Cuba, le « réel merveilleux » ?
Le romancier cubain Alejo Carpentier (1904-1980) est aujourd’hui considéré comme l’un des écrivains hispanophones les plus importants du XXe siècle. Il s’est largement reconnu par son roman Le royaume de ce monde (1949).
Le royaume de ce monde est un roman historique se déroulant à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe dont l’intrigue principale est la Révolution Haïtienne. L’écriture de ce livre a permis à Alejo Carpentier d’explorer une nouvelle dimension de la réalité caribéenne. C’est à partir de ces recherches qu’il développa son célèbre concept du « réel merveilleux » qui devint rapidement populaire dans toute l’Amérique latine.
Qu’est-ce qu’est le « réel merveilleux » ? C’est l’essence de la vie quotidienne dans cette partie du monde où le regard extérieur découvre des choses si incroyables, si « exotiques », qu’il pourrait les assimiler à des miracles. L’Amérique latine serait le site où la frontière entre la réalité et la fiction se brouille, où la réalité devient surréaliste.
Quelques années plus tard Gabriel Garcia Marquez a poussé encore plus loin la perspective de Carpentier par l’écriture de son roman à succès Cent ans de solitude. Le « réel merveilleux » est devenu réalisme magique, nouveau prisme européen de découverte de l’Amérique latine.
Le « réel merveilleux », au lieu de disparaître, s’est installé avec force dans le paysage cubain.
La merveilleuse réalité cubaine
Il est intéressant de regarder comment a évolué le concept de Carpentier durant ces dernières années.Aujourd’hui, à la télévision nationale, on peut voir fréquemment des spots à portée artistique. Par exemple, on montre des photos en noir et blanc d’enfants pieds nus, mal habillés, jouant dans les rues avec leur chivichanas (sorte de patinette artisanale), avec des constructions en ruine comme trame de fond. À la fin de la séquence, une inscription apparait à l’écran : « Cuba, le réel merveilleux ». Tout est là. Tout n’est que pure illusion.
Le message véhiculé est probablement que ces enfants pauvres, dont les parents n’ont pas les moyens de leur acheter des vêtements ou de vraies patinettes, vivent et jouent dans descuarterías et sont heureux comme cela. Même si leur paysage quotidien est misérable, ils gardent l’espoir. Ils représentent Cuba, le pays de l’espérance.
Le « réel merveilleux » a servi pendant longtemps à cacher le sous-développement et le chaos politique latino-américain aux yeux du monde en le montrant pittoresque et exotique. Ce processus survit encore aujourd’hui à Cuba afin certainement d’exalter le bonheur révolutionnaire. On prétend maquiller tous les désagréments de la réalité cubaine grâce à l’adjectif « merveilleux ».
L’industrie touristique est particulièrement friante de ces clichés pour attirer un maximum de touristes en recherche d’exotisme sur l’Île de Cuba. Les autorités utilisent aussi ce genre d’embellissement pour séduire la gauche européenne. Depuis les années 90, le réel merveilleux a été empaqueté et vendu sous de multiples formes : cartes postales, annonces publicitaires, films… Cette propagande nationaliste, parfois très subtile, nous parle du miracle de pouvoir vivre à Cuba, du bonheur socialiste, de notre capacité à voler comme des papillons au-dessus des manques quotidiens, de la misère et des mésaventures habituelles.
Et le visiteur ingénu retourne chez lui, sur le Vieux Continent, peut-être en France, et retrouve son confortable quotidien de consommateur et de citoyen libre. Et il raconte avec admiration à son entourage : « c’est incroyable, les Cubains ont un tas de problèmes mais ils gardent une vitalité et un enthousiasme incroyables. Quelle créativité au milieu du désastre. Quel pays merveilleux ».
Cette vision, sans le savoir, n’est qu’un panorama distillé et expurgé de l’Île de Cuba. Le « réel merveilleux » entraîne un processus où silence et effacement sont nécessaires. Tous ceux qui s’y opposent sont éconduits. L’État cubain a mis en œuvre avec succès l’héritage d’Alejo Carpentier. Mais ce processus est de plus en plus couteux socialement et financièrement.
La réalité se doit d’être mise à nue. Quant au « réel merveilleux », il doit se retrouver dans les livres d’histoire de la littérature et non dans ceux d’histoire des sociétés.
David E. Suárez