Critiques de gauche dans le processus révolutionnaire cubain
Depuis les années 1990 de nombreux débats ont lieu à Cuba sur le futur du socialisme cubain. Certains, organisés depuis « en haut », dans les centres de travail et les comités de défense de la révolution des quartiers, ne donnent pas lieu à des comptes-rendus officiels et il est de ce fait extrêmement difficile de connaître la teneur des propos échangés, à l’échelle du territoire. C’est d’autant plus regrettable que ce sont les seules enceintes de débat qui concernent l’ensemble de la population cubaine.
Il s’agit d’espaces officiels, comme un centre de recherche ou un siège local de l’association des jeunes créateurs (Asociacion Hermanos Saiz – AHS) ou encore un centre culturel local, mis à disposition par les autorités culturelles ou universitaires pour ce public particulier. Sans que ces débats ne soient réprimés, ils sont donc canalisés vers certains espaces, et parfois marginalisés volontairement, sans que cela empêche cependant la mise en place de réseaux de contacts informels et fluides entre différents projets socioculturels. Un mini espace contestataire s’est ainsi configuré, autour de collectifs informels faits d’artistes autodidactes qui pratiquent la performance dans l’espace public, de jeunes intellectuels qui se réunissent autour de la lecture de textes marxistes critiques, anarchistes et libertaires, de rappeurs politisés qui tentent de proposer une alternative réfléchie au rap bling bling, de responsables de revues, etc.
Le dernier exemple en date de la capacité d’organisation de cette nébuleuse de jeunes Cubains de la sphère culturelle et intellectuelle havanaise est la tenue, le 2 octobre 2009, d’une journée de commémoration de la naissance de Mahatma Gandhi, déclaré Journée de la Non Violence à l’échelle mondiale, afin de promouvoir la discussion et l’expression sur le sujet, à travers des expositions et présentations de jeunes artistes, dans un centre culturel local. Une autre journée de réflexion autour des vingt ans de la chute du mur de Berlin, passés sous silence dans les médias cubains officiels, était également prévue le 7 novembre, au siège de l’AHS d’une petite ville de la province de La Havane. Elle se déroula sans souci, malgré les événements de la veille.
Le 6 novembre s’est en effet déroulée une manifestation pacifique, regroupant près de 200 participants. S’y sont retrouvés des rockeurs contestataires, des rappeurs engagés, des intellectuels mobilisés pour la rénovation du socialisme par l’autogestion, des promoteurs culturels, des artistes autodidactes et non autodidactes et même certains fonctionnaires de la culture, principalement des jeunes gens. Les manifestants arboraient des pancartes fabriquées à l’avance sur lesquelles on pouvait lire « non à la violence », « paix et amour », « rejoins-nous ». Rien que de très banal pour un pays comme le nôtre. Mais à Cuba, ce type de manifestation est inédite. Se rassembler en pleine rue, dans le centre de la capitale, pour une manifestation informelle, dont le mot d’ordre a circulé de bouche à oreille est pour le moins surprenant. Encore plus surprenante est la présence de membres des forces de sécurité, tout autour de la masse des manifestants, comme l’auraient été les forces de police ailleurs, pour n’importe quelle manifestation. Ce n’est en effet pas le type de traitement habituellement réservé aux tentatives d’expression spontanées ou informelles dans l’espace public à Cuba. Mais cette apparente bonhomie des forces de l’ordre masquait en réalité des interventions antérieures à la manifestation : cinq personnes au moins, connues pour leur production artistique ou leurs actions contestataires avaient en effet été arrêtées afin qu’elles ne puissent se joindre à la marche. L’une d’entre elle est la célèbre Yoani Sanchez, auteure d’un blog désormais connu mondialement (Generacion Y). Celle-ci a été enlevée de force dans une voiture banalisée, avec un ami photographe et bloggeur, et fortement maltraitée physiquement, avant d’être relâchée vingt minutes plus tard dans un quartier éloigné du lieu de la manifestation.
Cet épisode violent a monopolisé l’attention des médias internationaux au détriment des objectifs des organisateurs de la manifestation. Pourtant, cette initiative visait à regrouper dans un cadre non explicitement politique – bien que l’organisation d’un événement de ce type dans un quartier central qui abrite certaines des principales institutions culturelles et politiques de l’Etat cubain ait évidemment une tonalité politique – des Cubains mobilisés en faveur d’un changement social dans leur propre pays, sans pourtant souhaiter contester les fondements socialistes sur lesquels repose le régime révolutionnaire cubain. Ce traitement de l’information par les médias internationaux a partiellement invisibilisé l’initiative collective, décrite comme un élément du contexte de la répression subie par Yoani Sanchez, plutôt que comme un événement en soi. Cela a permis la mise en place d’une offensive des secteurs les plus dogmatiques et réactionnaires des autorités politiques cubaines et la caractérisation de cette manifestation comme « contre-révolutionnaire ».
