La Havane année zéro, de Karla Suarez
Karla Suarez vient de publier chez Métaillié son troisième roman, “La Havane année zéro”.
L’histoire de ce roman a lieu dans Cuba de Castro. EIle commence en trombe, par une peinture tranchante du vécue du pays des Castro. “C’était en 1993, année zéro à Cuba. L’année des coupures d’électricité interminables (…) J’ai 30 ans et des problèmes à la pelle“, raconte Julia, enseignante et personnage en diable de ce roman. Cuba donc manque de tout, un vécu que tout Algérien connaît. Pour Julia, son travail est alimentaire, car elle s’ennuie avec ses élèves. Pour se s’évader de son quotidien, elle navigue entre trois hommes. Trois destins éloignés. Euclides, son ancien prof de faculté, divorcé, qui s’est réfugié chez sa mère. Angel qui lui possède un bel appartement. Ce qui est exceptionnel. Cela ne vous rappelle pas l’Algérie ? Mais Cuba n’est pas l’Algérie. Et puis il y a cet écrivain dont Julia s’est entiché, comme pour corser son personnage. Le rapport entre les quatre : la fascination qu’ils éprouvent pour Antonio Meucci.
L’intrigue ? La recherche d’un document qui prouverait que cet illustre oublié qu’est Antonio Meucci, Italien réfugié à la Havane, aurait inventé le téléphone. Eh oui pour Julia, le téléphone dans ce pays où tout manque est né à Cuba, bien avant Graham Bell ; n’en déplaise à toutes les histoires qui racontent le contraire. Pour sans doute donner du piquant à sa vie, Julia s’embarque dans une enquête pour démêler cette affaire. Mais l’enjeu est trop gros, car ces fameuses preuves de la paternité de l’invention du téléphone pourraient valoir de l’or. Il ne faut pas oublier qu’on est à Cuba, en pleine crise.
Mais pas seulement. Elle se rend vite compte que ce n’est pas simple. L’écheveau compliqué. Ici mensonges, alliances et suspicions se mélangent pour former une intrigue hardiment menée. Ici tous les protagonistes mentent par nécessité, une question de survie dans ce pays où tout manque.
Pertinente, l’histoire de La Havane année zéro se présente comme un problème mathématiques, une équation à trois inconnues. Karla Suarez mêle et démêle les informations si tant est que le lecteur est entraîné dans l’enquête pour savoir qui des trois possède réellement les documents prouvant qu’Antonio Meucci est bien l’inventeur du téléphone. Nous arrêtons de décortiquer le roman pour ne pas déflorer l’histoire. Mais au-delà de cette enquêteur la romancière raconte une autre histoire, celle de ce pays épuisé, laminé par les pénuries, les manques de toutes sortes. D’une écriture incisive et sobre, Karla Suarez dévoile un pays ravagé par la crise économique. Et en filigrane, il y a bien sûr tous ces Cubains qui rêvent, luttent au quotidien pour rendre la vie un peu plus supportable qu’elle ne l’est.
Kassia G.-A.
“C’était en 1993, année zéro à Cuba. L’année des coupures d’électricité interminables, quand La Havane s’est remplie de vélos et que les garde-mangers étaient vides. Pas de transport. Pas de viande. Pas d’espoir. J’avais trente ans et des problèmes à la pelle, c’est pour ça que je me suis laissé embringuer dans cette histoire”. Ainsi parle Julia, professeur de mathématiques, qui n’aime pas son métier et s’ennuie face à ses élèves. Elle qui avait rêvé d’être une grande scientifique invitée à des congrès internationaux… Lorsqu’elle demande à Euclydes, son ex prof de faculté, ex amant de surcroît, s’il a déjà entendu parler d’un certain Meucci, celui-ci fait l’étonné. Mais il finit par lui expliquer qu’ Antonio Meucci, Italien du 19ème siècle est venu à La Havane en 1835 comme responsable du grand Théâtre de Cuba. Il a mis au point un “télégraphe parlant”, puis est parti à New York et c’est Graham Bell qui est passé pour le grand inventeur. Euclides est même en possession d’un dossier où figure un article “Le téléphone a été inventé à Cuba”, mais il lui manque un élément essentiel : une preuve écrite de la main même de Meucci, disparue on ne sait trop comment. Ironie du sort, c’est dans ce pays où il ne fonctionne presque jamais que le téléphone aurait été inventé ?
