LA RÉVOLUTION CUBAINE À LA CROISÉE DES CHEMINS
Pour le gouvernement cubain – et les partisans du dit socialisme réel, c’est-à-dire du système économique, politique et social de l’ex Union soviétique et de celui des pays de l’Europe de l’Est, ou de la Chine et du Viet Nam – Cuba est socialiste depuis les années 60, quand Fidel Castro l’a déclaré par radio. C’était la réalité pour les ennemis de Cuba et du socialisme, c’est-à-dire les gouvernements et le système capitaliste mondial, (de même pour l’Union Soviétique) mais surtout pour des raisons évidentes de propagande antisocialiste, car comment pouvait-on identifier le socialisme (qui selon Marx serait le royaume de la démocratie, de l’abondance et du dépérissement de l’État et de son pouvoir sur les citoyens) avec la pénurie, le parti unique, la fusion de celui-ci dans l’appareil étatique, le pouvoir discrétionnaire vertical qui existe depuis le sommet de la bureaucratie de l’Etat-parti. Par contre, pour l’ultragauche, qui ne connaît que ce qui est blanc ou noir et qui est guidée par le tout ou rien, le caractère de classe du régime cubain est également clair : Cuba non seulement est capitaliste mais il y règne aussi « la dictature des frères Castro », soutenue par une bureaucratie totalitaire .
La question n’est pas si simple que cela. La révolution cubaine a été possible parce qu’elle a eu lieu dans la cadre d’une révolution anticoloniale à l’échelle mondiale et après le décès de Staline, en pleine crise du stalinisme, ce qui lui a donné un caractère et une dynamique particulière. La révolution antitotalitaire, démocratique et anti impérialiste qui a démarré avec l’assaut triomphal de la Moncada en janvier 1959 a tout de suite pratiqué l’épuration de ceux de ses dirigeants qui étaient de simples bourgeois ou de petits bourgeois anti Batista mais toujours disposés à maintenir la soumission du pays envers l’impérialisme américain (ils se sont enfuis à Miami et réarmés par la suite pour finir par être faits prisonniers). Elle a été définie comme socialiste par la seule volonté de Fidel Castro pour répondre aux attaques des Etats-Unis et à la nécessité d’approfondir le processus (et de trouver des alliés internationaux) et non pas par une consultation ou une décision des masses, même si l’appui à cette déclaration a été très grand. L’expropriation des terres des grands capitalistes et de l’impérialisme, l’étatisation du commerce extérieur et de la production, les tentatives de planification anticapitaliste de l’économie, bases nécessaires pour le développement économique et culturel de l’île, ont constitué le point de départ anticapitaliste de la lutte pour le socialisme et de la période de transition et ce sont ces éléments non capitalistes qui ont permis de faire face à l’isolement et à la crise et ont affaibli la propriété privée des moyens de production, à savoir, le secteur capitaliste proprement dit .
Le capitalisme a subsisté, toutefois, dans la relation de Cuba avec le marché mondial, et dans l’utilisation de la loi de la valeur, qui dirigeait l’économie cubaine. L’État issu de la révolution cubaine a eu comme direction révolutionnaire la classe moyenne, qui disposait de la sympathie mais non du soutien des travailleurs. Cet appareil d’État avait dissous l’armée de Batista et s’appuyait sur les milices et sur le pluralisme qui dans la révolution s’exprimait par la présence dans le gouvernement des militants du Mouvement du 26 juillet dirigé par Fidel Castro, mais aussi de quelques ex membres du Parti Socialiste Populaire (communiste) en rupture avec ce parti qui s’était initialement opposé à la révolution, de jeunes étudiants en majorité catholiques, du directoire Révolutionnaire et de militaires anti Batista, qui ont tous intégré les Directions Révolutionnaires et qui se sont par la suite fondues dans le Parti Uni de la Révolution, transformé en Parti Communiste cubain au milieu des années soixante du siècle passé.
La révolution dès sa naissance ainsi n’a pas été dirigée par le parti communiste local mais par une démocratie radicale ; elle a été pluraliste et s’est développée en même temps que les idées et les méthodes bureaucratiques staliniennes qui commençaient à pénétrer le processus révolutionnaire, en raison de la nécessité de disposer de l’appui de l’URSS . Les bourgeois cubains et leurs fidèles sont finalement partis vers Miami peu après l’écrasement de l’invasion de la Baie des Cochons. Cuba était en train de devenir un pays capitaliste sans capitalistes – selon la définition de Lénine parlant de l’Urss tout de suite après la révolution- avec un appareil d’Etat qui luttait pour la construction du socialisme dans l’île et à l’échelle mondiale .