C’est contre cette caractérisation que le présent texte cherche à s’ériger, en appelant à la reconnaissance du travail mené par ces collectifs informels pour tenter de penser le futur du socialisme cubain, loin du dogmatisme du gouvernement en place et sans faire appel aux vieilles recettes néolibérales ni à l’intervention étrangère. Il est du devoir des gauches mondiales de soutenir les alternatives critiques qui émergent dans la Cuba actuelle pour transformer le régime révolutionnaire ossifié, afin qu’il ne devienne pas la proie d’une nouvelle classe dominante, sur le modèle de l’oligarchie russe qui s’est constituée lors de la transition soviétique des années 1990.
DOCUMENT
Voici ci-dessous l’article traduit d’un Cubain manifestant, jeune intellectuel et universitaire, animateur du projet Catedra de pensamiento critico y culturas emergentes Haydée Santamaria (Chaire de pensée critique et cultures émergentes Haydée Santamaria), du nom d’une héroïne de la révolution, qui ne cessa, de son vivant, de protéger les artistes et les intellectuels en butte aux secteurs les plus dogmatiques des autorités politiques, dans les années 1970.
Témoignage en rouge d’un pèlerinage : histoire récente d’une expérimentation cubaine avec la vérité. DMITRI PRIETO
(traduction Marie Lacombe)
Vendredi dernier, j’ai eu la chance de participer à un événement rare : un pèlerinage performatif contre la violence en plein Vedado, quartier central de la capitale. Quelques jours auparavant, quelqu’un de l’AHS me dit que « vendredi à 5h il y aura un pèlerinage qui partira du café G jusqu’à Coppelia [célèbre glacier], c’est contre la violence ». L’impersonnalité du « il y aura » créait le mystère nécessaire pour sentir de la curiosité à propos de qui organisait cela et comment. Comme j’ai aidé à organiser il y a un peu plus d’un mois une activité en hommage à la Journée Mondiale contre la Violence (le 2 octobre, jour de la naissance du Mahatma Gandhi), coordonnée par le projet Ahimsa et le Réseau Observatoire Critique, au centre culturel de Plaza [le nom administratif donné au quartier du Vedado], cela m’intéressait de participer à cette nouvelle action.
La violence est une logique perverse qui traverse le tissu social, se reproduit dans nos cœurs dans une grande variété de contextes dans lesquels nous vivons. Pour lutter contre la violence il faut développer du courage, de la persévérance, de la volonté et un esprit d’humilité. Il existe tout un corpus de théories et de pratiques en rapport avec la non-violence qui proposent des plateformes d’action et de vivre ensemble. Ces savoirs sont le plus souvent liés à l’écologie, aux religions, au féminisme, aux mouvements libertaires, à l’anthropologie et d’autres expressions sociales. Des noms comme Lao Tseu, Buddha, Jesus de Nazaret, Thoreau, Tolstoï, Gandhi, Martin Luther King Jr, jalonnent son histoire.
Je suis arrivé, à 5h, au café G et j’ai pu observer que de nombreuses personnes arrivaient petit à petit. Des jeunes, pour la plupart, vêtus « normalement », sans extravagance ni théâtralité. Une grande partie de ceux qui avaient participé à l’activité Ahimsa étaient présents également, ce qui m’enhardit. Près de 200 personnes, dont des chanteurs de trova [chanson cubaine], des artistes, des écrivains, des managers culturels reconnus et reconnaissables, des hauts fonctionnaires de l’AHS et du ministère de la culture, ainsi que des agents de protection policière. Je regardais depuis le café l’agrégation de gens, à côté du cinéma Riviera, dans le parc Dimitrov, dont j’appris alors le nom, et on notait une tension bizarre de l’atmosphère.
Ces mots de Fernando Rojas [vice-ministre de la culture] : « Mais pourquoi on ne nous a rien dit ? Pourquoi vous ne vous êtes pas mis d’accord avec nous ? » Il est évident que c’est tout à fait étonnant de voir quelque chose qui s’organise ainsi « tout seul ».
Cela m’a fait plaisir de voir des camarades de l’AHS se joindre au groupe. Il était clair que chacun pouvait décider s’il entrait ou sortait de la manifestation. A un moment, on distribua des pancartes en carton, sur lesquels on pouvait lire « Non à la violence » et « rejoins-nous ». Il est évident que quelqu’un s’était préparé à équiper les participants du pèlerinage. En même temps, certains participants commencèrent à fabriquer in situ leurs propres pancartes, mais, comme on me l’a raconté après, les organisateurs contrôlaient qu’il n’y ait pas d’expressions politiques « explicites » sur les pancartes.
