Cuba : qui a peur de la littérature ? 2ème partie
2. L’ANGLE DE FLEXION DE L’ÉCHINE DE L’ÉCRIVAIN
Durant l’été 1967, fut organisé à La Havane un congrès culturel avec la participation d’artistes du monde entier. Il s’agissait, bien entendu, d’une forme de « tourisme politique » : les artistes invités devaient dire à Cuba combien Castro était l’objet du soutien international, et devenir, dans leurs pays, les propagandistes de Castro. La récompense : un été dans l’une des îles les plus belles du monde et le sentiment d’être de « vrais » révolutionnaires.
Mais laissons l’un des membres de la bureaucratie culturelle castriste, Portuondo, le plaisir de nous raconter, avec sa bonhomie didactique, deux scènes du Salon de Mai, une grande exposition de peinture par laquelle ont débuté les activités du congrès : « Alors, (le Salon de Mai) est arrivé sans que nous nous soyons libérés complètement du terrible poids du néo-colonialisme, et des choses déformantes sont arrivées. D’abord, il y avait dans le Salon des œuvres d’une réelle qualité (il me vient à la mémoire un formidable tableau de Max Ernst), des choses très pauvres avec de grandes signatures (les Picasso, par exemple, étaient assez pauvres), et une quantité énorme d’ordures et d’œuvres de très peu de valeur.
Mais le public naïf, le public qui n’avait pas de connaissances préalables et qui trainait encore ses préjugés colonialistes, pensait que ces choses-là, faites à Paris et qui avaient été amenées par le gouvernement révolutionnaire, devaient être bonnes, et alors il y eut des incidents significatifs. Un professeur d’histoire de l’art, très modeste, très sérieux, d’une grande compétence et d’une grande honnêteté, le professeur Francisco Prat de l’Université d’Oriente, est venu à La Havane avec un groupe de ses élèves, les plus préparés pour voir le Salon de Mai. Il est arrivé et lorsqu’il a été confronté avec les œuvres, il, a commencé à faire les critiques qu’elles méritaient. Dans l’une des salles, il y avait un gardien, un vigile, qui a écouté ce catalan avec un fort accent étranger qui, devant les tableaux, disait à ses élèves que ceci ne servait à rien, que c’était mauvais, etc., et il l’a arrêté. Heureusement, il y avait là d’autres personnes qui participaient à la direction du Salon et qui sont intervenues immédiatement : « ce que dit ce monsieur est correct, ces tableaux ont été amenés par le gouvernement révolutionnaire pour montrer au peuple quelles sont les directions de l’art contemporain, parmi lesquelles il y a de bonnes choses et de mauvaises choses, et il a le droit de le dire ». L’autre extrême a été ce qui est arrivé au peintre Mariano, qui est resté très étonné un jour lorsque une jeune guide expliquait avec la meilleure intention du monde, devant l’un de ses tableaux essentiellement abstrait, à un groupe d’auditeurs perplexes qui s’efforçaient de voir ce qu’elle décrivait : « dans ce tableau, disait la jeune guide, on montre la lutte de la révolution contre l’impérialisme ». Et Mariano, qui avait assisté à la scène, regardait comment ces pauvres gens essayaient de trouver l’impérialisme et la révolution (…) Le Salon de Mai a été une bonne clé de voute pour montrer d’un côté la situation de l’art bourgeois contemporain et d’un autre côté ce qui restait en nous de lest terriblement néocolonialiste et d’attitude snob… »
Certains visiteurs (parmi lesquels Nadeau , Duras, Leiris) ont trouvé que l’état des libertés à Cuba était plutôt idéal. D’autres ont vu les choses différemment, tel le romancier espagnol Juan Goytisolo qui décrit : « Un climat de réserve, sinon de crainte, que ceux qui avaient été élevés sous une dictature percevaient plus aisément que les personnes habituées aux droits et libertés d’une société démocratique ». Il parle de « l’appareil bureaucratique omniprésent et universel qui, dans les coulisses, nous suivait, discrètement mais pas à pas ». Mais parfois pas si discrètement que cela, puisque lui-même, lors d’un entretien à la télévision, fut prié de ne pas mentionner le nom de Cabrera Infante, dont le roman Trois Tristes Tigres venait d’être publié.
