Les Caraïbes chez Fernando Ortiz
Fernando Ortiz a étudié la présence africaine à Cuba et, par extension, aux Caraïbes, dans un des grands thèmes de recherche qui ont fait toute son œuvre.
La région des Caraïbes a dû être fascinante pour le jeune cubain Fernando Ortiz (1881-1969). Il grandit à Minorque, une île des Baléares, certainement en contemplant les eaux de la mer Méditerranéenne et en écoutant sa famille parler de cette mer qui se trouvait « de l’autre côté » de l’Atlantique. C’était en effet la Caraïbe, berceau de l’île où il est né, Cuba.
Ortiz commence à s’intéresser aux Caraïbes par le biais de Cuba, au Musée de l’Outre-mer de Madrid et comme élève de Manuel Sales y Ferré à l’Institut des Recherches Sociologiques de la ville. Dans l’ancien Musée de l’Outre-mer au début du XXe siècle, il découvre les attributs d’une « terrible » et mystérieuse secte noire cubaine : les ñáñigos ou abakuás originaires du Calabar (un territoire situé entre l’actuel Nigeria et le Cameroun). Cette population avait horrifié la « bonne société » du siècle précédent.
Ortiz décida alors d’étudier les phénomènes sociaux, religieux et culturels de Cuba. Au fur et à mesure de ses recherches, il découvrit les processus ethnologiques, historiques et sociaux qui ont eu lieu dans ce qui est connu aujourd’hui comme « les Caraïbes » : les îles et les territoires côtiers Centre et Sud-américains baignés par la mer des Antilles.
Ortiz poursuivit sa découverte des Caraïbes durant les années 20, en approfondissant ses recherches sur l’Archéologie. En outre, il établit des contacts suivis avec d’importantes personnalités de l’intellectualité caribéenne par le biais de la Société du Folklore Cubain (1924) et de l’Institution Hispano-cubaine de la Culture (1926).
L’étude de l’Histoire de Cuba lui permit de comprendre aussi les différents aspects spécifiques de la discipline. À la fin des années vingt, avec d’autres historiens comme Emilio Roig de Leuchsenring, il entreprit une analyse historique cohérente. Elle devait être en harmonie avec celle qui naissait de l’École des Annales en Europe, où se mélangeaient à l’Histoire, les aspects sociologiques, démographiques et économiques. L’histoire économique de Cuba, à cette époque, a été abordée par Ramiro Guerra qui, en 1929, a publié Azúcar y población en las Antillas. L’examen de l’esclavage à Cuba, présenté dans Los Negros Esclavos (1916) a mené Ortiz à une explication économique pour justifier le déplacement de milliers de Noirs apportés d’Afrique pour y être employés : l’industrie sucrière.
L’analyse des processus économiques qui ont influencé l’Histoire et la composition de la nation cubaine, a aussi été menée dans différentes nations caribéennes. Ortiz s’est ainsi servi de l’œuvre d’historiens et d’économistes comme celle du jeune Eric Williams. De même, l’étude de l’œuvre de José Antonio Saco a ouvert les portes sur l’histoire de l’esclavage dans les colonies néerlandaises, anglaises et françaises des Caraïbes. Il a été extrêmement intrigué par certaines parties de l’étude de l’Histoire qui n’avaient pas été scrutées jusqu’alors dans d’autres ouvrages.
