Autoritaires de tous les pays… unissez-vous !
Un quart de siècle s’est écoulé depuis le triomphe du chavisme au Venezuela, avec son cortège d’appauvrissement massif, de répression criminelle et de migrations forcées massives. (1) Pendant cette période, lorsque certains d’entre nous mettaient en garde contre la dérive autocratique de ce pays, d’autres collègues de l’académie – latino-américains, américains, européens – répondaient, avec un mélange de dérision et d’indulgence, « ce n’est pas grand-chose… ». À ce genre de rejet, il était possible de répondre – et c’est ce que nous avons fait – que ce qui s’est passé dans ce pays ou dans n’importe quel autre n’était pas une copie, jusque dans les moindres détails, d’un modèle spécifique. Il s’agissait plutôt de l’imposition stratégique et progressive de pratiques, d’institutions, d’usages et de coutumes qui consolident la domination despotique. Tous ces éléments sont adaptables, en fonction des différences historiques, sociales et culturelles de chaque cas, mais similaires dans leurs caractéristiques oppressives essentielles.
Le passage du simple populisme à la tyrannie pure et simple peut prendre différentes formes idéologiques et territoriales. Cela s’est produit au Venezuela et au Nicaragua, mais aussi en Russie et au Belarus. Elle apparaît aujourd’hui au Salvador et au Mexique. Le scénario est bien connu. Il s’agit d’annuler progressivement le pluralisme politique – en dévalorisant le pouvoir du vote, en s’emparant des pouvoirs de l’État, en neutralisant les partis et les dirigeants de l’opposition – et l’action des citoyens – en cooptant les mouvements populaires, en assiégeant financièrement et juridiquement les ONG, en achetant ou en fermant les médias critiques – pour finalement détruire de l’intérieur la démocratie, toujours fragile. Pour ne rien arranger, les différents gouvernements non démocratiques coopèrent de plus en plus entre eux par le biais de la diffusion d’idées et de pratiques autoritaires. Nous pouvons donc dire, en paraphrasant ce vieux slogan du marxisme révolutionnaire, que les autoritaires de tous les pays… s’unissent.
Aujourd’hui, certains de ces collègues avouent tranquillement leur erreur. Beaucoup évitent encore de revenir sur leur ancien credo, avec ses implications pour l’académie elle-même et pour des millions de victimes concrètes. Comme si cela ne suffisait pas, d’autres collègues ont fait irruption dans le débat national dans des pays tels que le Mexique et la Colombie, répétant – à mi-chemin entre l’accommodement pragmatique et l’optimisme militant – le « ce n’est pas grave… ».
Autre contexte historique, autre moment politique
Face à des processus de dérive autoritaire visible, deux positions extrêmes sont souvent adoptées. L’une est la paranoïa non focalisée – un « Loup arrive » de la fable bien connue – qui exagère la profondeur et la rapidité de la menace, provoquant des réactions excessives et la disqualification des autres. Une autre est la complaisance irresponsable qui -– comme les musiciens sur le Titanic – continue à paraître normale à l’approche de la catastrophe, croyant que l’évasion mentale changera la réalité elle-même. Mais une variante pour éviter le Charybde de l’hystérie et le Scylla de l’indulgence est de localiser, dans le diagnostic, les formes concrètes que prend l’avancée despotique. C’est ce que nous tenterons de faire dans les lignes qui suivent.
Reconnaître que l’Amérique latine vit une heure fatidique, après quatre décennies de transition inégale vers la démocratie, est un lieu commun de notre intelligentsia et de notre opinion publique.(2) Insister sur la défense transidéologique de la démocratie et la dénonciation de tous les autoritarismes (de quelque « isme » que ce soit) est, intellectuellement et civiquement, la bonne chose à faire. Et il est important de le faire à partir d’une connaissance « située », en reconnaissant que dans l’ici et maintenant de 2024 – très différent de 1974 – les autocraties « révolutionnaires » latino-américaines possèdent des avantages décisifs (la nature du régime, l’articulation régionale, le soutien intellectuel) face au pouvoir des populismes et des autoritarismes de droite.
En ce qui concerne la nature du régime, le niveau de contrôle politique et de fermeture de l’espace civique dans les autocraties de Cuba, du Nicaragua et du Venezuela est aujourd’hui, de facto et de jure, supérieur à tout phénomène similaire dans les populismes/autoritarismes hybrides gouvernés par la droite, tels que le Pérou, le Salvador et, jusqu’à hier, le Guatemala ou le Brésil. D’autre part, l’articulation régionale (géopolitique, diplomatie, influence étatique) des autocraties « révolutionnaires » (au sein du Forum de Sao Paolo, du Groupe de Puebla, etc.) avec leurs alliés autoritaires mondiaux (Russie, Chine, Turquie) et leurs partenaires démocratiques latino-américains (gouvernements de Colombie, du Brésil, du Mexique, du Chili, partis et mouvements apparentés) est inégalée du côté droit de l’échiquier politique.