(…)
J’ai eu beaucoup de plaisir à accompagner cette étrange « masse humaine », qui ressemblait si peu à une « masse », si humaine et joyeuse, presque euphorique. On me passa un carton avec « non à la violence » et on traversa la rue 23 devant le ciné Yara. D’autres amis arrivèrent, beaucoup d’entre eux avec des appareils photos, d’autres avec des pancartes, des visages cubains et étrangers, sur l’avenue 23. Nous la traversons, montrons les pancartes aux passants et certains d’entre eux nous rejoignent. Les manifestants chantaient des chansons de Silvio Rodriguez [chanteur de trova très connu], de John Lennon et de los Van Van [groupe de salsa très connu]. A Coppelia, les gens nous regardèrent avec stupeur, d’autres l’air absent. A l’immeuble de l’Agence Nationale d’Information, certains camarades descendirent et prirent des photos.
Dans le pèlerinage, nous nous connaissions entre nous, pour une grande part, et nous marchions en parlant fort. D’autres criaient des consignes « de paix et d’amour ». La majorité – je me risquerai à estimer – participait pour la première fois à une manifestation dans laquelle on pouvait entrer et sortir à discrétion, en suivant sa propre volonté de protagoniste. Et surtout, il planait toujours le mystère de la façon dont tant de gens avaient été capables de se réunir et de s’organiser, sur la base d’un message qui avait circulé de bouche à oreille.
De nouveau, le café G. Nous traversons et arrivons à notre point de départ. Les pancartes formèrent un petit monticule sur le sol du parc Dimitrov, et ce fut l’euphorie générale. Le temps de la fête à laquelle le militantisme céda devant la pose et les photos. Quelqu’un cria, en citant de nouveau Formell [chanteur du groupe Los Van Van] au concert pour la paix de Juanes « Les abus, c’est fini ! ». J’ai pris congé de mes amis, et leur ai serré la main, ainsi qu’aux fonctionnaires qui étaient présents.
Dans le même temps, la ville vivait à son rythme normal : la lumière déclinait, les bus passaient pleins à craquer et les gens arboraient leurs visages habituels pleins de tension ou d’apathie. La violence est toujours à l’œuvre dans une logique perverse qui traverse le tissu social.
(…)
A la fin du pèlerinage, nous sûmes que plusieurs personnes avaient été arrêtées par les forces de police, chez elles ou alors qu’elles se rendaient au rendez-vous. Quand je quittais moi même la manifestation, je fus arrêté en chemin, à côté du parc Quichotte, par deux jeunes (l’un me montra son insigne, l’autre me dit qu’il était de la « presse »), qui faisaient leur travail. Ils me demandèrent avec insistance ce qu’était le socialisme autogestionnaire et si je connaissais les organisateurs de la performance. J’ai tenté de leur expliquer, mais il semble qu’ils restèrent sur leur faim, car ils concevaient ce socialisme comme une sorte de « parti » ou de « groupuscule ». Cette vision des choses m’a semblé tragicomique alors que dans Notre Amérique [référence à la façon qu’avait le héros de l’indépendance cubaine José Marti de nommer le continent] apparaissent les traits du socialisme du XXIè siècle.
L’un d’entre eux nia de façon insistante mon identité russe, héritage de mes grands parents –mon grand-père eut le courage d’aller affronter les nazis, comme volontaire, sur le front de guerre et à l’arrière front de la Guerre Patriotique. L’arrivée d’un ami juriste nous aida à élargir le débat amical que se tenait, jusqu’au moment où nous pûmes partir, après leur avoir serré la main. Les deux camarades n’avaient pas l’air très contents des explications que nous leur donnèrent, et l’un d’entre eux insista sur le fait que nous devions « éviter deux choses : faire couler le sang de frères, et être manipulés ». A la maison, donc, bien qu’il n’en fut pas de même pour tous.
Il semble que d’une certaine manière le pèlerinage ait été un succès, mais il restait clair que les Cubaines et les Cubains avions encore un grand chemin à parcourir avant d’être à la hauteur de la praxis civique que nous apprenions petit à petit. (…) Après le trajet courbe du pèlerinage – le retour au point de départ – commençait le pèlerinage vers nos propres abysses. Le pèlerinage contre la peur intérieure, mystérieusement accompagnée d’une « profonde stupeur devant la dignité de l’être humain ». Découvrir la révolution « extérieure » (virtuelle) n’a pas de sens sans une révolution « intérieure » (actuelle) en chacun d’entre nous, en moi aussi. Parce que la reconstruction sociale indispensable que nous espérons pour Cuba et le monde est impossible sans la rénovation intérieure de leurs protagonistes. Et pour qu’elle ait lieu, il faut raser les institutions qui la minent et en inventer (poétiser=politiser) d’autres. Lutter contre la violence est de l’auto-poesis solidaire. Mais il faut commencer avec le plus accessible de l’être social : nous-mêmes. Alors, leurs peurs s’en iront, les angoisses se transformeront en un protagonisme respectueux du prochain et la paix des vivants fera de nous des guerriers.
Article publié par le site contretemps dans la rubrique lectures