Lettre de rejet des obstructions et interdictions actuelles d’initiatives sociales et culturelles

Voici, enfin traduite, la fameuse lettre ouverte aux institutions culturelles révolutionnaires écrites par les membres du projet Observatoire Critique, à La Havane. J’ai ajouté quelques notes pour faciliter la compréhension du texte.

Lettre de rejet des obstructions et interdictions actuelles d’initiatives sociales et culturelles

Quand ils sont venus chercher les Juifs,

je n’ai rien dit, car je n’étais pas juif.

Quand ils sont venus chercher les communistes,

je n’ai rien dit, car je n’étais pas communiste.

Quand ils sont venus chercher les syndicalistes,

je n’ai rien dit, car je n’étais pas syndicaliste.

Et quand ils sont venus me chercher,

il n’y avait plus personne pour protester[1].

Niemöller

Peu de temps après qu’une analyse exhaustive et « publique » de la période « grise » de notre histoire récente ait été réalisée, on respire à Cuba une atmosphère de re-pavonisation [2]. Sans intention d’attribuer de responsabilités universelles à une personne ou une institution en particulier, nous avons noté une série de faits qui signalent un climat d’accroissement du contrôle bureaucratique-autoritaire et d’obstruction des initiatives sociales. Chacun de ces faits séparément rappelle certaines pratiques connues des années 1970. Ici nous résumons certains de ceux que nous connaissons le mieux.

Obstruction à la participation d’un groupe de camarades avec des consignes écologistes et socialistes-autogestionnaires dans la manifestation du 1er mai 2009 ; certains d’entre eux ont été plus tard renvoyés de leurs centres de travail ;

Interdiction d’un espace de débat étudiant, avec des position socialistes, sur des questions politiques et sociales de notre pays, alors qu’il avait été initialement reconnu par le Département de Philosophie de l’Institut des Sciences et des Technologies Appliquées (INSTEC). Cela se termina par l’expulsion d’un étudiant des rangs de la FEU et le renvoi d’un professeur de l’Institut ;

Renvoi de leur centre de travail et des organisations politiques dans lesquelles ils militaient de plusieurs travailleurs, parce qu’ils recevaient et/ou publiaient des propositions critiques dans l’espace virtuel Kaos en la Red (socialiste et contre-hégémonique), en alléguant de leur usage incorrect du réseau mondial ;

Continuité de l’exclusion des artistes de hip hop underground des espaces publics, des scènes de concert et des moyens de communication sociale, ainsi que certains cas ponctuels de persécution policière de certains de ces artistes ;

Obstruction de l’entrée libre au public des dernières sessions de débats ouverts du Dernier Jeudi, organisés par la revue Temas [3];

Obstructions, détentions et empêchements, depuis la marche-performance contre la violence convoquée de façon autonome le 6 novembre 2009 ;

Pressions sur le projet Esquife, organisateur de la Rencontre théorique médias numériques et culture, et exigence de contrôle de l’accès public au lieu de l’événement ;

Tentative d’acte de répudiation, en présence de la police et d’ambulances, du projet autonome OMNI-Zona Franca et expulsion de l’espace qu’il occupait depuis dix ans, dans la Galerie Fayad Jamais d’Alamar, ainsi que retrait de l’appui apporté au Festival Poésie sans Fin par les fonctionnaires du secteur culturel ;

Renvoi de leur centre de travail pour la télévision de Granma [Granma est une région orientale de l’île] de deux travailleurs, prétextant la transmission de « matériel pornographique » (œuvre d’avant garde primée dans différents événements patronnés par l’ICAIC [Institut Cubain de l’Art et de l’Industrie Cinématographique], ce qui suscita une déclaration de protestation de l’UNEAC de cette province.

Tous ces faits ont un point commun : il s’agit d’actions commises par « les institutions officielles » contre des initiatives culturelles caractérisées par l’engagement militant pour une autonomie solidaire. Nous observons avec une grande préoccupation la généralisation, comme tendance, de ce type d’actes erronés et stériles. Nous sentons avec eux la résurgence d’une pensée que nous pensions déjà bannie de la vie culturelle de notre pays.

Nous nous positionnons contre une telle répression silencieuse qui affecte des projets et des personnes dont l’unique « erreur » est de mener à bien des initiatives qui n’ont pas « organisées depuis le haut ».

Si le capitalisme est le pouvoir du capital face au commun des mortels, alors nous sommes contre le capitalisme, et si le « socialisme » est le pouvoir d’une bureaucratie contre le reste de la société, alors nous sommes aussi contre ce « socialisme ». Mais le socialisme peut être autre chose, le socialisme qui nous enthousiasme est le projet qui socialise – partage – toutes les ressources, dans lequel nous avons tous le même accès à l’exercice du pouvoir ; et que personne ne croie que nous nous référons à une utopie : il existe déjà des foyers et des collectifs qui font de ces pratiques une réalité.

La politique de plus en plus marquée qui consiste à considérer ceux qui pensent et agissent différemment de ce qui « est prévu » comme des « dissidents », des « mercenaires » ou des « contre révolutionnaires » n’affecte pas du tout la vraie contre révolution, dont l’image se fortifie au contraire, du fait du peu d’espace accordé à la critique socialiste, avec l’application de la consigne « avec moi ou contre moi ». L’absence de respect pour la diversité entraîne aussi des fissures dans l’unité du processus révolutionnaire.

Le seul remède pour essayer d’éviter les conséquences néfastes que nous entrevoyons est de promouvoir le dialogue culturel, le respect de l’autonomie et les capacités d’auto-organisation et d’auto-gestion de projets et de personnes qui émergent dans notre société. Il devient aussi indispensable de reconnaître que la situation actuelle exige la création de relations d’un nouveau type entre les acteurs politico-culturels cubains, face à l’émergence irréversible de nouveaux fait sociaux, comme les technologies numériques et l’impossibilité de l’isolement d’un pays dans une « urne de cristal ».

Dans les circonstances actuelles, il est indispensable de nous employer, et même à nous risquer, à faire tous les efforts nécessaires pour sauvegarder le contenu de notre projet de libération sociale. Aujourd’hui encore les paroles de Martin Luther King restent de grande valeur, quand il disait : « La lâcheté pose la question : ce n’est pas dangereux ? L’opportunisme pose la question : c’est politique ? La vanité pose la question : c’est populaire ? Mais la conscience pose la question : est-ce que c’est juste ? Et arrive un moment où on doit faire un choix ni sûr, ni politique, ni populaire, mais ce choix doit être fait car il est juste. »

Cette déclaration rejette toutes les tentatives d’étouffement de personnes et de projets qui cherchent à promouvoir la transformation sociale vers un « monde dans lequel d’autres mondes sont possibles ». La Révolution et la culture n’ont de sens que s’ils sont synonymes de critique et de création.

La Havane, 18 décembre 2009


[1] Les membres de la Catedra utilisent ici une version remaniée et non conforme au texte originel de Niemöller (je traduis)

[2] Luis Pavon est l’un des hauts fonctionnaires censeurs des années 1970. Sous sa férule, de nombreux artistes et intellectuels furent stigmatisés, marginalisés et pour certains envoyés aux champs pour y être « redressés » ou contraints d’occuper des postes de travail dans l’industrie.

[3] La revue Temas organise tous les derniers jeudis du mois des débats thématiques. Ceux-ci sont normalement ouverts au public, mais les dernières séances ont été contrôlées par des agents de la sécurité de l’Etat, notamment pour empêcher des dissidents et des bloggeurs d’y participer.


CC   |  Analyse, Culture   |  05 10th, 2010    |