Cuba, le parti et la foi. Un socialisme en quête d’une nouvelle liturgie

Destiné à « actualiser le socialisme », le processus de réformes engagé par le président cubain Raúl Castro l’a conduit à se choisir un interlocuteur inattendu : l’Eglise catholique.

Un même message, reproduit sur les centaines de pancartes qu’agite la foule : « Bienvenue à Sa Sainteté Benoît XVI ». Nous sommes à Santiago de Cuba, bastion des guerres d’indépendance, où le pape dit une messe devant deux cent mille personnes. Du 26 au 28 mars, le plus haut dignitaire de l’Eglise s’est en effet rendu, quatorze ans après la visite de son prédécesseur Jean Paul II, dans un pays dont le dirigeant historique avait jadis été excommunié.

A Cuba, le clergé, seule institution nationale indépendante vis-à-vis du gouvernement, n’est pas un interlocuteur comme les autres. Ce que le diplomate Philippe Létrilliart qualifie de « compétition des universalismes (1) » — catholicisme et castrisme — a peu à peu cédé la place à une coexistence pacifique. Le politique et le religieux ont désormais besoin de s’accorder. Assis au premier rang lors de la cérémonie célébrée par Benoît XVI à Santiago de Cuba, M. Raúl Castro — qui s’est engagé dans un délicat processus de réformes et de libéralisation économique — a fait du rapprochement avec l’Eglise un axe de sa présidence. Une politique qui fait grincer des dents dans les rangs du Parti communiste de Cuba (PCC), mais également chez les chrétiens et parmi les dissidents.

« Depuis le changement de présidence, il y a quatre ans (2), observe le cardinal Jaime Ortega, qui dirige l’Eglise cubaine, de nouveaux ministres et fonctionnaires sont en place. Une réforme économique très importante est en cours. Elle concerne l’agriculture, la construction de logements, la légalisation du travail indépendant, le crédit, l’achat et la vente de maisons et d’automobiles, la création de petites entreprises privées (3). » Une évolution que l’Eglise appelait justement de ses vœux. « Nous avons depuis longtemps dit qu’il fallait changer le modèle social, économique, juridique et politique »,soulignait un éditorial de la revue catholique Espacio Laical(octobre 2010), au cœur des débats idéologiques et politiques, y compris les plus sensibles. Face aux inégalités que les réformes accentuent et à l’aggravation de la pauvreté, l’Eglise offre un rempart utile. Disposant d’un réseau associatif humanitaire dans les quartiers pauvres, elle prend déjà en charge la distribution de médicaments et l’organisation de cantines populaires. Et, favorable à l’ouverture économique, la voici qui propose désormais des cours de comptabilité et d’informatique aux petits entrepreneurs que l’Etat souhaite voir naître.

Le rapprochement du parti et de l’Eglise résulte également d’un aggiornamento de la hiérarchie catholique, entamé en 1986 lors de la Rencontre nationale ecclésiastique cubaine. Pour M. Enrique López Oliva, catholique et professeur d’histoire des religions, « l’épiscopat cubain est désormais dominé par des partisans de la négociation : une nouvelle génération qui n’a pas participé aux conflits des années 1960 et 1970 », et qui a pris ses distances avec la dissidence, ainsi qu’avec ceux des chrétiens engagés dans la confrontation avec le régime. Pour le cardinal Ortega, « l’Eglise n’a pas pour vocation d’être le parti d’opposition qui manque à Cuba ». Lenier González, le jeune rédacteur en chef adjoint d’Espacio Laical, nous le confirme : la crédibilité de l’Eglise « vient du fait qu’elle a su se tenir à distance du gouvernement cubain, de l’opposition interne, des Cubains exilés et du gouvernement américain ».

Mais le désarroi, voire le désaccord, est manifeste chez certains croyants. M. Oswaldo Payá, à l’initiative du projet Varela (qui réunit plus de onze mille signatures pour demander une révision de la Constitution) et lauréat du prix Sakharov en 2002, considère que la voix de l’Eglise a été confisquée par l’équipe d’Espacio Laical, qui, de manière directe ou indirecte, soutient le gouvernement. Une position qui ne ferait pas l’unanimité au sein du « peuple de Dieu » : « Jaime [le cardinal Ortega] est mon pasteur, je le respecte, mais il a une orientation politique que je ne partage pas. Pour lui, il faut faire confiance à Raúl et soutenir les changements en cours. Il s’agit bien d’une position politique (4). » De fait, l’épiscopat a multiplié les signes de modération. Les « dames en blanc » qui protestent contre le régime en brandissant des glaïeuls dans les rues de La Havane aux cris de « Liberté, liberté » n’ont pas eu droit à la « minute d’entrevue » qu’elles avaient sollicitée avec Benoît XVI, alors que celui-ci s’est entretenu avec M. Fidel Castro, l’âme damnée des dissidents. Et c’est le cardinal qui a demandé à la police d’intervenir pour mettre fin à l’occupation d’une église de La Havane par des opposants qui voulaient faire pression sur le pape.

