Bilan de deux années de travail de l’Atelier libertaire Alfredo López de La Havane
Contribution cubaine pour les Rencontres internationales anarchistes de Saint-Imier 2012
L’Atelier libertaire Alfredo López de La Havane est l’espace et l’union de volontés pour retrouver et développer une perspective libertaire et anti-autoritaire dans la dynamique du Cuba contemporain. Cette dynamique est née au sein du Réseau Observatoire critique, les animateurs de l’atelier que nous sommes, avons eu la joie d’avoir été auparavant les fondateurs de ce collectif. Ce qui montre que nous ne nous sommes pas constitués en atelier avec une volonté sectaire, mais avec l’intention de soutenir un point de vue spécifiquement anarchiste après avoir apporté une contribution décisive à la création d’un espace, pluriel, multiple et autonome, qui a réussi à exister près d’une décennie grâce à cette dynamique libertaire et anti-autoritaire qui nous avons encouragé dès le début.
Cuba est un pays où les habitants ont été profondément marqués par le culte de la modernité, le cosmopolitisme capitaliste et l’accès aux fruits malades de ce régime. D’abord par la domination yankee, qui s’installa très tôt dans l’île, et ensuite avec l’impulsion moderniste, technocratique et mégalomane de ce que l’on a appelé la Révolution cubaine. Ce qui a produit des effets négatifs dans l’imaginaire social de notre pays.
Il est probable que la paysannerie cubaine a été la première, hors des États-Unis, à s’habituer à la consommation quotidienne d’aliments industrialisés et produits à Cuba depuis la fin du XIXe siècle. Et c’est l’une des premières paysanneries, sur le continent américain, à se familiariser avec les relations monétaires et mercantiles, bien que Cuba a été l’un des derniers pays à abolir l’esclavage. À contre-courant des stéréotypes fondés sur le « Cuba socialiste » par les mouvements progressistes mondiaux, notre île est une société imprégnée pour longtemps des valeurs et de la culture matérielle du capitalisme industriel. Mais il est clair que notre île est frustrée de ne pouvoir avoir la possibilité de généraliser et stabiliser le travail salarié urbain en tant que base à l’accès massif au mode de vie capitaliste. Cela est du à la croissance monstrueuse au XXe siècle de la monoculture sucrière.
Dans ce scénario, le syndicalisme révolutionnaire ou plus spécifiquement l’anarcho-syndicalisme a laissé une empreinte de contestation anticapitaliste remarquable dans l’histoire des travailleurs et des exploités à Cuba. Pressés par des besoins urgents de survie quotidienne, par rapport à un chômage qui devint massif et endémique dès les années 20 du siècle dernier, les anarcho-syndicalistes ont pu impulser un ample réseau associatif et culturel, et un héritage organisationnel qui fut sévèrement combattu sous les feux croisés de l’appareil répressif des dictatures successives qui ont frappé l’île. Mais aussi par la graduelle et intermittente hégémonie gouvernementale que les communistes pro-soviétiques exercèrent dans les années 30, dans la gestion et la neutralisation des conflits sociaux autonomes à Cuba.
La récupération, avec ses ombres et ses lumières, du patrimoine anarcho-syndicaliste dans notre histoire, et avec lui, de tout l’anarchisme créole spontané, tout au long de notre histoire ,est très importante. La récupération de la géographie et de la culture, l’actualisation et la diffusion des courants et des thèmes qui génèrent l’anarchisme international, et l’articulation d’une perspective anti-autoritaire générale pour assumer les pratiques actuelles dans les domaines les plus variés de notre réalité sont quelques-uns des objectifs plus généraux de notre collectif.
