Révolution et politique culturelle. De 1959 jusqu’aux années 90
Les trois premières années de la révolution correspondent au seul véritable moment de liberté artistique sur l’île. La Havane était une fête, où la tolérance et la permissivité étaient de mise. Au sein du magazine culturel Lunes, qui sera fermé en 1961, le débat d’idées était vif et de nombreux courants de pensée pouvaient s’exprimer librement.”
Mais dès 1961, le régime crée l’Union des écrivains et artistes cubains (UNEAC), un syndicat à la soviétique qui encadre de près la production littéraire et artistique. Il y a une logique à cela. C’est celle de Che Guevara qui déclare : “Le premier devoir de la révolution est l’éducation politique et idéologique de notre peuple”.
La lune de miel touche à sa fin lorsque la révolution prend le contrôle de tous les moyens de formation intellectuelle de la société : école, université, édition, cinéma, théâtre, presse, radio, télévision etc.
Le 26 juin 1961, Fidel Castro fixe une fois pour toutes le cadre de création cubaine par une formule restée célèbre : “Quels sont les droits des écrivains et des artistes révolutionnaires et non révolutionnaires ? Dans la révolution, tout ; contre la révolution, rien !” (inspirée de la fameuse phrase de Mussolini : Avec l’Etat, tout ; contre l’Etat, rien !)
A contre courant du reste du monde, les sixties, à Cuba, ne sont pas, loin s’en faut, des années de libération des moeurs. La culture hippie n’a aucune chance de s’y épanouir. Au contraire, la répression s’abat contre tous les “déviants”, sexuels ou idéologiques dont l’ardeur révolutionnaire paraît insuffisante. Des milliers d’homosexuels et de lesbiennes, des jeunes hippies (ou considérés comme tels parce qu’ils paraissent efféminés), des artistes, et des religieux sont enfermés dans les Unités militaires d’aide à la production (UMAP), ces camps de concentration de sinistre mémoire.
Le gouvernement est profondément imprégné des valeurs machistes et des préjugés homophobes propres aux petits-bourgeois. Les années 1960 sont terribles, des purges homophobes sont organisées à l’Université de La Havane. Sur la Rampa, l’avenue de la capitale où se retrouve la jeunesse, des policiers armées de ciseaux réalisent des descentes. Ils coupent les cheveux des garçons qui les portaient trop long et découpent leurs pantalons à pattes d’éléphants, signe de “décadence capitaliste”. Quant aux jeunes femmes vêtues de mini-jupes, elles sont embarquées au poste de police et, parfois, internées dans des UMAP.”
Les Beatles, considérés comme des artistes dégénérés, furent interdits. Leurs albums sont écoutés clandestinement à la maison, mais à très faible volume. C’est pourquoi les gens de la génération qui a eu 20 ans dans les années 60 ont été indignés lorsque Fidel Castro, longtemps après, a inauguré un parc John Lennon à La Havane. Mais c’est cela, la double morale castriste…
Le 20 mars 1971, le poète Heberto Padilla est emprisonné et soumis, 28 jours plus tard, à une grossière autocritique dans la droite lignée des “procès de Moscou”. Cette caricature de procès contre un poète internationalement célèbre indigne le monde, qui découvre alors la réalité du système cubain.
C’est un tournant. Dès lors, les intellectuels étrangers, à commencer par le “castrophile” Jean-Paul Sartre, prennent leurs distances avec la révolution cubaine. L’affaire Padilla n’est qu’un début. Une large répression s’abat sur la majeure partie des écrivains de l’île. Des dizaines d’entre eux sont envoyées en prison. Le milieu théâtral est le plus durement touché. Quantité d’acteurs et de metteurs en scène, accusés de “conduite impropre” sont expulsés de Cuba. Le 30 avril 1971, lors de la clôture du premier Congrès pour l’éducation et la culture, Fidel Castro redéfinit et précise sa politique culturelle par une formule choc : “L’art est une arme de la Révolution.”
Les années 80 marquent une nouvelle étape qui, en réalité, démarre dès la fin de la précédente. Une nouvelle génération d’artistes apparaît. Trop jeune pour avoir connu les heures de gloire de la révolution, elle ne possède guère de lien affectif avec elle. D’autre part, la création du ministère de la Culture, en 1976, s’accompagne d’un assouplissement idéologique, sous l’impulsion du ministre Armando Hart.
L’amélioration socio-économique générale, qui s’explique par la reprise en main administrative du pays par des conseillers russes (soviétiques) au cours des années 1970, permet que l’on réprime moins. La nouvelle génération d’artistes conquiert de nouveaux espaces de liberté d’expression. C’est particulièrement vrai des artistes plasticiens qui, après le déclin consécutif à la chute du Mur de Berlin, se risquent par exemple à évoquer l’isolement de Cuba sur la scène internationale, la précarité de la vie sur l’île, les dysfonctionnements du système, l’exil des “balseros” qui voguent sur le détroit de Floride à bord d’embarcation de fortune. Une seule règle d’or : ne jamais critiquer “el commandante”.
Avec la “période spéciale en temps de paix”, qui commence en 1989 après de l’effondrement de l’URSS, Cuba s’ouvre au tourisme. Or celui-ci représente désormais l’une des principales rentrées de devises. A ce titre, il constitue un enjeu stratégique pour la survie du régime. Dès lors, il est vital pour l’image de marque de la révolution de ne pas apparaître comme hostile au monde des arts. Aubaine extraordinaire, le castrisme bénéficie de la complicité involontaire et inespérée de l’Américain Ry Cooder et de l’Allemand Wim Wenders. Le producteur musical et le cinéaste enregistrent, filment, et popularisent à l’échelle mondiale des airs cubains des années 1940 et 1950 joués par les musiciens octogénaires du Buena Vista Social Club. Une musique empreinte de nostalgie, aussi irrésistible aux oreilles du grand public qu’inoffensive aux yeux du régime…