Julia va tout tenter pour retrouver cet écrit, il a son importance car tout est monnayable dans “un pays déchiré entre dollar et monnaie nationnale” !
Elle manipule ses amis, se conduit comme une marionnettiste au centre d’un petit monde dont elle tire les ficelles. Tous ne semblent pas se connaître, mais tous sont plus ou moins liés.
Angel, beau, blond, bronzé, qui donne l’impression de marcher sur des oeufs, l’ange sauveur au don de charmeur de serpent, dont Julia va peu à peu tomber amoureuse, il semble connaître pas mal de choses et il a un bel appartement dans un quartier intéressant … Léonardo, qui arrive sans prévenir chez Angel, s’excuse et se précipite sur le rhum. Julia comprend qu’il est écrivain, qu’il a déjà publié et qu’il a beaucoup de projets. Il voudrait parler avec Léonardo mais celui-ci remet l’affaire à plus tard. Que cachent-ils ? Barbara une journaliste italienne, recherche elle aussi la preuve concernant l’invention de son compatriote. Chacun raconte l’histoire à sa façon, ils se mentent, utilisent des stratagèmes, intellectuels, mathématiciens, se réunissent pour parler, lire leurs écrits que personne ne publie, faute de moyens, de papier ; il n’y a pas grand chose à faire en ces temps de pénurie, ils cherchent quelque chose à quoi s’accrocher. C’est toute la vie de Cuba, ses odeurs “authentiques”, sa chaleur humaine, la capacité à survivre de ses habitants, leur faculté d’adaptation, leur imagination.
Ce roman est difficle, je l’ai cependant aimé, non pour son énigme qualifiée de “mathématique, mais j’ai apppris quelque chose, je ne connaissais pas l’existence d’Antonio Meucci. J’ai vérifié, tout est vrai. Mais il n’est pas simple de démêler cette histoire, il ne faut pas perdre le fil. L’auteur a du talent. Elle nous mène là où elle veut. Son écriture est évocatrice, ses réflexions pertinentes sur les différences existant entre nos sociétés (ce qui leur manque c’est ce que nous avons en trop, ou, ce qui chez nous est un luxe diététique, le soja par ex., est chez eux le minimum vital). Un roman qui apporte quelque chose, et nous rend le peuple cubain un peu plus proche. Je le conseillerais volontiers, les lecteurs de Léonardo Padura pourront sans doute l’apprécier.
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Karla Suárez est née à La Havanne, Cuba, en 1969. Elle a étudié la musique puis s’est diplômée en ingénierie informatique. En 1999 elle publie son premier recueil de nouvellesEspuma, ainsi que son premier roman Silencios qui a reçu le prix Lengua de Trapo. L’année suivante, elle est sélectionnée par le journal El Mundo entre les 10 meilleurs nouveaux écrivains de l’année 2000.
En 2001 elle publie chez un éditeur colombien un autre recueil de nouvelles Carroza para actores. La viajera est son second roman, publié en Espagne en 2005. Après un long séjour à Rome, Karla Suárez a vécu à Paris où elle a publié Cuba, les chemins du hasard en 2007 aux éditions Le bec en l’air. La même année est parue en Belgique Grietas en las paredes.
Karla Suarez est l’invitée cette année des rencontres littéraires Les Belles latinas, 11e Festival de littérature et de films documentaires d’Amérique latine :
http://www.espaces-latinos.org/?page_id=3058