La Révolution dans un manifeste de l’Association Syndicaliste Libertaire de Cuba (décembre 1960)

Nous publions ci-dessous l’un des derniers textes publié par des libertaires après la victoire des troupes commandées par Fidel Castro. Quelques mois après les organisations et la presse libertaires furent interdites, les militants de ces organisations furent exécutés, emprisonnés ou condamnés à l’exil.

Pourtant les libertaires avaient été à l’origine des premières sociétés ouvrières à la fin du XIXe siècle, ils ont participé aux luttes pour l’indépendance et durant tout le XXe siècle aux luttes ouvrières. Ils faisaient parti du Directoire révolutionnaire de La Havane et ils combattirent dans les sierras durant la résistance contre le régime de Fulgensio Batista.

Dans ce texte, ils remettent en question, avec lucidité, l’étatisation, la subordination des syndicats au pouvoir, une réforme agraire qui dépossédait les paysans de toute autonomie, le nationalisme, la militarisation, le centralisme, les dérives autoritaires du nouveau régime, les persécutions politiques, l’intolérance religieuse, toutes les dérives du jeune pouvoir cubain…

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Manifeste de l’Association Syndicaliste Libertaire de Cuba

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1. Contre l’État, sous toutes ses formes

Les adhérents de l’Association Syndicaliste libertaire, considèrent comme un devoir impérieux d’affirmer, dans cette étape de réalisations révolutionnaires de notre peuple, que nous sommes opposés, non seulement à certaines formes de l’État, mais à l’existence même de celui-ci comme organisme dirigeant de la société, et partant, à toute politique qui tende à créer une hypertrophie étatique, à amplifier les pouvoirs de l’État, ou à lui donner un caractère totalitaire et dictatorial.

Les militants syndicalistes libertaires, ainsi que les camarades des autres pays, estiment qu’il est impossible de réaliser une véritable révolution sociale sans procéder en même temps qu’à la transformation économique, à l’élimination de l’État, en tant qu’entité politique et administrative, en lui substituant les organismes de base révolutionnaires, comme les syndicats ouvriers, les municipalités libres, les coopératives agricoles et industrielles autonomes, les collectivités d’usine et de paysans, libres de toutes ingérences autoritaires.

Les superstitieux de la politique croient que la société humaine est la conséquence de l’État, alors que la réalité montre que l’État n’est que l’expression la plus terrible de la dégénérescence de la société divisée en classes ; dégénérescence qui trouve son point culminant dans les brutales inégalités, les injustices et les antagonismes du régime capitaliste.

En définitive, l’État n’est qu’un excroissance parasitaire produite par le régime de classes, appuyé sur la propriété privée des moyens de production, et il doit commencer à disparaitre définitivement dans l’étape de transformation révolutionnaire de la société bourgeoise en société socialiste.

2. Les syndicats sont les organes économiques de la révolution

Les syndicalistes libertaires affirment qu’il n’existe pas de représentation plus naturelle de la classe ouvrière que les syndicats, et que par conséquent, ceux-ci sont appelés à réaliser la transformation économique de la société, en remplaçant, comme dit le vieux mot d’ordre socialiste : « Le gouvernement des hommes par l’administration des choses… »

Les syndicats et les fédérations d’industries, restructurées de façon rationnelle, contiennent en eux-mêmes tous les éléments techniques et humains nécessaires, pour développer pleinement les plans d’industrialisation collective.

Face aux arrivistes de la politique révolutionnaire et aux revanchards de la politique réactionnaire, qui prétendent s’emparer de nouveau du pouvoir public, nous maintenons le critère suivant : avec la révolution sociale, non seulement les syndicats ne doivent pas disparaitre, mais maintenant, au contraire, en pleine période de réorganisation sociale, les organismes syndicaux ouvriers, qui, de moyens de lutte revendicative se sont transformés en instruments de direction et de coordination économiques, doivent remplir leur rôle le plus important et décisif.

Dans ces circonstances, la subordination des syndicats à la politique de l’État, bien que nous soyons dans une étape révolutionnaire - et peut-être à cause de cela - est une trahison envers la classe ouvrière, une basse manœuvre pour la faire échouer dans le moment historique où elle doit remplir sa mission la plus importante du point de vue socialiste : l’administration, au nom de la société tout entière, des moyens de production, et la responsabilité d’organiser la distribution au peuple des produits de consommation nécessaires, aux prix les plus bas et les plus justes.

