Les gens veulent se mobiliser (II)
Quelle est la meilleure façon d’initier un processus au moyen duquel le peuple exige, franchement et directement, les changements qu’il souhaite ?
Tous les préparatifs pour écraser une manifestation populaire, ce dont j’ai parlé dans la première partie de cet article, ne serviraient absolument à rien si les autorités cubaines ne pouvaient pas compter sur leur arme ultime : la capacité de tromper les gens. De les opposer les uns aux autres, pour la défense des intouchables.
À Cuba, la majorité des personnes n’a pas accès à une information objective et cohérente, qui viendrait de différentes sources à propos ce qui se passe dans le pays. La majorité vit dans une confusion mentale angoissante et infinie, ce qui n’est pas du au hasard. Ceci est pensé. Ainsi, il est prouvé que les gens n’agissent pas de façon rationnelle, mais de la façon que le pouvoir souhaite : et cela fonctionne.
Par exemple, il y a quelques jours, j’ai pu entendre à la télévision des informations sur “les faits de Tarará”. Lorsqu’un groupe de “contre-révolutionnaires” a attaqué pendant la nuit un poste frontière dans le but de voler un bateau et rejoindre les Etats-Unis. Le groupe a tué plusieurs agents du ministère de l’Intérieur. Les voleurs, et même ceux qui sont prêts à assassiner des êtres humains sont des êtres abominables et la loi doit s’appliquer, quel que soit leur bord. Mais il serait naïf de ne pas remarquer l’importance que l’on a donné lors de ce triste événement aux mots “contre-révolutionnaires”, à aucun moment on a utilisé dans les médias officiels le mot “délinquants”.
Serait-ce que lorsque vous utilisez le premier, il n’est pas nécessaire d’utiliser le second ? Sont-ils équivalents ? Non, ils ne le sont pas, mais le gouvernement veut qu’ils le soient. Parce qu’il est essentiel que lorsqu’on parle de Yoani Sanchez ou de toutes autres personnes qui expriment pacifiquement des idées qui ne sont pas en accord avec le point de vue officiel, les gens qui entendent le mot “contre-révolutionnaire” se souviennent de facto (comme un acte réflexe) des faits de Tarará et de bien d’autres faits. Et puis, par conséquent, qu’ils hurlent, qu’ils frappent, qu’ils répriment, qu’ils jettent de pierres… qu’ils commettent des crimes.
C’est pourquoi certaines personnes continuent à se prêter à ces jeux diaboliques que sont les actes de répudiation, elles ne connaissent pas parfois l’être humain, victime de ces actes, qu’ils sont en train de répudier sur ordre. Nous devons aussi reconnaître que, parfois dans ces groupes il se trouve des gens ayant des antécédents pénaux. Ils s’attaquent alors un citoyen qui n’en a pas. Mais l’État ne se soucie pas de ça, tous ceux qui s’allie pour crier contre le répudié sont les bienvenues, et peut-être qu’en hurlant jusqu’en devenir aphone, il pourront obtenir un diplôme.
À Cuba, il y a des centaines, voire des milliers de cadres du Parti communiste cubain et de hauts fonctionnaires qui ont été accusé, preuves en mains, pour avoir volé des milliers de pesos et des matériaux de toutes sortes au peuple, afin de s’enrichir personnellement. Ils ont commis des détournements de fonds, des falsifications et les pires délits… Et je n’ai jamais entendu dire que quelqu’un a organisé contre eux un acte de répudiation. “Le sensible peuple de Cuba” ne se sent-il pas menacé par ces individus, déteste-t-il à mort ceux qui publient des articles comme celui-ci ?
Quels sont les vrais ennemis du peuple : ceux qui descendent dans la rue pour exiger le respect de leurs droits (ceux de nous tous) ou ceux qui volent tous les jours protégés et cachés derrière une fonction officielle ?
Ce sujet est infini, on pourrait lancer la discussion pour savoir qui est un révolutionnaire, celui qui réprime les idées ou celui qui en a et qui les défend ? Mais je préfère me concentrer sur les questions laissées en suspens dans la première partie de cet article.
Quelle est la meilleure façon d’initier un processus au moyen duquel le peupla exige, franchement et directement, les changements qu’il souhaite ? Qui, au singulier ou au pluriel, doit organiser et diriger ce processus ?
Les deux questions ont des éléments en commun, donc je pense qu’elles peuvent être abordées ensemble. Premièrement, je pense que tous ceux, qui de manière indépendante ou organisée, tentent de gagner un espace (auquel ils ont toujours eu droit) pour pouvoir participer à la vie publique et pour faire valoir les demandes de leurs citoyens sont admirables et méritent le respect.
Je n’ai aucun doute sur le fait que ceux qui jouent un rôle dans ce sens depuis des années ont une incidence sur les événements contemporains que nous vivons dans le pays. Plus encore, je suis sûr que cette influence existe. Mais je tiens à attirer l’attention sur un aspect, que peut-être certains sous-estiment, et que nous pourrions appeler les “espaces fermés”.
Les espaces fermés sont ces lieux où des fonctionnaires du gouvernement et du parti règnent sans partage. Là, ils sont heureux, sans opposition, sans contestation, sans problème d’aucune sorte pour étendre leur influence, en parlant de ce qu’ils veulent. Certains de ces espaces préservés sont les réunions, les conseils, les assemblées, les conférences, etc.