Bien que Cuba ne fût pas comptée parmi les pays les plus pauvres et les plus arriérés de l’Amérique latine – au contraire, dans les années 1950 elle était le deuxième pays développé après l’Argentine – elle a été, pour des divers motifs, conduite à centraliser le pouvoir, à réduire les marges de la démocratie en créant les conditions pour une vaste bureaucratie dès le commencement même de la révolution.
La bureaucratie à la Cubaine
C’est le résultat de divers facteurs. D’un côté celui de la nécessité de défendre la révolution en retirant de la production les hommes et les femmes les plus énergiques et les meilleurs pour créer un appareil de propagande et de contre espionnage et une armée nombreuse et bien armée, parce que les attentats et les menaces d’invasions étasuniennes et les guérillas contre-révolutionnaires n’offraient pas d’autre alternative. On peut dire que le blocus et la menace de l’impérialisme ont été un puissant facteur de mise en place, du maintien et du développement d’une vaste bureaucratie improductive mais cependant nécessaire à partir de laquelle partait toute une série d’organisations dérivées du modèle militaire et de défense copié de l’Union soviétique à la fin des années 1960. A cet important facteur, il faut rajouter la fuite des techniciens et des administrateurs expérimentés, qu’il a fallu remplacer par des militants pleins de bonne volonté mais débutants, avec peu de connaissances, une faible productivité, une organisation du travail peu rigoureuse, qui venaient alimenter l’appareil de contrôle et de production du parti.
Une bonne part de la bureaucratie est née des erreurs initiales comme l’étatisation inutile et contre productive, du petit commerce, de l’artisanat, de la distribution et des services que le gouvernement cubain tente aujourd’hui trop tardivement de corriger par la suppression de 500000 emplois pour les orienter vers la création de coopératives (nous reviendrons sur cela plus tard).
Mais le fondement principale de la bureaucratie a été l’élimination au nom du centralisme de la participation des citoyens à l’adoption des décisions politiques, économiques et techniques, qui passèrent dans les mains des « spécialistes » et des technocrates, réduisant ainsi la créativité, la socialisation des expériences des producteurs, auxquels s’ajoutent le manque de matériel, de productivité, et la paralysie venant de toute une pluie de réglementations et de bureaucratie apprises de l’Union soviétique. A la tradition d’une bureaucratie inefficace héritée de la culture espagnole pour les pays d’Amérique latine et en particulier pour Cuba, dernière colonie hispanique en Amérique, s’ajoutait la bureaucratisation ultra centralisée importée du stalinisme, qui elle-même plongeait ses racines dans l’inefficacité tzariste.
Enfin, de façon générale, la bureaucratie se perpétua grâce à la division entre travail manuel et intellectuel, propre au capitalisme, surtout dans les premiers temps alors que le niveau moyen des cubains était nettement plus bon que celui d’aujourd’hui, et à la division entre « ceux qui savent » et décident et ceux qui simplement « exécutent », très présente sur ces terres de caudillos que sont les nôtres. Le volontarisme de Fidel Castro a contribué à ce processus alors qu’il tentait de le corriger par des organismes de contrôles bureaucratiques qui contrôlaient les contrôleurs, ce qui a eu pour résultat de créer le chaos et la paralysie – ou en copiant les mesures capitalistes de l’Europe orientale ou se lançant dans cette aventure économique désastreuse de vouloir obtenir à tout prix une récolte de canne à sucre avec un objectif de 10 millions de tonnes, ou encore le désir irréalisable et très cher d’avoir la vache laitière la plus productive au monde et l’autosuffisance.. en asperges -.
La fusion entre le parti et l’État a empêché que le premier contrôle le second et a introduit dans l’appareil d’Etat la bureaucratie, là ou il faut toujours adopter des décisions techniques précises, efficaces et durables, une imprévision et une désorganisation sans discontinuité démoralisant les producteurs qui sont, il ne faut pas l’oublier, aussi les consommateurs des produits basiques.