Mais nous ne sommes pas toujours maîtres du sens de nos actes. Ce qui devait être une mise en scène officielle de l’appui international des artistes et intellectuels à Castro est devenu le point de départ (à en croire le discours officiel) d’une série d’évènements qui allait se terminer quatre ans plus tard avec le Premier Congrès d’Éducation et Culture, grande messe dithyrambique dont les effets sur l’opinion publique internationale ont été pour Castro ce que les « procès de Moscou » ont été pour Staline. Ce qui ressemblait à un intermède est devenu le commencement d’une autre tragédie.
Heureusement, il y avait là des artistes étrangers pour en faire des boucs émissaires dans l’axe d’un discours officiel interpelant le nationalisme et qui présentait l’écrivain cubain Padilla dans le rôle du « colonisé mental » séduit par ces vacanciers qui par leur « appui critique » à Castro auraient essayé de lui voler la direction de la révolution. C’était l’application pure et simple du schéma chéri des dictatures (totalitaires ou non), celui du « complot étranger ».
Mais la coïncidence était plutôt éditoriale : en 1967 deux livres avaient été publiés, Trois Tristes Tigres de Cabrera Infante (peut-être le premier « dissident » de l’Amérique Latine et La Passion d’Urbino de Lisandro Otero, bureaucrate castriste. Tous les deux avaient été sélectionnés par le Seix Earral, le plus prestigieux prix littéraire en Espagne : Trois Tristes Tigres en premier lieu et La Passion d’Urbino en second. Proximité détonante. Évidemment, des tumultes de louanges à La Passion d’Urbino se succédaient dans les magazines littéraires de l’île. Heberto Padilla a été à son tour invité à s’y joindre . Il avait fait partie de l’équipe de Lunes, le journal littéraire dirigé par Cabrera Infante et dissous par Castro en 1961. Cabrera Infante avait convaincu Padilla en 1959 de quitter son exil économique new-yorkais. Ensuite, Padilla partit pour Moscou et y travailla quelques années comme correcteur. Lors de son retour à La Havane, il passa par Paris où il exprima son horreur de la « société de zombies » qu’il venait de quitter. Heberto Padilla, poète, avait publié deux livres Les Roses Audacieuses (1948) et Le Juste Temps Humain (1958) qui lui avaient valu d’être reconnu comme l’un des poètes les plus vigoureux de l’île. Quand il a été invité à donner son opinion sur le livre de Lisandro Otero, il travaillait à Granma (qui était la continuation de Revolucion, le journal de Carlos Franqui). L’article qu’Heberto Padilla envoya prenait la défense de Trois Tristes Tigres, qui avait réussi à franchir la censure de France mais non celle de Castro. C’était selon lui « l’un des romans les plus brillants, les plus ingénieux et les plus profondément cubains qui aient jamais été écrits. » Il traitait dans cet article l’Union Nationale des Écrivains et Artistes Cubains de « théâtre d’ombres » et il se révoltait contre les « fausses hiérarchies établies à partir de l’angle de flexion de l’échine de l’écrivain, de son âge et de ses fonctions dans le gouvernement. »
Voilà.
Il y a dans tous les appareils bureaucratiques une sorte de mouvement colloïdal qui leur donne vie, qui les anime : des petits groupes qui entrent en collision avec d’autres petits groupes, des petites haines, de petites jalousies, des commérages, des arrivismes croisés, et tout ceci est essentiel pour la survie des appareils. Dans le cas de l’appareil culturel cubain, il y avait un nouveau groupe qui venait tout juste d’être créé (en 1966) autour de la revue Le Caïman Barbu. C’était une jeune génération d’écrivains qui s’opposaient à la « génération de 1950 », et dont faisaient partie entre autres Lezama Lima, Cintio Vitier, Fernandez Retamar, Fayad Jamis et Heberto Padilla. Le Caïman Barbu se voulait un groupe « sans péché originel » puisque lorsque Castro est entré à La Havane, ils avaient tous environ vingt ans, donc ils auraient été plus profondément marqués par la révolution, moins « déformés » par les vices de la société antérieure. Leur raison d’être était de lutter en tant que dépositaires d’une « orthodoxie révolutionnaire » contre les « faux révolutionnaires opportunistes ». Dans la pratique, ils critiquaient non seulement les livres de leurs adversaires, mais aussi leurs habitudes. Ainsi, les habitués du « Chat noir », un cabaret fréquenté par les intellectuels avec une renommée de « relâché », étaient également la cible de leurs articles. Rappelons-nous que les camps de concentration pour les homosexuels avaient déjà été créés à Cuba.
