El Sexto: le graffeur qui inquiète la propagande cubaine
Dans un pays qui ouvre petit à petit son économie à l’initiative privée, la liberté d’expression ne figure pas encore au programme des décrets de modernisation. Alors une nouvelle génération d’artistes et d’activistes tente de faire sauter les verrous soigneusement maintenus par Raul Castro.
Silhouette fine, tignasse bouclée, El Sexto déballe son carton plein de pochoirs, de tracts artistiques, d’affiches et de photos. Le graffeur fait partie de ces jeunes contestataires cubains qui ont choisi les voies de l’internet ou des arts pour exprimer leur frustration et leur envie de changement dans une société corsetée par cinquante ans de castrisme, à la sauce Fidel puis Raul, le frère.
Dans son accent havanais, il fait rebondir les mots, et passe en revue sa jeunesse faite de marginalité, de débrouille et d’arrestations. « Je suis devenu encore plus radical après mon séjour en prison », raconte-t-il, attablé au Fresa y chocolate, un centre culturel du Vedado, le quartier animé de La Havane.
Danilo Maldonaldo témoigne d’une jeunesse cubaine sous la « période spéciale », euphémisme inventé par les autorités cubaines pour prévenir le peuple qu’il faudrait se serrer la ceinture après l’effondrement de l’URSS en 1991. D’abord, une enfance dans une famille pauvre. Il suit quelques cours d’histoire de l’art à La Havane. Puis il doit faire son service militaire.
A l’armée, il est chargé de surveiller un entrepôt de nourriture. Un vol se produit. Danilo hausse les épaules : « Tout le monde vit comme ça à Cuba, c’est le seul moyen de s’en sortir. » La sentence tombe : six années de réclusion dans un centre de redressement. Il n’en effectue que deux, pendant lesquelles il étudie notamment le marketing.
Refusant les emplois d’Etat mal payés, Danilo préfère vivre « comme un vagabond ». La « patrie ou la mort », très peu pour lui. Il vend des pièces d’artisanat par-ci par-là. Puis, en 2009, sur le mur de la maison d’un ami, il dessine trois lettres et deux signes qui vont changer sa vie : REV<<. Des policiers y voient un message « contre révolutionnaire ». Son ami est interrogé par la police et Danilo se rend compte du pouvoir d’un simple graffiti.
À Cuba, les murs regorgent de fresques aux messages politiques. Celui qui revient le plus souvent concerne cinq Cubains en prison aux Etats-Unis depuis 1998 pour espionnage. Le gouvernement de La Havane les a érigés en « héros ». Les messages vantant les mérites des « cinco héroes » sont répétés jusqu’à l’écœurement sur les murs de la moindre bourgade de l’île.
Moqueur, Danilo a choisi de s’appeler El Sexto, c’est-à-dire « le sixième », pour rendre hommage « au sixième héros, le peuple cubain, celui qui tente de s’en sortir tous les jours ».
C’est décidé : El Sexto utilisera des pochoirs pour affronter la propagande d’Etat. « Ici, il est difficile de s’en libérer, car la télévision, la radio et le journal répètent la même information en boucle. » Vengeur masqué un brin potache, il inscrit son nom au détour d’une cabine téléphonique ou colle une affiche de son visage sur le mur d’une maison.
Vérité j’écris ton nom
Pistolets tirant des papillons, silhouette d’ange qui fait « chut » l’index sur les lèvres… Son dernier pochoir en date est à l’effigie de Laura Pollán. Récemment décédée, elle était à la tête des Dames en blanc, ce mouvement de défense des 75 journalistes indépendants emprisonnés lors du printemps noir de 2003. Mais l’ironie rêveuse et contestataire d’El Sexto ne plaît pas. Elle renvoie l’Etat cubain à son entêtement : « Mes tags sont systématiquement effacés. Alors parfois, j’inscris le mot “Verdad” (vérité) sur les murs, pour voir les autorités l’effacer… »
En septembre 2011, Danilo est arrêté par des agents en civil qui l’interrogent pendant quatre jours. Le jeune homme vide ses poches sur la table du commissariat : une carte de visite au nom de la blogueuse Yoaní Sanchez, quelques flyers de son cru et un compte facebook suffisent à la police pour le ranger dans la case des subversifs.
« On m’a demandé qui me donnait de l’argent pour imprimer mes tracts. Et aussi quels étaient mes liens avec Yoaní. » Des questions qui dévoilent une police politique certes musclée, mais pas sanguinaire, et surtout figée dans les années de guerre froide.
El Sexto ne s’en cache pas, il est proche de la célèbre blogueuse. Il a d’ailleurs décoré le mur de son balcon. Yoaní Sánchez (elle avait reçu Mediapart chez elle, en mars dernier, pour un grand entretien) anime un groupe de blogueurs et d’écrivains intitulé Voces cubanas, dont Danilo Maldonaldo se sent proche. Pour autant, « tout cela n’a rien d’institutionnel », précise-t-il. « On n’a pas de parti, mais on sait dans quel camp on se situe ! »
Après l’avoir arrêté, les autorités cubaines proposent une porte de sortie à Danilo : « On m’a dit que j’étais irrespectueux de taguer les murs. Puis on m’a présenté à Kcho, un artiste cubain mondialement connu. Il m’a proposé de peindre sur des toiles, et pas sur les murs. » Mais El Sexto préfère rester hors du système. Une posture insupportable pour un gouvernement habitué à l’ennemi bien pratique d’un monde bipolaire révolu.
Beaucoup d’artistes, de musiciens, d’écrivains et de blogueurs issus de la société civile ne sont pas des « salariés de l’empire yankee », et c’est précisément parce qu’ils sont incontrôlables que le régime les craint plus que les dissidents politiques historiques. En témoigne un câble de la section des intérêts américains à La Havane, révélé par Wikileaks le 30 août 2011. Les diplomates américains en poste à La Havane écrivaient en 2009 : « Nous sommes convaincus qu’une jeune génération de “dissidents non traditionnels” sont plus à même d’avoir un impact à long terme dans l’ère post-Castro. »
Et même si, selon ce même câble diplomatique, « les successeurs du régime castriste viendront plus probablement des rangs du gouvernement », « des jeunes, des blogueurs, des musiciens et des artistes qui ne sont encartés dans aucune organisation sont beaucoup plus “rebelles” et plus populaires ».
La nervosité du castrisme face à ces électrons libres révèle en creux leur force. « Dès qu’on élève la voix, on est mis de côté. Mais oui, il y a certains jeunes qui refusent de penser comme le gouvernement nous l’ordonne », lance Danilo. Et de citer le groupe de hip-hop Los Aldeanos, qui a construit son succès en dehors de la très officielle Agence cubaine de rap. Ou les rockeurs punk de Porno para Ricardo, qui ont fait scandale avec leur chanson ouvertement insultante contre Fidel Castro en 2006.
Dans un pays qui ouvre petit à petit son économie à l’initiative privée (récemment, le gouvernement a autorisé les Cubains à acheter et vendre maisons et voitures, voir notre reportage), la liberté d’expression ne figure pas encore au programme des décrets de modernisation. Alors la société civile fait sauter elle-même les verrous. Malgré les pressions policières et la galère, El Sexto est heureux à La Havane. Il déplie son bras fin décoré d’un tatouage du Petit Prince, et nous montre son passeport. Les autorités cubaines lui ont obtenu un visa suédois. Mais pour lui, pas question de quitter son île. « Je veux vivre de mon art ici, à La Havane. Un artiste qui quitte son pays n’est plus rien. »
Raphaël Moran