La faible productivité des travailleurs cubains et le surnombre des fonctionnaires tiennent leur origine dans des décennies d’erreurs économiques graves, surtout à partir du moment ou Che Guevara a été battu lors de la discussion sur l’orientation de l’économie par le triomphe de la conception bureaucratique défendue par le maoïste Charles Bettelheim qui ne se différenciait par beaucoup de ce que projetaient les tenants du dit bloc socialiste.
Toutefois l’erreur la plus grave a été de juger – contre toute évidence et contre les avertissements faits déjà en 1936 par Léon Trotsky - que l’Union Soviétique serait éternelle et, par conséquent, qu’il en serait de même pour le change favorable du sucre de Cuba contre du pétrole abondant qui ne tenait pas compte des prix du marché mondial.
Ces échecs politiques et cette incapacité théorique à juger les régimes et les économies tiennent au fait que la direction cubaine les considérait comme « socialistes », elle y envoyait d’ailleurs ses économistes “marxistes” se former et elle présentait l’appartenance au Came (ou Comecon) comme un avantage pour le développement des infrastructures de Cuba et pour consolider l’autosuffisance alimentaire de l’île. Ainsi, l’effondrement du bloc socialiste a plongé Cuba dans une crise profonde et la baisse en un an de plus d’un tiers du PIB.
Si la bourgeoisie de l’île est revenue au pouvoir se mélangeant avec les vieux apparatchiks staliniens c’est parce que la Révolution cubaine a été et est, avant tout, une révolution anti impérialiste pour l’indépendance, où la bourgeoisie était quasiment inexistante à l’inverse des pays d’Europe de l’Est et parce que la bureaucratie à Cuba était encore, avant la grande crise des années 1980, une caste bureaucratique avec un niveau de vie et des aspirations capitalistes, comme celle de l’URSS.
Le gouvernement n’a pas été isolé, mais plutôt apprécié, d’une part, grâce au consensus ferme autour de la défense inaliénable de l’indépendance cubaine face à l’impérialisme et au développement culturel et matériel réalisé pendant une trentaine d’années entre 1959 et 1986; et d’autre part parce que la bureaucratie, stimulée et développée sous l’influence soviétique, subissait malgré tout la pression des travailleurs cubains, contrairement à ce qui se passait en Union soviétique et en Europe, où la société civile avait été écrasée et démoralisée.
La bureaucratie actuelle est en réalité composée de plusieurs couches. Une qui travaille avec les idées et la création artistique et littéraire, et qui sent et reflète le plus les pressions démocratiques et anti bureaucratiques de la société et comprend la nécessité d’un changement urgent de l’économie et de la vie politique. Une partie de cette couche est influencée par l’idée de la généralisation du marché libre, tandis qu’une autre, beaucoup plus petite croit en la nécessité d’un approfondissement vers le socialisme et l’autogestion sociale généralisée. L’autre secteur idéologique de la bureaucratie, réactionnaire, conservateur et improductif, cherche à maintenir le statu quo pour maintenir clairement ses privilèges et mène une lutte désespérée pour s’enraciner dans le parti, alors qu’il a fusionné dans un Etat qui doit impérativement changer en raison des impératifs économiques et sociaux. Le secteur militaire, à la fois idéologique et productif, les forces armées garantissent la production militaire stratégique cubaine, a des pouvoirs et des privilèges plus importants et il a fait alliance avec les technocrates. Il propose un Etat à la vietnamienne ou à la chinoise, avec une technocratie et une puissance militaire fortes autour d’un parti unique et d’un marché libre mais bureaucratiquement contrôlé. Enfin, dans tous les secteurs de l’appareil (intellectuels, fonctionnaires, avocats, technocrates) il y a ceux qui se préparent « in petto » à une «solution » similaire à celle de leurs collègues d’Europe de l’Est : devenir capitalistes, en particulier dans le cas d’une grande ouverture au tourisme et aux investissements en provenance des États-Unis.
Des années 1980 à nos jours
La chute sans gloire, et sans retour de l’Union soviétique et de son énorme impuissant et corrompu Parti communiste de 18 millions de membres y compris de celle des pays du «socialisme réel» et la transformation immédiate des bureaucrates de ces pays en capitalistes se livrant à des manœuvre de type mafieux pour reprendre les entreprises, ou pour les administrer tels des sociaux-démocrates, a eu des conséquences énormes pour Cuba.