Le groupe du Caïman Barbu a joué le rôle de fantassin dans la riposte à Padilla. Dans la polémique, Padilla est arrivé à dire : « Certains marxistes religieux affirment que le véritable révolutionnaire est celui qui arrive à supporter le plus d’humiliations, non pas le plus discipliné mais le plus obéissant, non pas le plus digne mais le plus doux. C’est leur affaire. Quant à moi, j’ai toujours admiré le révolutionnaire qui n’accepte d’être humilié par personne et encore moins au nom de la révolution. » Le châtiment a suivi : Padilla perdit son travail, et on lui refusa l’autorisation de faire un voyage en Italie.
Mais ce n’était pas le point final. Quelques mois plus tard, au début de 1968, un jury international, auquel appartenait J.M. Cohen, critique littéraire britannique, décerna un prix à un recueil de poèmes de Heberto Padilla dont le titre est éloquent : hors du Jeu. Dans ce recueil, on peut lire :
Instruction pour entrer dans une société nouvelle :
D’abord : être optimiste
Après : soigné, posé, obéissant.
(Avoir passé toutes les épreuves sportives)
Finalement : marcher comme le fait chaque membre,
Un pas en avant et
Deux ou trois en arrière,/ Mais toujours applaudissant.
Ou bien :
Par le trou de la serrure,
L’idéologue triste avec sa langue de nylon,
La torpeur arrogante du manuel de marxisme
Qui resplendit comme un livre de messe,
Le regard impatient du bourreau
Et la fleur toute petite, amère,
De la joie des poèmes.
Et après, le plus difficile :
La stratégie, les tactiques,
Pour entrouvrir la porte.
Dans ce livre, Padilla abandonna son ton joyeux pour devenir sarcastique, amer.
Nicolas Guillen, président du « théâtre d’ombres », essaya par tous les moyens de dissuader le jury de lui décerner ce prix. Ce fut inutile et le livre de Padilla a dû être publié à Cuba, mais non sans une introduction où les points ont été mis sur les i et Padilla traité de « contre-révolutionnaire », « réactionnaire » et « fasciste ». C’était quand même la moindre des choses, n’est-ce pas ?
En août 1968, dans un entretien publié par Primera Plana, une revue uruguayenne, Cabrera Infante fit ses premières déclarations politiques centre le régime de Castro. Elles sont peut-être les premières à lui avoir été adressées publiquement par un ancien révolutionnaire. Cabrera Infante a été tranchant : Castro n’était qu’un « caudillo latino-américain de plus, au goût du jour ». Il y a certainement plusieurs raisons à l’opportunité de cet entretien. J’en vois trois : la première, c’est que Cabrera Infante était impliqué depuis le début dans le « cas Padilla » puisqu’au départ il s’agissait de débattre sur les mérites de son roman et sur son interdiction à Cuba ; or en cet été 1968, Padilla, qui avait pris sa défense, traversait des moments difficiles après la publication de son propre livre Hors du Jeu. Deuxièmement toutes les spéculations possibles sur la nature des rapports que Castro pouvait entretenir avec la Russie se sont dissipées cet été-là, lorsque Fidel a apporté son appui à l’invasion de la Tchécoslovaquie. Troisièmement, Carlos Franqui, grand ami de Cabrera Infante qui avait été l’un des dirigeants de la clandestinité pendant la révolution puis commandant de la guérilla, et après la révolution directeur du journal Revolucion puis ministre de la culture, et qui était l’une des personnalités les plus fortes du gouvernement révolutionnaire (celle qui faisait contrepoids à Raul Castro et Ramiro Valdes, communistes pro-soviétiques acharnés), Carlos Franqui donc avait quitté l’île ce même mois d’août 1968.
Les déclarations de Cabrera Infante ont eu un effet explosif. Dans la foulée de ses conséquences, on trouve un échange de lettres entre Cabrera Infante et Heberto Padilla dans ce même journal Primera Plana. En fait, Padilla se désolidarisait des positions de Cabrera Infante. Était-ce une mesure de protection ?
