Non, les Cubains n’ont pas Internet !
Un point d’accès à internet par ville
Depuis quelques mois, le gouvernement cubain montre quelques signes d’ouverture : libéralisation économique, libération de prisonniers politiques… Autant de signes laissant à espérer que l’île communiste est en train de se réveiller. Pourtant, sur place, la réalité est toute autre.
La succursale d’ETECSA, la seule agence de télécommunications du pays, est, comme tous les matins, vide. Derrière le comptoir, trois femmes me regardent de travers, comme tous les matins… Dans la vitrine devant elles, quelques cartes d’accès à internet sont en vente. Elles sont poussiéreuses. Les prix affichés sont les mêmes dans toutes les villes du pays. 6 CUC (environ 6$) pour une heure d’accès. J’en achète une. Je dois également m’inscrire sur le cahier de registres, qui finira sans aucun doute au ministère de la Sécurité intérieure. Depuis que je suis arrivée à Cuba, il y a un mois et demi, le gouvernement cubain sait où je suis, jour après jour, heure par heure, j’ai déjà dû noter mon nom et mon numéro de passeport une bonne centaine de fois.
Je suis la seule à être inscrite sur ce cahier, depuis trois semaines. Je repère juste le nom d’un Chilien, il y a cinq jours. Je me demande ce qu’il est venu trouver à Placetas ce jour-là.
Devant cet ordinateur, j’ai l’impression d’être chez moi. Je suis la seule à l’utiliser. Dans toute cette ville, je suis la seule à pouvoir me connecter librement à Internet.
Une heure d’internet = 60% d’un salaire mensuel
Si je n’ai pas à faire la queue pendant des heures, derrière des dizaines d’habitants, comme dans tous les « cyber-cafés » de la planète, c’est parce qu’ici, Internet, sous couvert d’être accessible à tous, est en fait un luxe qu’aucun Cubain ne peut s’offrir.
Le salaire moyen d’un actif cubain est d’environ 10 CUC, une heure de connexion coûte 6 CUC. Vous saisissez ?
La connexion est lente. Elle me rappelle les tout premiers modems que nous avions en France.
Une heure plus tard, je remercie les trois dames qui n’ont cessé de me regarder et je sors. Personne n’est entré chez ETECSA ce matin, comme d’habitude.
Pourtant, autour de moi, parmi les Cubains que je fréquente, j’entends parler d’Internet, deFacebook et je ne comprends pas. Comment font-ils ?
Ils n’ont pourtant pas de connexion chez eux. Après m’être informée, j’apprends qu’un accès Internet privé coûte plus de 30 CUC par mois pour 10 heures de connexion. Dans tous les cas, pour avoir Internet, il leur faudrait déjà un ordinateur.
En parlant autour de moi, j’apprends à connaître leurs techniques, leurs petites habitudes, leurs moyens de frauder.
Le marché noir de l’Internet
Rosel est musicien, il a 22 ans et une adresse email, il me la donne dès que nous nous rencontrons, il en est très fier. Pour se connecter, il se rend, quand il le peut, dans l’entreprise d’un de ses amis. Internet y est limité, de nombreux sites sont inaccessibles, bloqués par les serveurs du gouvernement, mais il peut envoyer ces sacro-saints « correo electronico ». Il a l’impression d’exister dans le monde.
Johann, bientôt 30 ans, a également une adresse email, grâce à son travail. Elle ne peut pas naviguer sur internet, tout est bloqué, sauf sa messagerie professionnelle. Elle rêve d’avoir une pageFacebook.
A 18 ans, Gideon effectue son service militaire et devrait entrer en faculté de médecine l’année prochaine. Il m’explique comment frauder : « C’est simple, nous n’avons aucun accès à Internet.Seuls les étrangers peuvent avoir une connexion. Alors nous nous arrangeons avec eux. »
« En tant que Cubain, je n’ai accès à rien »
C’est Luis-Felipe, professeur d’art dramatique de 25 ans, marié depuis deux ans à une jeune femme qui a eu la chance de pouvoir émigrer aux Etats-Unis, qui m’en dit plus sur la manière d’utiliser les étrangers pour accéder à Internet : « La technique la plus courante est de demander à un étranger d’ouvrir un compte à son nom. Ensuite, un Cubain avec un pouvoir d’achat très élevé achète sa connexion et se met en réseau avec d’autres Cubains, équipés d’un ordinateur. Ces Cubains peuvent ensuite lui envoyer des messages qui seront envoyés, par internet, depuis le premier ordinateur, le seul qui a une connexion. »
Mais le jeu est dangereux, « il existe sans doute d’autres moyens mais je ne les connais pas. Ce que je sais c’est que c’est très risqué et qu’on peut rapidement finir en prison. »
Pour ce qui est des moyens « légaux », Luis-Felipe sait très bien qu’ils ne s’adressent pas aux Cubains. « Ma femme est Cubaine et habite aux Etats-Unis. La dernière fois qu’elle est venue, elle a voulu regarder ses mails. Ils (ETECSA, ndlr) lui ont demandé où elle habitait, son visa etc. Elle a dûleur demander l’autorisation pour que je l’accompagne. Ils ont accepté à contrecœur. C’est comme ça que j’ai compris, même si je le savais avant, qu’en tant que Cubain, je ne pouvais pas utiliser les moyens de communication, soi-disant en accès libre. »
Isolés du monde
A 18 ans, Leodanis est en terminale et a du mal à contenir sa colère : « Le gouvernement veut faire croire que tous les Cubains ont accès à Internet mais c’est faux ! Tout est contrôlé et sélectionné par les serveurs du gouvernement et beaucoup trop cher pour nous. Ceux qui ont internet chez eux ont la chance d’avoir de la famille à l’étranger pour leur payer la connexion. Et puis il y a ceux qui ont des amis chez ETECSA et qui peuvent frauder grâce à eux. »
« Le gouvernement cubain refuse l’accès internet à la population parce qu’ils pourraient savoir ce qui se passe dans le monde. Les membres du Parti communiste ont peur de la déviance idéologique des Cubains ! »
Ce jour-là, je suis accompagnée d’un ami israélien, Aholiav. Un Cubain nous aborde et nous demande d’où nous venons. Aholiav répond, notre interlocuteur réplique, « Ah oui, vous aussi vous avez beaucoup de problèmes avec les Etats-Unis. » Jusqu’à ce jour, je n’avais jamais été confrontée, d’aussi près, à la désinformation et à l’orchestration de l’ignorance.
Jolpress