Il réussit à expliquer la culture d’Haïti aux lecteurs cubains – à défaut d’études faites par des natifs de l’île – par l’étude des œuvres de chercheurs étrangers, nord-américains et anglo-saxons comme Harold Courlander (Haití singing, 1939) et Joseph J. Williams (Voodoos and obeahs : Phases of West Indian Withcrafts, 1938). Bien qu’il soit familiarisé avec l’œuvre de Jean Price Mars, ce sera plus tard qu’il le connaîtra et échangera une correspondance avec lui.Dans son travail de promoteur culturel, il a fait connaître l’œuvre d’importants auteurs caribéens de langue hispanique, comme le Portoricain Luis Palés Matos. Il s’en fait le porte-parole par ses Poemas Afroantillanos publiés dans la revue Estudios Afrocubanos (La Havane, volume I, nº 1, 1937, pages [15] – 62), et le livre de María Cadilla de Martínez, Juegos y canciones infantiles de Puerto Rico (Estudios Afrocubanos, volume IV, nº 1-4, 1940, p 131-134). Il a aussi soutenu des relations d’échanges de livres et de lettres avec le Portoricain Cayetano Coll y Toste.
Dans les années quarante, Ortiz choisit de reprendre un autre des sujets sur lesquels il avait travaillé lors de son époque américaine. Son but était de faire connaître la brève et ignorée partie de l’histoire du continent américain durant les vingt-cinq premières années de la présence européenne. Il a écrit une partie d’un livre intitulé Colón y la entrada del capitalismo en América (Colomb et l’entrée du capitalisme en Amérique). Ce livre aurait pu s’intituler Dernière description de la destruction des Indes (…). Il aurait pu aussi avoir d’autres titres, selon différentes visions. Au point de vue politique on pouvait l’appeler La conquête castillane des Antilles. D’une vue purement chronologiquement : Les vingt-cinq premières années de l’histoire d’Amérique Hispanique. C’est seulement si on essaye de donner un relief aux phénomènes économiques étudiés dans cette œuvre qu’on lui donnera le titre suivant : L’entrée du capitalisme en Amérique (…).
« Pour Colomb on a découvert deux mondes » a été le discours prononcé par Ortiz lors de l’inauguration du Premier Congrès National d’Histoire, discours publié dans la Revista Bimestre Cubana.
L’anthropologue et archéologue portoricain Ricardo Alegría démarra une relation avec Ortiz à partir de leurs intérêts mutuels d’investigation, lorsque Ricardo Alegría étudiait à l’Université de Chicago dans les années quarante. Alegría a postérieurement publié La fiesta de Loíza Aldea (Madrid, 1954), avec un prologue de Fernando Ortiz. Ortiz fut aussi membre de l’Institut des Études des Caraïbes fondé par le même Portoricain.
Au début des années soixante, une époque importante pour l’Outre-mer caribéen avec la continuation du processus de décolonisation commencé quelques années plus tôt et l’obtention de l’indépendance de plusieurs de ses plus importantes nations, Ortiz était déjà un homme âgé et malade.
Le savant cubain fut alors honoré lors du Colloque sur les Contributions Culturelles Africaines en Amérique Latine et dans la Zone des Caraïbes, en 1968. À son décès, le 10 avril 1969, les intellectuels du monde entier lui rendirent hommage spécialement les caribéens.
Ortiz, qui rencontra pour la première fois un africain dans la lointaine île méditerranéenne de Minorque à la fin du XIXe siècle, a développé l’étude de la présence africaine à Cuba et, par extension, aux Caraïbes, dans un des grands thèmes de recherche qui ont fait son œuvre : du Vieux Monde occidental, d’où ont conflué Blancs et Noirs jusqu’au Nouveau Monde, où on a créé un admirable et unique mélange ethno-culturel.
C’est l’Indien qui peuplait les plages et les forêts cubaines à l’aube d’une étape historique agitée. Puis c’est le Blanc conquérant superstitieux, imbu de pouvoir et de supériorité. Mais c’est aussi le Noir libre ou esclave arraché de son sol natal et obligé de vivre, de travailler et de mourir sur une terre étrangère, la tête toujours dirigée vers le retour en Afrique. C’est enfin le Chinois trompé qui prétendait rester provisoirement dans cette Île éloignée mais qui fut pourtant condamné à y rester pour toujours… Tous, en mélangeant leurs semences vitales, leurs dieux, leurs langues et leurs histoires, ont donné le résultat final de la Cubanité.
Lettres cubaines