L’appel à l’ordre est venu d’où il devait venir, pour paradoxal ― ou ridicule ― que cela paraisse : la revue de l’armée, Vert Olive, publia un article où, comme le dira plus tard un bureaucrate de la culture, s’établissait « la façon dont une juste position esthétique devait s’orienter ». De l’armée considérée comme conseil d’esthètes. Dans cet article ont été mis sur la liste noire en plus des vacanciers étrangers de l’été dernier, les écrivains Heberto Padilla, Virgilio Pinera, Rodriguez Feo, Lezama Lima, An-ton Arrufat, Walterio Carbonell et Pablo Armando Fernandez.
La suite du « cas Padilla » eût lieu trois ans après. En 1970, il avait publié Pour le Moment, un autre recueil de poèmes. En mars 1971, il a été emprisonné.
Au plus grand désespoir de Castro, cette fois-ci le troisième interlocuteur, le comploteur étranger, ne se promenait plus en bermuda affublé d’un petit chapeau de soleil, mais il s’agissait d’une revue à laquelle collaboraient la plupart des grands écrivains latino-américains. Elle était publiée à Paris et s’intitulait Libre. Cela dit en passant, le premier conflit de la revue, lors des réunions préparatoires, concernait… Cabrera Infante : Julio Cortazar était catégorique : si jamais Cabrera Infante y participait, il claquait la porte. Sur le plan politique, Libre définissait ainsi son orientation : « Appui à l’expérience socialiste d’Allende et aux mouvements de libération latino-américains ; appui critique à la révolution cubaine ; lutte contre le régime franquiste et les autres dictatures militaires, défense de la liberté d’expression ; dénonciation de l’impérialisme américain au Viet-Nam et soviétique en Tchécoslovaquie ». Des agents de la CIA ! aurait crié Castro.
Lorsque la nouvelle de l’arrestation de Padilla leur parvint, Libre envoya une lettre à Castro. Ils usèrent de la plus grande discrétion : c’était plutôt de la perplexité qu’ils exprimaient. Cette lettre a été signée par une cinquantaine d’intellectuels, dont Italo Calvo, Mario Vargas Llosa, Susan Sontag, Alberto Moravia, Octavio Paz, Jean Paul Sartre, Simone de Beauvoir et Jorge Semprun.
Or un coup de théâtre génial allait renverser complètement la situation. Par une mise en scène double, les inquisiteurs, confondus, applaudirent leur propre mise en accusation. Le théâtre du théâtre, serait-ce la réalité ? Appréciez :
Le 28 avril, l’UNEAC (le « théâtre d’ombres » de Padilla) connaissait l’animation des grands jours. Tous les bureaucrates se frottaient les mains, ils allaient se payer un spectacle inattendu : la confession de Padilla. Elle avait lieu dans la salle de conférence de l’UNEAC. Un dernier scrupule avait quand même retenu chez lui Nicolas Guillen, le président. Padilla commença son discours et il était superbe : il s’accusa d’« avoir fait de l’agressivité un style », il jugea sa ligne « maladive, incorrecte et venimeuse », il se reprochait son « amertume et son pessimisme contre-révolutionnaires », il se sentait « si malade, si triste » qu’il ne pouvait « même plus écrire », mais surtout il s’accusait d’avoir été « injuste et ingrat avec Fidel, ce dont (il) ne cesserait jamais de se repentir » et il remercia la police de son arrestation. J’imagine que les bureaucrates étaient à la fête : cette confession pouvait faire concurrence aux meilleures de l’époque de Staline ! Avec ce discours, ils atteignaient le dernier degré de perfection bureaucratique et policière !
La publicité à ces évènements démarra immédiatement. Mais que s’empressa de diffuser Fidel ? L’autocritique de Padilla ou la sienne ? C’est un moment presque shakespearien.
Le double sens de la confession resta invisible à Castro et à son armée de censeurs (ou d’esthètes ?). Mais il sauta aux yeux du monde entier. Padilla avait, bien sûr, lu 1984, et il connaissait le système soviétique. Il en tira profit. Sa confession était si démesurée qu’elle devenait incroyable. Elle était un message de ce qui se passait à Cuba.