Si nous évaluons la somme des soutiens intellectuels organisés (Conseil latino-américain des sciences sociales et autres) et spontanés (surreprésentation de la gauche dans le milieu universitaire et intellectuel) aux gauches en Amérique latine, nous constatons qu’ils dépassent, en ampleur et en cohérence, la présence des réseaux (par exemple le réseau Atlas Network) d’influence, de désinformation et de formation de l’opinion des populismes et des autoritarismes réactionnaires. La question n’est pas de savoir s’il existe des autoritarismes préférables à d’autres : éthiquement et idéologiquement, c’est indéfendable. Mais il est possible d’évaluer lequel d’entre eux est le mieux coordonné avec ses alliés mondiaux, régionaux, intellectuels et sociaux. En Amérique latine aujourd’hui, avec Bolsonaro sur le point d’aller en prison et un Bukele séduisant mais isolé, le pôle réactionnaire de la politique illibérale est à la traîne par rapport au pôle « progressiste ».
Ce cadre explique les processus de coopération entre les ennemis de la démocratie libérale –populistes ou franchement autoritaires – dans la région. L’un des plus réussis est ce que l’on appelle la colonisation par invitation, dans laquelle des acteurs illibéraux opérant dans un cadre encore formellement démocratique cherchent à consolider leur pouvoir en neutralisant les institutions que l’opposition et la société civile pourraient activer pour stopper l’avancée autoritaire. Ce schéma a un précédent clair dans le cas du Venezuela, qui a fait l’objet de plusieurs études (La invasión consentida1 , Cubazuela : crónica de una intervención cubana2, (La invasión consentida (3), Cubazuela : crónica de una intervención cubana (4), La intervención de Cuba en Venezuela : Una ocupación estratégica con implicaciones globales (5) sont disponibles pour ceux qui veulent échapper à l’aveuglement volontaire.
Un cas emblématique
Dans le cas cubain, la continuité (temporaire) avec laquelle ils ont patiemment tissé des liens avec des acteurs majoritairement (mais pas uniquement) issus de la gauche régionale leur offre aujourd’hui une capacité d’influence sui generis dans des pays aux populations et aux économies bien plus importantes. Le paradoxe est de combiner, au moment de la plus grande faillite économique, de la ruée migratoire et de la délégitimation politique interne, une capacité enviable d’influence et de normalisation globales.
Plusieurs raisons expliquent le manque d’inquiétude suscité par la présence renouvelée de Cuba dans plusieurs pays de la région. Les problèmes de chaque pays, qui découlent de causes endogènes et anciennes – telles que la violence criminelle, la corruption administrative et les inégalités sociales – sont l’une d’entre elles. D’autre part, il est difficile de mesurer la présence et l’impact de l’opaque Sharp Power. (6) L’indulgence d’une intelligentsia et d’une académie latino-américaines – principalement de gauche – qui signent des accords de collaboration avec des institutions culturelles et d’enseignement supérieur, où des agents de l’État cubain cherchent à établir des bases d’opération, à recruter des étudiants et des universitaires et à obtenir des financements, est une autre raison impérieuse.
On pourrait se demander, dans une logique quelque peu rudimentaire de mesure matérielle du politique, si l’influence idéologique et propagandiste ne représente pas une menace décisive pour une société et un régime démocratiques. Comme l’a souligné Steven Pinker « On hésite à attribuer un pouvoir causal à quelque chose d’aussi mince et éthéré qu’une “idée”. Cela semble presque mystique – comment une idée pourrait-elle faire franchir une frontière à des chars d’assaut ? Nous devrions dépasser cette hypothèse : les idées sont des forces causales dans l’histoire. Cette affirmation n’a rien de mystique. Les idées ne sont pas des fantômes ; ce sont des modèles d’activité dans le cerveau des êtres humains, partagés entre eux par les signaux physiques que nous appelons le langage. Certains de ces êtres humains ont les doigts sur les boutons de la puissance destructrice de masse, ils ont donc bel et bien des effets causaux » (7).
Soyons clairs : il est impossible d’évaluer l’influence cubaine à travers le prisme des méthodes traditionnelles d’évaluation de la projection internationale d’une puissance étatique, mesurée en termes de richesse économique (PIB), de démographie et de forces armées. Mais Cuba fournit le logiciel, le virus, en d’autres termes, aux élites autoritaires voisines qui veulent l’emporter à vie sur leurs concurrents démocratiques, en annulant le jeu dans les pays où elles opèrent. Comme un organisme ou un virus qui colonise un corps sain et, peu à peu, corrompt son tissu cellulaire en utilisant la physiologie de l’hôte contre lui, La Havane insère des ressources d’influence dans des zones clés, capables de multiplier son effet en utilisant les ressources et les canaux de l’hôte. Vous vous souvenez La chose de l’autre monde ? Voilà une bonne métaphore pour un tel plan d’action démocide.