Tout d’abord, le processus a porté un rude coup à l’infaillibilité prétendue de la direction du Parti communiste cubain et de l’Etat, de Fidel aux derniers échelons, alors qu’en même temps l’équilibre international était profondément modifié et la population et les secteurs en particulier l’appareil bureaucratique ont été très démoralisés. La chute brutale du produit intérieur brut et la nécessité de recourir au tourisme et aux étrangers disposés à ignorer la loi Helms Burton (* ndt, loi américaine renforçant le blocus de Cuba) et la possibilité ouverte à de nombreux fonctionnaires et dirigeants du parti qu’ils pourront « se débrouiller» en toute autonomie, les a rassurés sur le fait qu’ils pourraient utiliser leurs positions et leurs pouvoirs, sur le plan économique.
Dans le même temps il y a une généralisation du vol, de la corruption, de la prostitution, le ralentissement de la production parce que les salaires ne sont plus suffisants et au contraire deviennent minuscules et ridicules, d’autant que les mécanismes de soutien et les salaires indirects de toutes sortes, tels que l’éducation, la santé, les subventions alimentaires, le livret pour acheter les produits basiques, perdent constamment de leur valeur ou ne sont plus garantis
Le luxe ostentatoire des investissements pour les touristes, le marché spécial qui leur est dédié, les privilèges irritants mis à leur disposition et à la vue de tout le monde qui pleuvent sur les meilleurs hôtels et les meilleures plages où les Cubains ne peuvent se rendre librement, favorisent une société à deux vitesses, et en deux couches. Avec une forte imprégnation du dollar et du capitalisme, et de son hédonisme et consumérisme pour les uns, et le dénuement pour ceux qui sont payés en pesos par un Etat déchiré perdant son indépendance et sa souveraineté. Entre les deux, une bureaucratie dont les secteurs les plus forts sont liés à la première couche alors que les plus pauvres souffrent des problèmes de la seconde, c’est-à-dire la majorité de la population.
Pour aggraver les choses, ceux qui avaient choisi de construire la révolution et de ne pas émigrer, constatent que les familles des contre révolutionnaires et individualistes qui avaient émigré pour survivre reçoivent des dollars en soutien alors qu’eux-mêmes doivent se satisfaire de leur maigre salaire.
Depuis les années 80 jusqu’à aujourd’hui Cuba est divisée grosso modo de manière horizontale et générationnelle en deux groupes principaux : ceux qui connaissent la période avant 1959 et les luttes révolutionnaires qui ont suivi et ceux qui, sont nés sous la crise économique sans fin, pendant laquelle ils se sont formés, avec l’aggravation issue de l’effondrement de l’aide soviétique à l’île et l’usure morale produite par la transformation de l’île en paradis pour le plaisir des autres.
Cuba est un pays où la jeunesse forme la minorité de la population bien que l’espérance de vie à la suite des progrès de l’éducation et la santé, se prolonge, mais la fertilité à cause de la crise, est réduite. Cependant la jeunesse c’est l’avenir. Et ce futur est hypothéqué dans les villes parce que beaucoup de jeunes, en particulier dans les familles les plus pauvres, espèrent en une solution individuelle qui comprend le rêve de l’expatriation, et ne poursuivent aucune utopie. Dans les campagnes, où il ya moins de contact avec le tourisme et son influence délétère et le consumérisme, les inégalités et les privilèges sont beaucoup moins visibles, la jeunesse rurale est différente de la jeunesse urbaine, mais Cuba est un pays essentiellement urbain avec de vastes étendues de friches. C’est un pays rural, mais sans agriculteurs, sans production alimentaire suffisante, sans autres produits de terroir.
Le marché noir est, comme l’acide qui dissout l’économie cubaine, parce que les bureaucrates qui veulent réfectionner leur maison savent que l’électricien, le plombier, le maçon travaillent avec des outils et des matériaux volés à l’État, comme sont volés à l’État les faux remèdes aphrodisiaques ou la marchandise frelatée vendue aux touristes dans les rues ou les aliments vendus dans les “paladares”.
