La fin du carnet d’approvisionnement
Depuis déjà cinq décennies, la majorité des aliments et des produits d’hygiène sont subventionnés à Cuba. Le carnet d’approvisionnement (ou de rationnement) est le bouc émissaire favori des fonctionnaires cubains et même du président Raúl Castro qui annonce régulièrement la fin des « gratuités ».
L’arrêt de ce système est une très mauvaise nouvelle pour les ménages cubains. Les Cubaines, chargées de la cuisine, se demandent comment elles pourront nourrir leur famille sans ce carnet. En outre, le prix des produits alimentaires augmente de plus en plus sur le marché libre. Vilipendé par les économistes et les haut-fonctionnaires, défendu par les activistes soucieux de son impact social, le carnet d’approvisionnement, haut symbole de l’égalitarisme socialiste cubain, constitue dorénavant un des principaux champs de bataille dans l’ensemble des réformes économiques mises en place.
Le système de rationnement le plus vieux du monde
Le carnet d’approvisionnement a été créé en mars 1962, l’année de la crise des missiles cubains. La brusque chute des liens commerciaux avec les États-Unis provoqua des pénuries dans toute l’Île. Le gouvernement de Fidel Castro tenta de trouver une solution grâce à ce système de rationnement. Ainsi, les autorités souhaitaient enrayer la hausse probable des prix de plusieurs produits.
Cette première version du carnet était bien plus étoffée que celle actuelle. Les familles cubaines pouvaient obtenir du riz, des haricots, de la matière grasse, du poulet, du bœuf, du poisson, des œufs, du lait et même du beurre. En outre, à La Havane et dans plusieurs autres centres urbains, des produits d’hygiène tels que le savon, le détergent ou encore le dentifrice étaient à disposition de la population.
Durant les deux décennies qui suivirent, grâce à une alliance solide avec le bloc soviétique, Cuba connu une période d’abondance. Cependant, le carnet ne disparut pas pour autant. Moscou subventionnait gracieusement les produits de consommation cubains afin que les autorités du pays puissent les distribuer équitablement à toute la population. Ce système était considéré comme le zénith de la justice sociale.
Une étude réalisée dans les années 80 par l’Institut de recherche économique de La Havane révèle qu’il n’existe aucun autre exemple historique de rationnement pendant plus de six années d’affilée dans un autre pays, même dans des conditions de guerre ou de crise économique. L’étude concluait à la nécessité d’éliminer rapidement le carnet. Naturellement, le gouvernement rejeta l’idée.
Les Cubains ont donc continué à acheter à des prix dérisoires plusieurs produits alimentaires mais aussi des vêtements, des chaussures et même des jouets jusque dans les années 90. La débâcle du camp socialiste réveilla brutalement la population cubaine d’un rêve d’abondance facile dans lequel elle était restée plongée durant plusieurs décennies.
De l’approvisionnement au rationnement
Avec l’effondrement de l’URSS, Cuba a perdu la majorité de ses marchés à l’exportation mais également ses principaux fournisseurs en combustible, machines, engrais, produits alimentaires… L’Île a donc dû se tourner vers d’autres marchés internationaux afin d’écouler ses productions traditionnelles (tabac, sucre, rhum, nickel) et de s’approvisionner à des prix dorénavant non préférentiels.
Toutefois, l’État tenta de maintenir les subventions sur les aliments de base pour protéger les Cubains de la crise économique. Certains produits ont été substitués par d’autres (la viande contre le soja par exemple) et plusieurs ont tout simplement disparu.
Quand les prix ont flambé sur le marché noir dans la première moitié des années 90, le carnet devint le seul refuge pour de nombreux ménages. Les cigarettes et le rhum du carnet étaient revendus pour obtenir du riz ou des haricots. Le taux de change du peso contre le dollar américain (dont la circulation à Cuba a été légalisée en 1993) s’est élevé à 150 pesos pour un dollar avant de chuter à 25 pesos pour un dollar aujourd’hui. Dans les cafétérias des grands centres urbains comme La Havane, on ne trouvait qu’infusions et petits pains. C’était la pénurie totale.
En parallèle, les salaires réels se sont écroulés. Une étude de l’économiste Pavel Vidal révéla que le salaire moyen d’un Cubain en 2006 (à la sortie de la crise) représentait seulement 24% du même salaire en 1989. Gérer ses finances personnelles est devenu un vrai casse-tête pour chaque famille cubaine.
Pour s’approvisionner, les Cubains doivent régulièrement aller dans les magasins en pesos convertibles (CUC) où ils payent 220% de taxes sur chaque produit. Les marchés agricoles publics ne parviennent toujours pas à concurrencer les marchés privés ou les prix sont sensiblement plus élevés.
Dans cette situation, s’accrocher au carnet d’approvisionnement comme planche de salut n’est-il pas un comportement rationnel ?
Les réformes et la fin du carnet
L’État n’y trouve plus son compte. C’est pour cette raison que depuis 2005 il supprime progressivement ce carnet. Certains produits ont cessé d’être subventionnés alors que d’autres ont été davantage mis en avant tels que le chocolat auquel le président dédia de longues interventions à la télévision.
Six années plus tard, même si le Leader Maximo ne tient plus les rênes du pouvoir, son frère continue le projet d’abandon et a annoncé dernièrement la fin de ce système de rationnement qualifié d’ « irrationnel et indéfendable ». Son coût est estimé à un milliard de dollars annuellement.
Les produits d’hygiène (dentifrice, savon, détergent), les cigarettes, les viandas et les gâteaux ont été retirés du carnet. Les rations de haricots et de sucre ont même été réduites.
On estime que les distributions actuelles couvrent 12 jours de consommation alimentaire d’une famille cubaine. Selon le Centre des Études Économiques Cubaines, 90% du budget des ménages Cubains est consacré à l’alimentation. Pour cela, ils s’approvisionnent auprès de trois différentes sources : le marché noir, le marché agricole public et les boutiques en pesos convertibles.
Plusieurs économistes sont d’accord sur un point avec Raúl Castro : le budget de l’État ne peut plus continuer à subventionner des produits d’une façon si égalitaire. Les familles à faibles revenus et les groupes vulnérables devraient être davantage privilégiés. Cette vision des choses a été approuvée lors du VIème congrès du Parti Communiste Cubain : « l’objectif est d’éliminer les gratuités indues et les subventions excessives afin de soutenir les personnes vraiment nécessiteuses. Tout système de subvention généralisé n’a pas de sens ».
Les dirigeants sont même allés encore plus loin en proposant « l’élimination ordonnée et progressive du carnet d’approvisionnement dans son modèle actuel. »
Les Cubains sont davantage préoccupés de savoir comment ce système qui a survécu pendant 50 ans sera démantelé. Les délais devraient être rapides. Raúl Castro s’était fixé un objectif de cinq ans il y a déjà plusieurs années…
Boris Leonardo Caro