[Cuba] Appel contre les obstructions et les interdictions
Le bien le plus précieux est la liberté, / il faut la défendre avec foi et courage ! Extrait de A las barricadas, La Varsovienne en espagnol, l’hymne des syndicalistes libertaires espagnols de la CNT en guerre contre le fascisme.
Le réseau Observatorio Crítico de la Révolution cubaine réitère pleinement son adhésion à la Lettre de refus des obstructions et interdictions qui frappent actuellement les initiatives sociales et culturelles, la Carta en rechazo a las obstrucciones y prohibiciones que les activistes du réseau lurent lors de la session finale de l’Atelier Vivre la Révolution de La Havane, en décembre 2009. Cet appel fut ratifié par des dizaines de signataires. Il pointe du doigt les contradictions entre les idéaux émancipateurs du socialisme et la réalité répressive et autoritaire du pouvoir politique de la bureaucratie d’Etat. Peut-être le signe tangible d’une première vraie opposition de “gauche” ? En tout cas, il viendrait confirmer une tendance à l’œuvre déjà remarquée ces derniers temps dans la grande île caraïbe : la volonté de certains secteurs sociaux et de jeunes, artistes ou non, d’une plus grande autonomie, de pouvoir auto-organiser leurs propres projets, tendance que rejoignent des aspirations visant à transformer profondément le régime “socialiste” (l’après-Castro) en un sens plus participatif ou autogestionaire.
Lorsqu’ils sont venus chercher les communistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas communiste. Lorsqu’ils sont venus chercher les syndicalistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas syndicaliste. Lorsqu’ils sont venus chercher les juifs, je n’ai rien dit, je n’étais pas juif. Puis ils sont venus me chercher, et il ne restait plus personne pour dire quelque chose. Niemöller
Peu de temps après qu’aient été réalisés des analyses “publiques” et exhaustives sur la période “grise” de notre histoire récente, on respire à Cuba un air de re-pavonisation [*]. Sans vouloir attribuer de responsabilité universelle à une quelconque personne ou institution en particulier, nous avons relevé un certain nombre de faits qui témoignent d’un climat d’accroissement du contrôle bureaucratico-autoritaire et des entraves aux initiatives sociales. Chacun d’entre eux pris séparément rappelle certaines pratiques bien connues des années 70. Nous en résumons ici quelques uns d’entre eux que nous connaissons le mieux.
• Entrave à la participation d’un groupe de camarades qui s’exprimaient avec des slogans écologistes et socialistes autogestionnaires lors de la manifestation du Premier Mai de 2008, dont certains ont ensuite été séparés de leurs lieux de travail ;
• Interdiction d’un espace étudiant de discussion sur les thèmes politiques et sociaux de notre pays à partir de positions socialistes, reconnu initialement par le département de philosophie de l’Institut des Sciences et Technologies Appliquées (INSTEC), qui a culminé avec l’expulsion d’une étudiante des rangs de la FEU [Fédération Estudiantine Universitaire], et l’éloignement d’un professeur de cette institution ;
• L’éloignement de leur lieu de travail et des organisations politiques où militaient plusieurs travailleurs, pour avoir reçu et / ou publié des propositions critiques dans l’espace numérique Kaos en la Red (socialiste et anti-hégémonique), l’institution alléguant un usage incorrect de l’Internet ;
• L’exclusion permanente des artistes du genre hip-hop underground des espaces publics, des scènes et des médias sociaux, ainsi que des cas individuels de persécution policière de certains de ces artistes ;
• Entrave à la libre entrée du public aux dernières séances de discussions ouvertes du Último Jueves [Dernier Jeudi], organisée par le magazine Temas [**] ;
• Entraves, arrestations et interdictions, à la suite de la manif-performance contre la violence convoquée le 6 novembre 2009 ;
• Pressions sur le projet Esquife [Skiff], organisateur des Rencontres Théoriques Médias Numériques et Culture, et exigences de contrôle des accès à l’espace de cet événement public ;
• Tentative d’acte de répudiation, en présence de la police et des ambulances, contre le projet autonome OMNI-Zona Franca [***] et son expulsion de l’espace qu’il occupait depuis 10 ans dans la galerie Fayad Jamis d’Alamar ainsi que le retrait du soutien au Festival Poésie sans Fin par les responsables du secteur culturel ;
• L’éloignement de leur lieu de travail à Granma Télévision de deux travailleurs les accusant d’avoir transmis du « matériel pornographiques » (un œuvre avant-gardiste primée à différentes manifestations parrainées par l’ICAIC [ Institut Cubain de l’Art et de l’Industrie Cinématographique]), acte qui a entraîné une déclaration de protestation de la section provinciale de l’UNEAC [Union des Ecrivains et des Artistes de Cuba]
Tous ces événements ont une caractéristique commune, il s’agit d’actions qui partent des « institutions officielles » contre des initiatives culturelles caractérisées par l’engagement militant en faveur d’une autonomie solidaire. Nous voyons avec une grande inquiétude la possibilité que de tels actes malencontreux et stérilisants aient tendance à se généraliser. Nous voyons en eux la renaissance d’une pensée que nous croyions bannie de la vie culturelle de notre pays.
