à La Havane l’information circule à travers les clés USB. Le Gouvernement soutient que le blocus des États-Unis empêche d’habiliter la bande passante, ce qui justifie le fait de définir des secteurs ayant un accès prioritaire à Internet via le satellite (les institutions publiques, les universités, les hôtels…). En 2007, Hugo Chávez a annoncé que l’on allait installer un câble de fibre optique allant du Venezuela à Cuba, mais le processus a été lent, mystérieux et les rumeurs de corruption n’ont pas manqué. Aujourd’hui, le gouvernement déclare que le câble est “complètement opérationnel”, mais les internautes n’ont pas remarqué une amélioration de la connexion. En plus les blogs considérés comme pro-gouvernementaux, comme la Jeune Cuba, ont critiqué le manque de transparence et les résistances à l’accès universel sur Internet. La plupart des cyberactivistes publie sur leurs blogs et sur les réseaux sociaux depuis leur poste de travail, mais avec le risque éventuel d’être surveillé et licencié.

Dans tous les cas, Internet a été l’un des éléments qui a permis aux gens de la gauche critique de devenir visibles, surtout à l’extérieur de l’île, et d’avoir l’illusion de cette nouvelle façon de partager l’information et la diffusion de leurs dénonciations. En juin, par exemple, la police a détenu pendant douze heures à La Havane deux membres de l’Observatoire critique qui portaient des bombes de peinture en aérosol dans leurs sacs à dos. “Dès le début de l’affaire, l’OC avait publié une dénonciation sur Facebook, sur Twitter, et sur le blog du collectif sur WordPress. Heureusement, les nouvelles technologies sont en mesure d’accélérer un peu plus le processus pour rendre justice, mais pas assez pour transformer l’absurde”, a écrit dans Havana Times Isbel.

Havana Times est le journal digital de référence de la  gauche critique : parmi ses auteurs réguliers on trouve plusieurs membres de l’Observatoire critique. Son directeur, Circles Robinson, le définit comme “une source indépendante sur la réalité complexe de Cuba, qui lutte pour un pluralisme de l’information et des critères dans un pays où cette volonté est vue avec les yeux du soupçon”. “Naviguant dans des eaux fortement polarisées, nous prétendons contribuer à l”élévation du débat afin de trouver des solutions pour résoudre les problèmes du pays”, a-t-il ajouté. HT publie en castillan et en anglais des articles d’opinion sur le multipartisme, les relations avec l’Église catholique ou les réformes économiques ; des informations sur les questions que le médias officiels taisent (l’effondrement de bâtiments ou le mystérieux câble à fibre optique) et des entretiens afin de présenter les nouveaux talents de la culture cubaine.

Au cours du dernier mois, Havana Times a été accusé dans deux articles publiés dans Cubadebate et Rebelión d’être un média “encouragé par les Etats-Unis” et de soutenir des “contre-révolutionnaires” comme la blogueuse Yoani Sánchez ouEstado de Sats pour s’être entretenu avec eux. Que Circles soit né aux États-Unis (comme il aurait pu naître ailleurs, dit-il, qu’il ait vécu dans différents pays et qu’il ait travaillé pendant sept ans pour le gouvernement cubain) rend les choses faciles pour ceux qui l’accusent d’être lié à l’Office des intérêts américains à Cuba.

Un autre espace intéressant pour ceux qui souhaitent sortir de ce qu’on appelle la cyberguerre entre les blogs anticastristes et les blogs officiels est la communauté Blogueurs de Cuba. Elle est née dans le but de “briser la dichotomie entre l’expérience de la vie sur l’île et de son manque d’écho dans les médias nationaux et étrangers”. La plupart de ses membres prônent ouvertement le socialisme, mais l’incorporation de blagueuses féministes, anti-racistes et en faveur de la diversité sexuelle, comme Yasmín o Sandra Álvarez, auteure de Noire cubaine elle devait être, a renforcé le contenu critique et engagé de ce blog rassembleur.

Sandra, Yasmín, Isbel, Luis, Dmitri, Rogelio…  Les noms se répètent quand il s’agit de parler de gauche critique, d’activisme féministe et LGBT, de blogs et de médias indépendants, ou des projets culturels liés à des institutions. Ils sont une poignée, mais ils gagnent des adeptes dans leurs efforts pour construire une Cuba socialiste et souveraine, fidèles aux principes révolutionnaires qui ont guidé la lutte contre la dictature de Batista et libre de répression et d’autoritarisme. En pleine floraison des auto-entrepreneurs, après que Raúl Castro ait élargi la liste des professions qui peuvent être exercés de manière indépendante, ils plaisantent en demandant à l’Organisation nationale d’administration fiscale une licence pour les activistes à leur compte. Alors que le gouvernement continue d’entraver la consolidation des mouvements sociaux indépendants, les gens dans l’orbite de l’Observatoire critique demandent aux collectifs de gauche d’autres pays qu’ils abandonnent leur complaisance envers le régime de Castro et que ces collectifs les soutiennent en tant que mouvement pouvant sortir Cuba de la lutte entre deux modèles en crise, le communisme stalinien et le capitalisme impérialiste.

June Fernández

Traduction de Daniel Pinós

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June Fernández  est une journaliste. Elle dirige la revue digital Pikara Magazine et collabore avec Diagonal et eldiario.es, parmi d’autres médias. Son blog :http://junefernandez.net. Sur Twitter : @marikazetari


Enrique   |  Actualité, Culture, Politique, Société   |  01 28th, 2013    |