Un membre du Parti communiste cubain, que je respecte et que j’admire, un bon père et un ami, a vu la vidéo de SATS (un espace de dialogue indépendant sur le net) où j’ai participé. Son fils a vu la vidéo, il a insisté pour que son père la voie et celui-ci m’a dit : “Eliezer, j’ai un petit pincement dans la poitrine et il ne m’a pas laissé dormir la nuit dernière, tu as brisé ma vie merde ! Jusqu’à hier, je ne m’étais jamais remis en question sur ce que nous avons fait. Tu m’as fait réfléchir et j’ai réaliser combien nous avons eu tort, et non pas à propos d’une chose ou deux mais à propos de tout. Maintenant je suis vieux et fatigué, j’espère que Raúl, qui est plus jeune et en meilleur santé, se rendra compte et qu’il fera quelque chose. Vous nous ressemblez quand nous étions jeunes”.
Comment est-il possible qu’une simple vidéo puisse transformer un esprit forgé depuis 50 ans par une propagande scientifique de fer ? Je pense à ce sujet, à ce que mon ami Antonio Rodiles dit : “les gens ont un raisonnement, nous devons être très matures, responsables et travailler dur pour créer de véritables propositions solides en matière économique essentiellement, mais aussi en matière politique et sociale. Pour que ce soit clair pour tous, il existe une voie intelligente et prospère que nous pouvons emprunter, ce n’est pas la mort qui nous attend nécessairement après le “socialisme”, comme on a toujours voulu nous faire croire”.
C’est de cela qu’il s’agit. Notre société est pleine de gens intelligents, des scientifiques, des enseignants, des artistes… Des hommes honnêtes, en général, qui se réveillent et ils sont dans le système. Et de l’intérieur de celui-ci aussi, le mensonge peut devenir insoutenable.
Si un agriculteur ne laisse plus les bavards manipuler son assemblée, et s’il revendique le droit de produire ce qu’il juge convenable pour son économie familiale, qu’il exige de commercialiser librement ses produits partout dans le pays, ou dans le monde et ne veut pas que l’État continue à s’approprier son travail, sa richesse en échange de “cadeaux” misérables…
Si un enseignant se présente dans sa réunion et s’il n’est pas disposé à continuer à travailler comme une mule pour 20 pesos convertibles (15 euros) par mois, parce qu’il a besoins de vêtements, de nourriture pour sa famille, de moyens pour se cultiver, etc …
Si un sportif décide de prendre en mains sa vie et d’exercer son droit naturel à jouer ou à concourir dans les compétitions qu’il souhaite, où il veut, où il en a la possibilité, et il décide que personne ne peut l’enfermer à Cuba…
Si un journaliste se dresse face à son comité de rédaction et il met clairement en évidence le fait que personne ne pourra le contraindre à être autre chose que ce doit être un journaliste. Personne ne le forcera à faire l’éloge du régime chaque jour pour pouvoir publier ses travaux…
Si un étudiant ne veut pas que l’on déforme sa conscience en lui faisant lire les “classiques” désactualisés de deux ou trois personnes. Et s’il exige comme unique modèle de formation la culture universelle et les éléments auquel le monde entier a eu accès…
Si en chacun de ces “lieus fermés”, il y a au moins une personne bien informée qui ne permette à personne de gonfler des baudruches et de continuer à jouer avec la patience des gens en se moquant de l’intelligence du peuple, tout ce qui retarde et entrave les possibilités de trouver les solutions décisives pour régler les problèmes…
Si toutes ces possibilités sont réunies, les bureaucrates n’auront pas un chemin si bien pavé, leur environnement sera détruit et leur espèce n’aura pas d’autre choix que de mourir… ou de s’adapter.
Bien que nous soyons dans pays privés d’accès aux médias, même si s’organiser ici est un odyssée, même si l’Etat dépense des millions en propagande, des salaires et des moyens de tout type afin d’empêcher les gens de voir la lumière, il est essentiel de continuer à innover et à créer des solutions à partir de rien pour faire ce qui en fin de compte est le plus important : parler au peuple.
Parler aux gens, face à face, et que ce soit toujours sans haine dans le cœur, parce que le ressentiment se voie, se note, il effraye un certain nombre de gens, et de plus il enlève son brillant aux arguments qui, par eux-mêmes, sont suffisants pour convaincre quiconque n’est pas trop malade ou incapable de raisonner.
Et à ceux qui chaque jour me demande ce qu’ils peuvent faire pour aider, je leur dis constamment qu’ils recherchent des informations, que si une vidéo ou un article leur parvient, ou autre chose, qu’ils les passent à un maximum de gens possible.
Qu’ils créent des groupes d’amis, qu’ils s’assoient et qu’ils discutent à propos de tous les thèmes importants de notre présent et qu’ils analysent en profondeur les idées des jeunes révolutionnaires d’aujourd’hui et des moins jeunes, qu’ils les comparent à celles que propose l’État, pour en tirer eux-mêmes leurs conclusions. Et surtout, qu’ils n’aient pas peur d’exprimer ce qu’ils ressentent et ce qu’ils pensent, même si c’est compliqué.
Cela paraîtra une folie ou une contradiction pour beaucoup, mais la vérité est la suivante : ce dont Cuba a besoin aujourd’hui, c’est d’avoir beaucoup de vrais révolutionnaires.
Je termine en mettant en évidence le fait qu’il ne faut pas renoncer à une organisation politique, elle si nécessaire pour mener à bien les luttes civiques partout et dans n’importe quel contexte. Les circonstances diront quand faire appel à elle.
Eliécer Ávila/Diario de Cuba