3. La terre à celui qui la travaille

Les hommes et les femmes de l’Association Syndicaliste Libertaire maintiennent aujourd’hui plus que jamais, la vieille consigne révolutionnaire : La terre à celui qui la travaille. » Nous pensons que le cri classique des paysans du monde entier « Terre et Liberté » est l’expression la plus juste des aspirations immédiates des paysans cubains. Terre, afin de la travailler et de la faire produire ; Liberté pour s’organiser et administrer les produits de leurs efforts et de leur sollicitude, suivant les préférences des intéressés : par l’organisation de fermes collectives, quand cela est possible ; mais toujours suivant la libre volonté des paysans et non imposé par les représentants de l’État, qui peuvent être des hommes très capables au point de vue technique, mais, dans la plupart des cas, ne connaissent pas les réalités matérielles de l’agriculture et ignorent les sentiments, les inquiétudes et les aspirations spirituelles des hommes de la terre.

Notre longue expérience des luttes révolutionnaires chez les paysans nous a convaincus que la planification de l’exploitation de la terre, question vitale pour notre peuple, ne peut se concevoir comme un simple processus technique ; en effet, s’il existe des facteurs inertes, la terre, les machines, c’est le facteur humain qui est décisif, ce sont les paysans. C’est pour cela que nous nous prononçons en faveur de l’organisation du travail collectif et coopératif, sur des bases essentiellement volontaires, l’aide technique et culturelle devant être apportée comme un moyen - sans doute le meilleur -, qui persuade les paysans des énormes avantages présentés par l’exploitation collective, par rapport au système individuel ou familial.

Faire le contraire, employer la contrainte et la force, serait, en définitive, jeter les bases de l’échec total de la transformation agraire, c’est-à-dire l’échec de la révolution elle-même, dans son aspect le plus important.

En lutte contre le nationalisme

En tant que travailleurs révolutionnaires, nous sommes internationalistes, partisans fervents de l’entente entre tous les peuples, par dessus toutes les frontières géographiques, linguistiques, raciales, politiques et religieuses. Nous éprouvons un grand amour pour notre terre : le même que celui des hommes des autres pays pour le leur. De ce fait nous sommes ennemis du nationalisme, quel que soit le manteau dont il se couvre ; opposés à toutes les guerres ; partisans d’utiliser les énormes moyens économiques employés aujourd’hui en armements, pour diminuer la faim et le besoin des peuples défavorisés, de convertir les instruments de mort produits en quantité terrifiante par les grandes puissances, en machines productrices de bien-être pour tous les hommes de la terre.

Nous nous opposons résolument à l’éducation militariste de la jeunesse, à la création d’une armée de métier et à l’organisation d’appareils militaires pour les adolescents et les enfants. Pour nous, nationalisme et militarisme sont synonymes de nazi-fascisme.

Nous lutterons, invariablement et toujours, pour qu’il y ait moins de soldats et davantage d’instituteurs, moins d’armes et plus d’outils, moins de canons et plus de pain pour tous.

Les syndicalistes libertaires sont contre toutes les manifestations de l’impérialisme démodé ; contre la domination économique des peuples qui est si en vogue en Amérique ; contre la pression militaire qui assujettit les peuples et les oblige à accepter des systèmes politiques étrangers à leur particularisme national et à leur idéologie sociale, comme cela se pratique dans une pratique d’Europe et d’Asie. Nous estimons que dans le concert des nations, les petites valent autant que les grandes, et de la même façon que nous sommes adversaires des États nationaux parce qu’ils assujettisent leurs propres peuples, nous sommes aussi - et à un degré supérieur si cela est possible - ennemis des super-États qui, se prévalent de leur force politique, militaire, économique, repoussent les limites de leurs frontières, pour imposer aux pays plus faibles leurs systèmes d’exploitation et de rapine. Face à toutes les méthodes impérialistes, nous nous prononçons pour l’internationalisme révolutionnaire, pour la création de grandes confédérations de peuples libres, unis par des intérêts communs, des aspirations identiques, par la solidarité et l’entraide.

Nous sommes partisans d’un pacifisme actif et militant, qui rejette les subtilités dialectiques à propos des « guerres justes » et des « guerres injustes » ; d’un pacifisme qui impose la fin des armées de métier, et le rejet de toutes les sortes d’armes, en premier lieu des armes nucléaires.