À cet égard, la figure d’Alfredo López est une référence incontournable de notre histoire ouvrière et populaire, à tel point que son nom n’a pas pu être effacé de la mémoire actuelle des luttes sociales dans notre pays, malgré l’amnésie qu’a imposée l’hégémonie des communistes pro-soviétiques dans les appareils culturels de l’État cubain. Ce qu’ils sont arrivés à effacer de la mémoire d’Alfredo López, c’est le contenu critique et la capacité de contestation dans les circonstances actuelles du capitalisme d’État cubain. Ainsi, vous pouvez trouver des entreprises et des usines ou un conglomérat d’entreprises polygraphes qui ont pour nom Alfredo López, mais au-delà du nom il est difficile d’en tirer quelque chose de précis, à l’exception de clichés vides de sens.
La récupération critique de la figure d’Alfredo López et avec elle l’histoire de l’anarcho-syndicalisme à Cuba est un effort qui peut être utile et pertinent pour, à partir de là, reconstruire cette perspective anti-autoritaire générale, qui est si nécessaire dans notre pays et dans le monde. Pour cela, socialiser un corps et des idées anarchistes à Cuba aujourd’hui, dans une société saturée de totalitarismes idéologiques présentés comme des formules magiques qui peuvent tout résoudre sans intervention humaine, cela doit passer inexorablement par la reconstruction d’un tissu social et collectif qui articule pratiques, affections, mémoires historiques, sensibilités et connaissances libératrices permettant de doter d’un sens propre les individus et les collectifs dans notre pays.
Entre août 2010 et juillet 2012, l’Atelier libertaire Alfredo López a organisé environ 15 vidéo-débats, 3 débats, 3 hommages. Dans le cadre de ces activités, on peut mettre en évidence, un vibrant hommage à la révolution espagnole, l’hommage au compagnon Frank Fernández, vétéran anarchiste cubain en exil, l’atelier sur la maternité et le féminisme libertaire, l’atelier sur le 23e anniversaire des événements de Tiananmen. Nous devons parler également du débat à propos du mouvement 15M des indignés espagnols, de celui consacré aux notions d’autorité et d’ordre chez les penseurs acrates, ainsi que des vidéo-débats dont celui sur le chômage et le travail salarié avec le film « Le chauffeur de taxi est complet » et de celui dédié au mouvement étudiant au Chili, avec du matériel du collectif Sinapsis. Enfin, de celui organisé à propos du mouvement de protestation radical en Grèce. La plupart de ces débats a compté sur la présence de 10 à 30 personnes, ils ont été annoncés sur notre site web et dans des espaces de solidarité internationale.
L’Atelier libertaire Alfredo López, comme le reste des espaces de l’Observatoire critique n’a pas de local lui appartenant, ce qui explique en grande mesure le manque de périodicité des activités, ainsi que l’impossibilité de coordonner les activités de l’atelier avec le matériel bibliographique sur lequel nous pouvons compter grâce au réseau de solidarité international et les efforts de chacun de nous. Le fait de ne pas avoir de siège social est un problème qui continuera à nous affecter à court terme et à limiter la croissance de l’atelier en tant qu’espace. Nous faisons un effort, grâce à l’aide solidaire de compagnons comme Daniel Pinós du GALSIC (Groupe de Soutien aux libertaires et aux syndicalistes indépendants à Cuba), et de Karel Negrete, Marina Sitrin et Matías Gremer, de l’association Matías Pérez, pour documenter en vidéos les rencontres et numériser les informations disponibles, de façon à ce que l’on puisse socialiser autant que possible les activités.
C’est ainsi que nous sommes sur le point de présenter un DVD consacré aux 23 ans des événements de Tiananmen, un autre sur le mouvement étudiant au Chili et un CD compilant des textes et des vidéos de critique anti-industriel : « Les avancées technologiques et la barbarie sociale ». Nous pensons les promouvoir dans des lieux publics ouverts comme nous l’avons fait avec le débat sur le 15M et les Indignés espagnols sur une place publique en août 2011. De cette façon, nous récupérons pour un usage social les espaces que l’État a exproprié et nous espérons compter sur des fonds propres de l’atelier pour continuer à fonctionner.