L’opinion publique internationale a réagi sur le champs. Libre envoya une deuxième lettre à Castro, non plus avec la cautèle de la première, mais cette fois-ci il s’agissait d’une condamnation ouverte. Julio Cortazar ne la signa pas, mais par contre s’étaient ajoutés au groupe des premiers signataires Pasolini, Resnais et Rulfo. Mario Vargas Llosa renonça au poste qu’il avait dans la revueLa Maison des Amériques, publiée par le gouvernement cubain. Pour de nombreuses personnes, surtout en Amérique Latine, ce discours a été le signal d’alarme et le régime de Castro a commencé à être, ou pouvoir être, mis en cause.
Cela dit, la confession de Padilla a quelque chose d’incertain. Par exemple, pourquoi a-t-il dénoncé d’autres grands écrivains comme José Lezama Lima, l’un des plus grands poètes de langue espagnole de ce siècle, dont l’intégrité et la noblesse, même sous un régime comme celui de Castro, sont hors de question ? Pourquoi l’a-t-il exposé à la répression de Castro et à la malveillance de l’« opinion publique » ? Pourquoi ne connait-on guère plus sur la confession de Padilla ? S’agit-il en fin de compte d’un coup de théâtre génial ou d’un moment de faiblesse aux conséquences inattendues ?
C’est pourquoi il s’agit d’une confession douteuse.
On mesure l’étonnement de Castro (alors qu’il était entré en scène pour recueillir les applaudissements, il n’a reçu que des tomates) par sa réaction : peu après, il a organisé rien moins que le Premier Congrès d’Éducation et Culture qui eût lieu à Cuba. Il a donc voulu répéter la pièce (le point final à la dissidence des écrivains), mais avec une autre mise en scène. Cette fois-ci, tout se déroulerait sans risque : seuls les bureaucrates auraient la parole, et Castro le dernier mot. Plus encore, pour mieux orienter le congrès, Castro prononça un discours quelques jours avant l’ouverture, où il s’en prenait aux « intellectuels agents de la CIA, qui préfèrent vivre à Paris, Londres ou Rome au lieu d’être dans les tranchées ». A dix années de distance du cas PM et de la fermeture de Lunes, Castro insistait : le devoir de tout écrivain est celui d’être un soldat.
Par contraste avec le spectacle de la confession de Padilla, au public tristement intellectuel, le Premier Congrès d’Éducation et Culture fut massif, énorme, coloré ; des instituteurs des coins les plus reculés de l’île furent mobilisés. On remarque que chaque fois que Fidel fait un caprice, il mobilise les masses et noie ses peines dans le tumulte. Il faut noter aussi que c’est déjà un lieu commun à Cuba d’opposer la littérature à l’alphabétisation, ne serait-ce que parce que Fidel sait très bien que si un enfant apprend à lire à Cuba, ce n’est pas pour lire Nabokov, mais la propagande du parti. Les orateurs ont prononcé des discours rigoureusement castristes et enfin la résolution attendue avec impatience est arrivée.
Pour commencer : « L’art est une arme de la révolution… » Voilà l’épitaphe de l’art cubain.
La résolution continue : « …un produit de la morale combative de notre peuple, un instrument contre la pénétration de l’ennemi. Notre art et notre littérature seront un moyen précieux pour la rénovation de la jeunesse dans la morale révolutionnaire (…) Nous condamnons les faux écrivains latino-américains (sic) qui après leurs premiers succès gagnés avec des œuvres dans lesquelles ils exprimaient encore le drame de leurs peuples, ont rompu leurs liens avec leurs pays d’origine et se sont réfugiés dans les capitales des sociétés de l’Europe occidentale, pourries et décadentes, et des USA, pour devenir des agents de la culture métropolitaine impérialiste. A Paris, Londres, Rome, Berlin Ouest, New-York, ces pharisiens trouvent le meilleur milieu pour nourrir leurs hésitations et leurs misères, qui ont été générées par le colonialisme culturel et dont ils ont fait profession de foi. Ils ne trouveront chez les peuples révolutionnaires que le mépris que méritent les traîtres et les transfuges (…). »
Voilà donc la résolution du Premier Congrès d’Éducation et Culture d’un pays onze ans après sa révolution. Une véritable « séance de la haine ». On y insistait souvent, bien sûr, sur « le besoin de maintenir l’unité idéologique monolithique de notre peuple ». Les homosexuels, (« frappés de pathologie sociale ») ont eu droit à une clause particulière : on leur interdisait d’être instituteurs, enseignants, d’occuper des postes d’importance dans le circuit culturel ou dans les activités artistiques et de représenter Cuba à l’étranger. Même un lecteur distrait de Freud se régalerait avec cette « guerre aux homosexuels » obsessive chez Castro.