La vérité est que la situation actuelle ne peut pas continuer, ni celle d’une économie à deux monnaies parallèles officielles (le CUC et le péso) et de l’autre le dollar décisif et omniprésent. Cuba est à un carrefour: soit aller vers le capitalisme, sous la dépendance semi coloniale des États-Unis, ou avancer résolument sur la voie renouvelée du socialisme. Mais soyons clairs : il ne s’agit pas d’une opposition entre le marché et la construction socialiste, parce que des concessions au marché sont nécessaires et légitimes quand il s’agit de sécuriser l’approvisionnement et la survie de la grande conquête d’une révolution anti-impérialiste mondiale qu’était et reste la révolution cubaine. En outre, les marchés existaient dans l’histoire bien avant le capitalisme et existeront encore après lui dans les régimes transitoires après l’effondrement du capitalisme mondial. La question est de savoir si le marché libre conduit la société ou si c’est la société qui dirige et contrôle le marché et donne lieu à des investissements capitalistes étrangers, porteurs de savoir-faire et d’innovation.
Le chemin de l’autogestion
Faisons un peu d’histoire. L’autogestion, en Aragon pendant la révolution espagnole, a duré trop peu et donc n’a pu démontrer autre chose que maximaliser la démocratie des producteurs-consommateurs-citoyens était du domaine du possible.
L’autogestion yougoslave a été différente, par son origine et son développement. En effet, d’un côté elle a été organisée par le pouvoir central d’Edouard Kardelj après une première tentative voulant imiter le modèle économique et bureaucratique centralisé du stalinisme, qui a été interrompue lorsque Staline a expulsé Tito du Kominterm et voulait l’effacer ainsi que son parti qui jusque là vivait à l’exemple du stalinisme et cherchait à créer une Fédération socialiste des Balkans échappant au contrôle total de Moscou et des autres partis communistes. D’autre part, ce fut une autogestion déformée dès son origine par sa dépendance au parti (la Ligue des communistes yougoslaves) et par son nationalisme et son fédéralisme bureaucratisé, et aussi par le localisme développé par les différentes républiques qui ont conduit à l’éclatement de la Fédération yougoslave.
Les entreprises de l’autogestion yougoslave pouvaient élire leurs dirigeants, mais en tenant compte des propositions du parti et pouvaient choisir les plans de productions et d’investissements, la technologie, les salaires, seulement avec son accord, par contre les importations, la production et sa commercialisation étaient sous contrôle de l’Etat, les prix étant fixés par le marché et en plus sous le contrôle coûteux et redondant des diverses républiques fédérales. Le principe juste d’une fédération a été faussé par l’existence du parti unique bureaucratisé, par le nationalisme pointilleux de chacune des républiques qui dévitalisèrent le principe juste de l’autogestion.
L’autogestion dans l’Algérie indépendante dirigée par Ahmed Ben Bella a duré très peu de temps et a été asphyxiée par le contrôle de l’appareil d’Etat sur les entreprises agricoles qui cherchaient à se développer mais sans assistance technique ni crédit.
Les expériences qui ont suivi comme celle des montres Lip ou encore récemment chez Philips, en France, ou celle d’usines occupées en Argentine, au Brésil, en Uruguay, au Venezuela, ont été ou sont, plutôt que des expériences d’autogestion, des exemples du contrôle des travailleurs dans des entreprises à la propriété capitaliste ou à la propriété revendiquée. En effet, sauf pour l’organisation du travail et la fixation des salaires, elles fonctionnent comme avant par le fait qu’elles s’approvisionnent sur le marché capitaliste, qu’elles vendent les mêmes produits vendus par l’ancien employeur sur le même marché et qu’elles dépendent de l’obtention d’un statut particulier qui les lient à l’appareil d’Etat pour usage public et par expropriation pour cause d’utilité publique, pratique pour s’organiser en coopératives et pour éviter les impôts ou, comme dans le cas du projet de loi argentin en cours de discussion, grâce à une disposition spéciale permettant d’obtenir des crédits à très bon marché et des aides techniques.
A Cuba aujourd’hui, le gouvernement est contraint par la crise mondiale à faire des concessions au marché capitaliste et doit assurer le développement de l’agriculture qui repose sur une myriade de petits agriculteurs privés. Dans le même temps, il doit essayer de réparer avec un retard de cinquante ans les erreurs commises avec la nationalisation non seulement de toutes les entreprises impérialistes mais y compris celle des petits producteurs et boutiquiers soit des dizaines de milliers d’entreprises artisanales. Et, compte tenu de la nécessité de donner du travail à un million de travailleurs qualifiés comme «surplus», comme le suggère les articles nostalgiques de Juventud Rebelde (Jeunesse rebelle) il leur propose de permettre et de soutenir l’initiative privée pour la création de cafés, restaurants, glaciers, magasins de chaussures et d’autres emplois et de les contrôler par les impôts.