Le clergé cubain est cependant confronté à plusieurs difficultés. La première est la faible implication des fidèles : 1 % de la population de l’île assiste régulièrement à la messe du dimanche. La deuxième tient à la progression des cultes afro-cubains. L’écho rencontré pendant des mois par la procession de la Vierge de la Charité du cuivre, patronne métisse de Cuba, relève d’une religiosité syncrétique. Les responsables catholiques voudraient l’intégrer, voire l’annexer, mais sans en accepter les rites. Troisième difficulté : la place grandissante des sectes évangéliques. Dans ce contexte, l’Eglise « n’aspire pas à récupérer ses privilèges passés », nous assure M. Jorge Cela, ancien supérieur de la Compagnie de Jésus à Cuba, nommé président de la Conférence des provinciaux jésuites d’Amérique latine. Outre qu’elle souhaite probablement voir ses rangs grossir, « elle veut simplement que ses fidèles trouvent une place dans une société plurielle ».

L’Eglise a déjà beaucoup obtenu. Le gouvernement lui restitue des immeubles confisqués lors de la révolution de 1959. En novembre 2010, le cardinal Ortega a inauguré, en présence du président Castro, les nouvelles installations du séminaire San Carlos, où se forment les futurs prêtres, dont le nombre a augmenté. Le séminaire accueille aussi le Centre Félix-Varela, un lieu de débats auxquels participent parfois des opposants. Dans un pays où même les militants critiques du PCC ne peuvent pas publier de tribune dans le journal du parti, l’Eglise dispose d’un réseau de publications liées aux évêchés et aux paroisses (environ deux cent cinquante mille lecteurs) et d’une vingtaine de médias numériques. Mais elle voudrait par ailleurs avoir un accès régulier à la télévision ainsi qu’à la radio. Et, pour le cardinal Tarcisio Bertone, secrétaire d’Etat au Vatican, « il reste à résoudre le problème très important de l’école (5) ». L’intégration de l’instruction catholique au service public constitue une priorité pour l’épiscopat, qui souhaite pouvoir enseigner la théologie et les humanités dans les universités.« L’Etat doit reconnaître à l’Eglise le rôle qui lui revient dans la société », estime le prêtre Yosvani Carvajal, recteur du Centre Félix-Varela. M. Castro l’a annoncé, le vendredi saint sera désormais férié.

Cette orientation ne fait pas l’unanimité au sein du PCC, où certains perçoivent que la stratégie de M. Castro les affaiblit. En transformant l’Eglise en médiateur légitime, le président cubain a conduit son gouvernement à accepter « des concessions possibles, mais difficiles, très difficiles à assumer de manière directe », résume le sociologue Aurelio Alonso (6). Un exemple : confronté en 2010 à une campagne médiatique internationale visant à obtenir la libération de soixante-quinze détenus après le décès du dissident Orlando Zapata au terme d’une grève de la faim de quatre-vingt-cinq jours, l’appareil du PCC s’avérait d’autant plus désemparé qu’un autre opposant entamait lui aussi un jeûne dangereux. L’Eglise permit alors au gouvernement de se tirer de ce mauvais pas en organisant « entre Cubains » la libération desdits détenus, participant même aux négociations avec la diplomatie espagnole.

Les cadres du PCC l’ont bien compris — et, pour certains, le redoutent : la place désormais donnée à l’Eglise conduit à s’interroger sur celle du parti (unique) dans le paysage politique. La conférence du PCC qui s’est tenue en janvier 2012 devait moderniser son fonctionnement et renouveler sa direction, rehausser son prestige et le mettre en ordre de bataille pour affronter les défis des réformes économiques annoncées un an plus tôt. Certes, la réunion a confirmé la limitation des mandats politiques à deux fois cinq ans, et la composition du Comité central sera renouvelée à hauteur de 20 % d’ici le prochain congrès (dont la date n’a pas été fixée) ; mais on est loin des bouleversements annoncés. Or le président est âgé de 81 ans, et son successeur selon la Constitution, le numéro deux du gouvernement, M. José Ramón Machado Ventura, en affichera bientôt 82… « Renouveler la direction du parti » représente une tâche délicate « en l’absence de relève générationnelle », avait commenté M. Castro lors du VIe congrès du PCC, en 2011, semblant oublier qu’il avait lui-même écarté deux des principaux dirigeants quinquagénaires susceptibles de lui succéder, MM. Carlos Lage et Felipe Pérez Roque, en 2009. Envisagerait-il un « changement » ne passant plus exclusivement par le parti ?