Nous nous élevons contre cette répression silencieuse qui touche des projets et des personnes dont la seule « erreur » a été de mener des initiatives qui n’ont pas été “dirigées d’en haut”.
Si le capitalisme est le pouvoir du capital contre les gens ordinaires, alors nous sommes contre le capitalisme, et si le “socialisme” est le pouvoir d’une bureaucratie contre le reste de la société, alors nous sommes également contre ce “socialisme”. Mais le socialisme ne doit pas être cela, le socialisme qui nous enthousiasme est le projet qui socialise – qui partage – toutes ses ressources, où tout le monde détient un accès égal à l’exercice du pouvoir ; et ne croyez pas que nous nous référons là à une utopie : il y a déjà, ici et là, quelques foyers et collectifs qui donnent réalité à ces pratiques.
La politique croissante qui conçoit ceux qui pensent et agissent différemment des “orientations” comme des “dissidents”, “mercenaires” ou “contre-révolutionnaires” n’affecte en rien la vraie contre-révolution, dont l’image se renforce plutôt par le fait de laisser très peu de place à la critique socialiste au nom de la mise en œuvre du slogan « avec moi ou contre moi ». En ne pratiquant pas le respect dû à la diversité, c’est aussi l’unité du processus révolutionnaire qui se fissure.
Le seul moyen pour tenter d’éviter les conséquences désastreuses que nous entrevoyons est de promouvoir le dialogue culturel, le respect de l’autonomie et des capacités d’auto-organisation et d’autogestion des projets et des personnes qui émergent dans notre société. Il est aussi indispensable de reconnaître que la situation actuelle réclame de nouveaux types de liens entre les acteurs politico-culturels cubains, face à l’émergence irréversible de nouveaux faits sociaux comme les technologies numériques, ou l’impossibilité d’isoler le pays sous une « cloche de verre ».
Dans les circonstances actuelles, nous pensons indispensable de nous engager et même de prendre des risques à la hauteur des efforts nécessaires pour sauvegarder le contenu de notre projet de libération sociale. Aujourd’hui encore prennent de la valeur les mots de Martin Luther King quand il déclarait : « La couardise pose la question : “Est-ce sans danger ?”, l’opportunisme pose la question : “Est-ce politique ?”, et la vanité pose la question : “Est-ce populaire ?”. Mais la conscience pose la question : “Est-ce juste ?”. Et il arrive alors un moment où quelqu’un doit prendre position pour quelque chose qui n’est ni sans danger, ni politique, ni populaire mais doit le faire parce que sa conscience lui dit que c’est juste ».
Cette déclaration rejette toutes les tentatives de bâillonner les personnes et les projets qui travaillant à la recherche de la transformation sociale vers un « monde où d’autres mondes sont possibles ». La révolution et la culture n’ont de sens que si elles sont synonymes de critique et de création.
La Havane, le 18 Décembre 2009.
[Traduction : OCL / Courant Alternatif]
Notes de la traduction :
[*] Allusion à Luis Pavón Tamayo qui était le directeur du Conseil national de la culture (devenu depuis ministère) pendant la « période grise » (1970-1975) caractérisée par la censure la plus implacable et la persécution de toute expression de dissidence. De nombreux artistes et intellectuels ont été réduits au silence, marginalisés, incarcérés et, pour certains, poussés à l’exil.
[**] Témas : revue intellectuelle et universitaire cubaine. Les “Derniers Jeudis” sont un rendez-vous mensuel de débats en principe ouverts sur un thème précis.
[***] OMNI Zona Franca : collectif multidisciplinaire et indépendant de jeunes artistes cubains né en 2002. Adeptes de performances régulières, au-delà du travail de chacun, ils défendent et mettent en pratique la capacité collective et transformatrice de l’art. Ils occupaient jusqu’à peu un local communautaire dans l’Est de La Havane. Il leur reste des appartements particuliers et la rue…