Ainsi, le secteur des entreprises publiques devra vivre et se disputer les ressources du marché capitaliste avec un vaste secteur des petits producteurs agricoles et autres ayant également accès à ce marché. En fait, un segment de la société existe déjà qui ne fonctionne pas avec la monnaie nationale mais est lié au dollar, et puisque l’économie est déjà déréglée et que les contrôle de l’État ne sont ni réalisés ni efficaces, la mise en route d’une nouvelle politique économique plus proche de la réalité sociale n’augmenterait pas les dégâts auxquels Cuba a déjà eu à faire face et pourrait même en éliminer certains. Toutefois, à condition de réaliser des économies d’échelle et d’accroître la productivité moyenne des coopératives d’achat, de commercialisation, la formation technique, et le crédit pour ceux qui se lanceront dans ces emplois. Et surtout de mettre en œuvre l’autogestion qui permettrait aux producteurs et aux consommateurs de connaître, de réorganiser les ressources du territoire en réduisant la bureaucratie et d’accroître la responsabilité collective et la morale du travail, comme moyen de participation et de démocratisation du pays.
L’autogestion, loin d’être un luxe possible pour des pays riches, peut être une force formidable qui peut démultiplier la créativité et le sens de la responsabilité de ceux qui veulent être acteurs de leur vie quotidienne et de leurs rapports avec le monde. Dans un marché capitaliste où les pénuries mettent l’accent sur les problèmes sociaux il se crée aussi des liens de solidarité et une conscience collective indispensables pour contrer la tendance du «moi d’abord » et de l’hédonisme introduits par le capitalisme et la corruption de la bureaucratie. Ceci, bien sûr, s’oppose à l’autogestion, qui veut en terminer avec la propriété privée, les privilèges et les contrôler. C’est précisément pour cette raison, que si l’on veut améliorer la production tout en préservant la démocratie, nous devons faire de la place pour l’autogestion et pour le «parti» qui impulsera le socialisme contre le «parti» du conservatisme.
On pouvait s’y attendre, la crise mondiale, qui vient s’ajouter au blocus criminel des États-Unis avec la réduction du tourisme et même les envois de fonds des Cubains émigrés pèse encore plus sur l’île. Les difficultés croissantes de l’économie vénézuélienne comme l’aggravation des catastrophes climatiques sont aussi des facteurs à prendre en considération s’il s’agit de réfléchir à la sortie de la crise actuelle de l’économie cubaine et à comment réduire les tensions sociales et politiques dans un pays qui est installé dans une crise profonde depuis plus de vingt ans (la durée de vie de toute une génération) et qui ne voit dans l’avenir se dessiner ni changements réels ni objectifs encourageants, si ce n’est une dure lutte pour la survie sous le même système et dans les mêmes cadres qui ont eu pour résultat la situation dramatique actuelle et qui ne savent pas comment l’éviter.
Pour surmonter cette crise, aggravée par la crise mondiale, mais qui trouve aussi son origine dans les causes spécifiques à Cuba, il faut que toutes les forces de la population se tendent vers un même but, utilisent leurs capacités créatrices, la culture, les connaissances, se mobilisent et deviennent les protagonistes de toutes les décisions, en tant que maîtres de leur propre destin, ayant pour objectif l’égalité, la pleine participation et l’innovation. En un mot, cesser de considérer les Cubains uniquement comme des sujets et les reconnaître au contraire comme des citoyens à part entière, mobilisant leur volonté, leur conscience, leur volonté de socialisme, non pas derrière des slogans vides, mais vers la réalisation des objectifs démocratiques et de l’autogestion pour que l’Etat ne soit pas un appareil pesant sur la société et cherchant à la contrôler, mais placé sous la gestion collective des citoyens eux-mêmes.