Fidel était content. Dans le discours de clôture, il s’en prenait encore aux « rats intellectuels » qui essayaient de se sauver du bateau en train de couler de l’Europe occidentale ; il leur criait que la porte de Cuba leur serait « fermée indéfiniment, pour un temps indéfini et pour un temps infini » (sic). Et encore une fois, il précisait sa vision de la littérature : « Nous valorisons les créations culturelles et artistiques en fonction de leur utilité pour le peuple (…) et nous n’avons aucune crainte à exprimer avec clarté ces idées. Si les révolutionnaires avaient peur des idées, où diable en seraient-ils ? (…) Celles-ci sont, celles-ci doivent être, et il ne peut y avoir d’autres valorisation. »
L’art, devenu l’« instrument » d’un tyran, n’est jugé que par son « utilité » à consolider la tyrannie. Rappelez-vous que ceci n’arrive pas dans un pays dépourvu de tradition culturelle, dans une île tropicale plus ou moins déserte, mais dans un pays dont l’enracinement et l’extension de la culture n’ont de pareil que son originalité. Rappelons-nous, au passage, que la littérature cubaine compte, parmi d’autres, ces noms : José Marti, Alejo Carpentier, Severo Sarduy, Guillermo Cabrera Infante, josé Lezama Lima, Virgilio Pinera, Nicolas Guillen, Reynaldo Arenas, Heberto Padilla, pour ne citer que quelques points de la pointe de l’iceberg, ceux qui me viennent à l’esprit le plus facilement ; que la musique cubaine, 25 ans après avoir été asphyxiée par Castro, continue à parcourir le monde ; que Cuba est aussi le pays de Wilfredo Lamb ; que La Havane a été le centre de gravité de tout le bassin des Antilles, le carrefour (et le creuset) de trois cultures infiniment éloignées ― et parfois opposées : chinoise, noire et espagnole. Rappelons-nous que les ouvriers du tabac cubains avaient une longue tradition combative et qu’ils avaient, parmi d’autres institutions, des comités de lecture : pendant que les autres tordaient la feuille de tabac, un ouvrier leur lisait des romans, des poèmes, des textes politiques…
Le « cas Padilla » aurait donné un excellent résultat pour la CIA, puisqu’elle aurait recruté selon Castro parmi des personnalités aussi distinguées que Claude Roy, Eugène Ionesco, Mario Vargas Llosa, Pier Paolo Pasolini, Jorge Luis Borges, , Susan Sontag, Jorge Semprun, Julian Gorkin, Emir Rodriguez Monegal, Jean Paul Sartre et Simone de Beauvoir, Camilo José Cela, André Pierre de Mandiargues, et bien d’autres.
Finalement Castro changea son ministre de la Culture. Il donna ce poste à Armando Hart qui, entre autres choses, s’exclama en octobre 1977 : « Mais camarades, il est impossible de mener à bien ces tâches, et encore moins d’atteindre les hautes aspirations tracées par le socialisme dans le champ de la culture si nous ne créons pas un vaste système d’organisation et de direction des institutions, entreprises et organismes qui seraient régis par des principes déterminés. » C’est encore une fois le cri du bureaucrate : il fallait en finir avec la période des mauvaises surprises (Cabrera Infante, Padilla), de la spontanéité répressive ; désormais il fallait formaliser, étendre, rationaliser la répression, mettre en chantier ce qu’on appelait la « politique culturelle orientée ». Pourquoi ? Castro se sentirait-il perdu dans une « galerie de voix » ?
Le cas du jeune romancier Reynaldo Arenas, troisième écrivain à incarner en lui-même une période de la lutte pour la survie de la culture à Cuba, montre que la littérature arrive (ou arrivait ?) à respirer sous l’énorme coulée de béton qu’Armando Hart jeta sur L’île.
Heberto Padilla quitta Cuba en janvier 1981. Un groupe d’intellectuels amis, parmi lesquels Susan Sontag, demanda au sénateur Edward Kennedy d’intercéder auprès de Castro pour obtenir le permis de sortie de Padilla. Kennedy accepta et 24 heures après, Padilla était « hors du jeu ».
Conrado Tostado/Iztok n°10 (mars 1985)