L’information est disponible pour qui veut la voir. Au Mexique, le « modèle cubain » est déjà présent dans la politique scientifique, culturelle (8) et éducative (9) , avec un rôle de premier plan dans les foires du livre, ainsi que des conseillers en matière d’éducation et de santé ; tout cela pour pénétrer le tissu social et institutionnel, en soutien à son allié local. Ce dernier lui rend la pareille par des transferts financiers (10) et cherche à coopérer en matière de désinformation et de propagande, à un moment électoral décisif (11). Cette coopération autoritaire s’appuie sur une ambassade qui, à l’instar de la russe (12) , est plus présente (en termes d’installations et de personnel) que plusieurs pays d’Amérique latine et d’Europe. A cela s’ajoutent les réseaux d’influence des « groupes de solidarité », composés de militants de la gauche locale, mais aussi de législateurs du parti au pouvoir et même de l’opposition6 .
Notes pour une conclusion
La défense de la démocratie ne peut reposer sur l’inertie institutionnelle ou le soutien de prétendus alliés (14) ; sans les citoyens – y compris les intellectuels – qui défende l’ordre libéral et la société ouverte, elle succombe. La coopération entre autoritaires et populistes est à l’ordre du jour, par des moyens matériels, communicationnels et idéologiques, opérant dans des spirales de plus en plus étendues et rapides. Les idées autoritaires, qui sous-tendent une vision du monde, sont traduites en récits transmis par les médias de propagande et de désinformation. Ceux-ci cherchent à générer des perceptions chez des publics influencés et influençables, capables de se traduire par des attitudes et des actions concrètes, individuelles et collectives, qui ont un impact. En fin de compte, ils visent à transformer l’environnement social et les structures institutionnelles. Pendant que ce processus se déroule, les acteurs gouvernementaux coopèrent par l’échange d’expériences et de pratiques répressives, afin d’éliminer les critiques et les concurrents par la cooptation matérielle et la neutralisation judiciaire ou policière. La résistance et le renversement sont possibles dans toutes ces phases, mais au fur et à mesure que le cycle progresse, la capacité du pouvoir incisif s’accroît.
Il est essentiel de comprendre tout cela, comme première étape pour le contrer avec une stratégie de résistance efficace. Tout comme remplir les places et se rendre aux urnes. En fin de compte, comme l’histoire récente l’a montré, la mort de la démocratie n’est pas seulement provoquée par des événements catastrophiques majeurs, mais par l’érosion progressive de nos institutions, le sacrifice des libertés et la corruption de la pensée et de l’action quotidiennes.
Armando Chaguaceda
Traduction : Daniel Pinós
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1. La gran aldea, “Chávez juró ante la “moribunda” y se montó en la alfombra roja que le tendió la izquierda oportunista”, La gran aldea, 3 de febrero de 2024, http://bit.ly/4bGfCln
2. Rafael Rojas, “Asedios a la democracia en America Latina”, El PAÍS, 7 de febrero de 2024, https://bit.ly/3T26wbl
3. Diego G. Maldonado, “La invasión consentida”, Penguin Random House Grupo Editorial, 2019.
4. Juan Antonio Blanco, “Cubazuela: crónica de una intervención cubana”, Foundation for Human Rights in Cuba, 2019.
5. Maria C. Werlau, “La intervención de Cuba en Venezuela: Una ocupación estratégica con implicaciones globales”, Independently published, 2019.
6. Ysrrael Camero Guevara et al, “Sharp Power y redes intelectuales. La presencia de Cuba en América Latina”, Buenos Aires: Edit Dunken/ GAPAC, 2023 http://gobiernoyanalisispolitico.org/sharp-power-y-redes-intelectuales-la-presencia-de-cuba-en-america-latina/
7. Matt Johnson, “There’s Nothing Mystical About Idea that Ideas Change History”. An interview with Steven Pinker, Quilette, 1 de diciembre de 2023
https://quillette.com/2023/12/01/theres-nothing-mystical-about-the-idea-that-ideas-change-history/ fbclid=IwAR0nS47vatV94LkTnSaEBJ3n5E5pxpRf5LAQfbxWFd2DIiprLZ0sqCx508g
8. Armando Chaguaceda y Johanna Cilano Pelaez, “El elefante en la habitación: Cuba en el México de la 4T”, Revista Letras Libres, 1 de agosto de 2022.
9. Raúl Rojas, “Gobierno reduce becas en el exterior y beneficia a cuba”, El Universal, 18 de enero de 2024, https://bit.ly/49IKIXx
10. Pedro Hiriart, “Desde Cuba para México: Exportan piedra cubana para construcción de Tren Maya”, El Financiero, 2 de marzo de 2023.
11. BelkisPC, Twitter, 22 de enero de 2024, https://bit.ly/49YU8yD
12. Infobae, “Por qué hay cada vez más espías de Putin en México: el plan de Rusia para desestabilizar las democracias de la región”, Infobae, 3 de julio de 2023, bit.ly/3uG3K24
13. “EN VIVO / Reunión de Trabajo del Grupo de Amistad México-República de Cuba”, Canal Cámara de Diputados, Youtube, 8 de diciembre de 2023, https://bit.ly/3UFuri2
14. Rafael Bernal, “Los funcionarios estadounidenses ignoran la democracia mexicana bajo su propio riesgo, dice candidato de la oposición”, The Hill, 9 de febrero de 2024. bit.ly/49FAIOT