La démocratie n’est pas qu’un obstacle au travail des spécialistes, des bureaucrates et des technocrates : c’est un besoin vital qui permettra d’accroître la production et la productivité et de réaliser de nouvelles inventions collectives. Qui discute actuellement des mesures visant à surmonter la crise en vendant les biens de Cuba pour 99 ans à des étrangers, quand les Cubains ne peuvent pas se les payer ? Qui a décidé de construire plusieurs terrains de golf de 18 trous (pour les étrangers), très coûteux en eaux et en dépenses ? Qui élimine totalement la maigre allocation de chômage et la gratuité des enterrements ? Est-ce l’Assemblée nationale, qui se réunit toujours à postériori pour entériner les décisions prises par le parti ? Un congrès ou une conférence du parti toujours repoussés car le parti est un parti unique, dans lequel on trouve le meilleur et le pire de la fonction publique cubaine qui a fusionné avec l’appareil d’Etat, et qui n’a pas d’autres objectifs que ceux du parti auquel il est subordonné, et bien sûr, sans le moindre contrôle sur les dirigeants du parti-Etat ? Les dits syndicats qui au lieu d’être la voix des travailleurs face à l’appareil d’État, font tout simplement partie de la bureaucratie d’Etat, et sont incapables de dire un mot devant la perte des grandes et vieilles conquêtes, d’évaluer les politiques de l’État, de formuler des propositions et des contre-propositions émergeant des assemblées démocratiques dans les entreprises ?
Pourquoi ne pas discuter des mesures du gouvernement dans chaque entreprise, dans chaque quartier, dans chaque communauté rurale ? Pourquoi ne pas entendre la voix et les suggestions de ceux qui subiront les conséquences de ces mesures et qui en même temps devront retrousser leurs manches et prendre le taureau par les cornes?
Une crise, c’est une opportunité de changement. Au lieu de recourir principalement à un hypothétique tourisme et des investissements de luxe, pourquoi ne pas discuter de quels seraient les investissements productifs nécessaires et ceux qui devraient être autorisés aux capitaux privés, par exemple, la production alimentaire et la distribution de la nourriture sur l’île ?
Plutôt que de centraliser à nouveau, pourquoi ne pas décentraliser et donner le pouvoir de décision et d’organisation au niveau territorial, horizontal, aux producteurs et mettre à leur disposition les moyens de production et de transport ?
Lutte contre la bureaucratie ne consiste pas seulement à réduire le nombre de fonctionnaires redondants ou improductifs et à adopter des réglementations absurdes, mais à la changer fondamentalement en transférant le pouvoir d’information et de discussion vers les citoyens utilisateurs-producteurs-consommateurs, détournés par la bureaucratie.
La démocratie, l’autogestion, la planification sur le territoire et sur les lieux de la production, la liberté d’opinion, d’être en désaccord, de s’exprimer, d’apprendre, sont indispensables si l’on veut sortir la population d’une démoralisation génératrice de démission, d’apathie devant la pluie de décisions venant du sommet de l’Etat telles des ouragans.
Répétons le : la voie prise par la Chine ou le Vietnam ne peut s’appliquer à Cuba, non seulement pour des raisons démographiques, historiques, culturelles, mais aussi parce que c’est une solution qui ouvrirait totalement le pays aux capitaux et à l’intervention des États Unis en éliminant ce qui reste de la révolution.
Cuba n’a jamais été socialiste, même si elle a lutté pour contribuer à la construction du socialisme sur l’île et dans le monde. Mais sa révolution démocratique, anti-impérialisme et de libération nationale, a été importante pour l’île et pour le continent entier, mais elle a été bloquée à un moment, car elle n’a pu approfondir son cours, elle a au contraire reculé, tout en maintenant l’indépendance nationale, base du consensus politique autour du gouvernement, en particulier chez les générations plus âgées, qui connaissent le passé et ne veulent pas y retourner, comme l’exprime clairement Silvio Rodríguez.
Il serait suicidaire d’enterrer les restes de la révolution pour attirer les investisseurs. Au contraire, il faut la réanimer par de grands changements, sur la base de la décentralisation et la planification des besoins et des ressources du territoire, sur la base de la démocratie de la population organisée en comités d’entreprises et en conseils locaux, sur la base de l’autogestion sociale généralisée, sur la liberté d’organisation et l’élimination de l’autocratie et de la bureaucratie et l’extension d’un pouvoir maximal aux producteurs.
Guillermo Almeyra
Publié le 3 octobre 2012 sur le site de la revue internationale Utopie-critique
Almeyra, Guillermo. Marxiste argentin qui a résidé de longues années en Italie, en France et au Mexique, est Docteur en sciences politiques et titulaire d’une maîtrise en histoire de l’Université de Paris VII en politique contemporain. Il a enseigné à l’Universidad Nacional Autonoma de Mexico où il s’est spécialisé dans les mouvements sociaux et les conséquences de la mondialisation. Il écrit et commente l’actualité internationale dans le journal « La Jornada » (Mexique).