Le fossé s’est creusé entre le PCC et la population, notamment pour les jeunes générations : les questions qu’il pose au nom de la population qu’il est censé représenter en tant que « parti de la nation » ne sont pas celles qui préoccupent la majorité des Cubains. Le parti parle d’« actualiser le socialisme » ; la rue, des mille et un moyens de survivre (7). Les médias officiels pratiquent la langue de bois — le teque teque, disent les Cubains —, alors que les discussions foisonnent dans les revues et sur les sites Internet, auxquels l’accès est toutefois limité (malgré l’installation l’an dernier d’un câble sous-marin entre le Venezuela et l’île). Incapable de promouvoir une démocratisation du système, l’appareil du parti voit son crédit affaibli, même si M. Castro prend garde à toujours en rappeler la place « centrale ».

Si le catholique Roberto Veiga critique « cette bureaucratie qui règne sur l’Etat et la société », les membres du clergé les plus prudents ne remettent pas en cause l’existence du parti unique. Pour Mgr Carlos Manuel de Céspedes, vicaire général de La Havane et conseiller de la rédaction d’Espacio Laical (8), « le parti unique n’est pas fâché avec la démocratie, de la même façon que le pluripartisme ne garantit pas son bon fonctionnement. Mais pour que le parti unique permette une réelle démocratie, il doit fonctionner de manière transparente et accepter la libre discussion de tous les problèmes ». Un pluralisme que l’Eglise estime déjà pratiquer dans ses revues.

Réformer l’ancien système, « sauver la révolution », suppose donc une refondation idéologique et spirituelle : « La patrie et la foi », titre d’un article du journal des jeunesses communistes Juventud Rebelde daté du 17 mars 2012, en serait le nouveau credo. Selon le journal, « l’unité entre la pensée révolutionnaire, la foi et les croyants est enracinée dans les fondements mêmes de la nation. L’amour de la patrie, la lutte pour une société plus juste ne sont pas contradictoires avec une conception de la vie qui croit en la transcendance ». Ancien dirigeant de l’Institut cubain de l’art et de l’industrie cinématographiques (Icaic) et personnalité historique de la révolution, M. Alfredo Guevararenchérit : « Dans cette immense cathédrale qu’est la patrie, il faut inventer une liturgie pour mobiliser les consciences. » Pour lui,« l’Eglise est un centre d’élaboration intellectuelle, (…) un partenaire merveilleux pour semer la diversité nécessaire au développement du pays (9) ».

La transition cubaine se joue aussi de l’autre côté du détroit de Floride. Tout indique que le gouvernement voit d’un bon œil la participation des émigrés au changement. Le cardinal Ortega s’est rendu à Washington pour demander l’assouplissement des sanctions contre Cuba. Commentaire du Washington Post, le 25 mars 2012 : « Le cardinal cubain s’est transformé en associé de facto de Raúl Castro. » La radio anticastriste Radio Martí, à Miami, le traitait, elle, de « laquais »(5 mai 2012). « L’oligarchie de la diaspora souhaite l’effondrement du pays et elle y travaille », analyse M. Veiga. Tout ce qui pourrait faciliter un changement piloté depuis La Havane exaspère donc les exilés. Quant au Vatican, il soutient le clergé cubain, qui pourrait selon lui incarner un renouveau religieux, symbole de réconciliation, de fraternité et de défense de la souveraineté nationale. Depuis Rome, l’Eglise cubaine est vue comme mieux placée que d’autres pour faire face à la concurrence des sectes protestantes et pentecôtistes.

Même si le mot « transition » n’est pas prononcé, faut-il imaginer une Eglise travaillant de concert avec les forces armées — qui gèrent les secteurs-clés de l’économie — pour la préparer, de façon non violente et dans une perspective de normalisation avec la diaspora ? Comme l’écrivait Max Weber, « entre le pouvoir politique et le pouvoir religieux, la relation adéquate est celle du compromis et de l’alliance passés en vue d’une domination commune, par une délimitation de leurs sphères respectives (10) ».

Janette Habel

Universitaire, Institut des hautes études d’Amérique latine, Paris.

(Article publié dans le Monde diplomatique de juin 2012 )

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Notes

1) Philippe Létrilliart, Cuba, l’Eglise et la révolution, L’Harmattan, Paris, 2005.

(2) M. Castro est devenu officiellement président le 24 février 2008, après avoir été nommé président par intérim le 31 juillet 2006, en raison des problèmes de santé de son frère Fidel.

(3L’Osservatore Romano,Vatican, 25 mars 2012.

(4) Cité par Fernando Ravsberg sur son blog Cartas Desde Cuba, 27 mars 2012.

(5La Stampa, Rome, 22 mars 2012.

(6Espacio Laical, La Havane, octobre-décembre 2010.

(7) Lire Renaud Lambert, « Ainsi vivent les Cubains », Le Monde diplomatique,avril 2011.

(8) Il est également arrière-arrière-petit-fils de son aïeul éponyme, le père de la patrie, qui proclama l’indépendance de Cuba et libéra les esclaves pour lutter contre la domination espagnole.

(9Espacio Laical, octobre-décembre 2011.

(10) Max Weber, Sociologie des religions, Gallimard, Paris, 1996 ; cité par Philippe Létrilliart, op. cit.


Enrique   |  Actualité, Politique, Société   |  01 4th, 2013    |