Au centralisme bureaucratique

Nous sommes, par nature, ennemi de toute forme d’organisation politique, économique et sociale ayant des caractéristiques et des tendances centralisatrices. Nous estimons que l’organisation de la société humaine doit partir du simple au composé, de bas en haut, c’est-à-dire commencer dans les organismes de base : municipalités, syndicats, coopératives, centres culturels, associations paysannes, etc., etc., pour s’intégrer dans les grandes organisations nationales et internationales, sur la base du pacte fédéral entre égaux qui s’associent librement pour accomplir les tâches communes, sans dommage pour aucune des parties contractantes, qui resteront toujours libres de se séparer des autres quand elles estimeront que cela convient à leurs intérêts. Nous comprenons l’organisation sociale, aussi bien natioanle qu’internationale, dans le sens et sous la forme de grandes confédérations syndicales, paysannes, culturelles et municipales, qui auront à charge la représentation de tous, sans avoir d’autre pouvoir exécutif que celui qui leur sera confié, dans chaque cas, par les organismes de base fédérés. L’esprit de liberté des peuples ne peut trouver son expression complète que dans une organisation de type fédéraliste, qui établisse les limites de la liberté de chacun, et, en même temps, garantisse la liberté de tous. La centralisation politique et économique qui conduit, comme nous le prouve l’espérience, à la création d’États monstrueux, supertotalitaires, à l’agression et à la guerre entre peuples, à l’exploitation et à la misère des grandes masses populaires du monde.

Sans liberté individuelle

Les syndicalistes libertaires sont partisans des droits individuels. Il n’y a pas de liberté pour l’ensemble, si une partie est esclave. Il ne peut exister de liberté collective, là où l’homme, en tant qu’individu, est victime de l’oppression. Nous disons qu’il est urgent de garantir les droits de l’homme, c’est-à-dire la liberté d’expression, le droit au travail et une vie décente, la liberté de religion, l’inviolabilité du domicile, le droit d’être jugé par des personnes impartiales et justes, le droit à la culture et à la santé, etc, etc. ; sans cela, il n’existe pas de possibilité de coexistence humaine civilisée.

Nous sommes contre la discrimination raciale, les persécutions politiques, l’intolérance religieuse et l’injustice économique et sociale. Nous sommes partisans de la liberté et de la justice pour tous les hommes, y compris pour les ennemis de la liberté et de la justice mêmes.

La révolution appartient à tous

L’Association Syndicaliste Libertaire renouvelle sa volonté d’appuyer la lutte pour la libération totale de notre peuple, et affirme que la révolution n’appartient à personne en particulier, mais au peuple en général. Nous appuierons, comme nous l’avons fait jusqu’à ce jour, tous les moyens révolutionnaires tendant à résoudre les maux anciens dont nous souffrons, mais nous lutterons aussi, sans trêve ni repos, contre les tendances autoritaires qui s’agitent dans le sein même de la révolution.

Nous avons été contre la barbarie et la corruption du passé ; nous lutterons contre toutres les déviations qui prétendent amoindrir notre révolution, calquant les modèles supertotalitaires qui écrasent la dignité humaine dans d’autres pays.

L’État, quoi qu’en disent ses adorateurs, de droite ou de gauche, est aussi quelque chose de plus qu’une excroissance parasitaire de la société de classes : c’est une source génératrice de privilèges économiques et politiques et, de ce fait, de nouvelles classes privilégiées.

Les vieilles classes réactionnaires qui essaient désespérement de reconquérir leurs privilèges abolis, nous trouvent dressés contre elles. Les nouvelles classes d’exploiteurs et d’oppresseurs qui pointent déjà à l’horizon révolutionnaire, également.

Nous sommes avec la justice, le socialisme et la liberté. Nous luttons pour le bien-être de tous les hommes, quelles que soient leur origine, leur religion ou leur race.

Dans cette ligne révolutionnaire, travailleurs, paysans, étudiants, hommes et femmes de Cuba, nous resterons jusqu’à la fin.

Pour ces principes, nous risquerons notre liberté, et si c’est nécessaire, notre vie.

Association syndicaliste libertaire, La Havane, juin 1960


Enrique   |  Analyse   |  05 27th, 2011    |