D’autre part, nous sommes plusieurs compagnons à travailler dur pour réaliser un documentaire sur la vie d’Alfredo López, qui serve de complément à la compilation sur CD de textes et documents « Alfredo López, un anarchiste cubain » que nous avons présenté l’an passé. Le projet de réaliser un documentaire sur la vie d’Alfredo López sert également à tisser un réseau de relations entre Jesús María, le quartier populaire havanais où a vécu Alfredo et les individus et les habitants de la ville de Sagua La Grande, dans la province de Villa Clara, dont sont originaires Alfredo et sa famille, et où existe aujourd’hui un parc qui a depuis deux ans une statue d’Alfredo. Cette statue est l’aboutissement des efforts faits, des années durant, par l’historien de la ville Francisco Villa et le sculpteur Rodolfo González Tondike. C’est une précieuse contribution pour la récupération et la re-signification d’une mémoire populaire qui jusqu’à aujourd’hui n’avait reçu que l’attention du Parti communiste cubain.
Avec la volonté de multiplier la capacité d’implication de l’Atelier libertaire Alfredo López avec des individus et des collectifs cubains, et de s’insérer dans la dynamique socio-culturelle cubaine, nous travaillons sur l’organisation d’un atelier sur la signification de l’œuvre « L’aide mutuelle » de Piotr Kropotkine 110 années après sa publication. Dans cet atelier nous invitons des individus ayant des points de vue divers. Ce qui pourrait être un événement intéressant qui réintroduit de façon critique une œuvre classique de la tradition libertaire classique parmi nous. Une œuvre qui fut connue dans les milieux ouvriers cubains du début de XXe siècle. De cette expérience surgira une modalité que nous sommes en train de définir ainsi que des ateliers thématiques sur des sujets qui peuvent être très utiles et incontournables, comme l’éducation et l’autorité, la santé, l’alimentation et l’autogestion communautaire, le travail salarié et le socialisme (en coordination avec le collectif Socialisme participatif et démocratique), ainsi que le 150e anniversaire de la publication du Principe fédéral de Proudhon et la contemporanéité de celui-ci à Cuba.
Dans un contexte comme celui de Cuba, l’État bureaucratique capitaliste s’est blindé avec une armure de contrôles et d’interdictions, une grande partie de la société a accepté de telles interventions comme inévitables. D’autre part, nous découvrons un scénario d’offres abondantes mis en place par les ambassades et les agences d’autres États représentés à La Havane. Ces institutions étrangères offrent de juteuses sommes d’argent pour financer des soi-disant « projets indépendants » qui sont un défi à l’imagination et à la volonté de toute tentative de créer des perspectives libertaires et autonomes. Comme cela a été défini par les compagnons du collectif El libertario du Vénézuela, l’un des plus grands défis des collectifs acrates basés dans les pays en « processus de changement » gouvernementaux, est de préserver la capacité d’autonomie en ce qui concerne les appareils de polarisation politique que mettent en action les « États révolutionnaires » et « l’opposition ».
Mais si nous parlons de défis, le plus grand défi de notre groupe est d’être ancré dans le monde populaire et prolétaire cubain, dans les scénarios où a vécu, a combattu et où est mort Alfredo López et beaucoup d’autres anarchistes cubains, et de contribuer à la reconstruction d’un tissu social populaire qui affronte la croissante dislocation sociale administrée par l’État, vécue par la société cubaine depuis des décennies. Une désarticulation qui convertira Cuba en un nouveau paradis pour le capitalisme mondial, sous la direction idéologique du Parti communiste cubain, le remarquable disciple de son maître chinois, le « Géant asiatique ».
Un grand merci et des salutations spéciales pour les compagnons de la coopérative Espace Noir (Saint-Imier), la Fédération Anarchiste française, la Fédération libertaire des montagnes (Suisse), l’Internationale des fédérations anarchistes et les autres organisateurs de ces émouvantes et stimulantes rencontres et, comme disent les compagnons du petit circuit anarchiste cubain :
Santé et beaucoup de vitamine A !