L’année 2024 s’annonce rude pour Cuba déjà sous la coupe de l’inflation et de la crise économique
Nous publions ici l’excellente analyse sur la situation à Cuba de Joanna Lens, rédactrice de la revue Espaces latinos.
Le 22 décembre 2023, le premier ministre cubain Manuel Marrero Cruz prenait la parole à l’Assemblée Nationale pour annoncer l’augmentation des prix sur les produits de première nécessité comme l’électricité, le gaz liquide, l’eau, le sucre et l’essence. Une situation qui n’a rien de rassurant pour l’année 2024 et qui a été causée par l’inflation, la dégringolade du secteur touristique et de fortes pénuries. Mes vœux 2024 vont droit à la subsistance des Cubains.
En septembre 2023, Isabelle Lauze traduisait l’auteur cubain Carlos Emanuel Álvarezet ses Retratos de Cuba (2017) sous le titre français Les Endurants. Un titre qui s’explique au fur et à mesure de la lecture, à mi-parcours entre l’enquête journalistique et le récit de vies cubaines aussi surprenantes qu’inquiétantes. Sans ne jamais laisser la voie à un réel soulagement ou à de l’espoir, l’anthologie nous invite à suivre des trajectoires cubaines éclectiques allant du joueur de baseball de niveau mondial, en passant par les artistes et les joueurs de jazz en manque de reconnaissance, jusqu’aux travestis du Malecon, et les sans-abris survivants dans la décharge de la Havane. En filigrane de ces enquêtes biographiques, surgissent toujours les défaillances et paradoxes des systèmes en place avec un seul recours en perspective pour les Cubains : l’émigration et l’accès aux dollars.
En commençant sa lecture, l’occidental croit d’abord que les temps décrits sont révolus depuis plusieurs décennies sur l’île avec la levée de certaines sanctions de l’embargo grâce au président Obama qui a permis d’améliorer les conditions de vie. Cependant, les témoignages retranscrits ne sont pas plus anciens que 2022. Ce recueil décrit donc en réalité la dégradation des conditions de vie et la résignation des Cubains dans une course à la survie dans la dénommée République de Cuba.
Carlos Emanuel Álvarez, exilé à New York, car censuré et menacé au sein de son pays, venait justement témoigner de son travail et de la réalité de la vie cubaine au festival Belles Latinas 2023. Son travail et son courage a permis à de nombreux adhérents et festivaliers de prendre conscience de la gravité de la situation cubaine où la violation aux droits fondamentaux de l’Homme devient presque un parti assumé par le gouvernement. Dans le même temps, cette enquête permet également de rendre compte de la peur d’expression des témoins face au contrôle des informations et des idées par le gouvernement. De nombreuses hésitations dans la narration de leur propre vie sont ainsi dépeintes par le journaliste à la quête de témoignages fidèles.
L’urgence agro-alimentaire et sanitaire cubaine
Les principales victimes de l’inflation et des pénuries, ayant débuté bien avant la crise du Covid 19, restent les citoyens dépendants de la libreta. Ce système d’approvisionnement mis en place par Fidel Castro en 1963 avait été conçu dans une perspective égalitariste et l’accès aux produits de première nécessité pour tous les foyers cubains sans distinction relative au métier, à la classe sociale et au secteur géographique. Grâce à la distribution mensuelle d’un carnet de rationnement, les citoyens pouvaient alors jouir en ce temps de prix réduits et d’une certaine sécurité alimentaire par les bodegas. À la suite de l’embargo des États-Unis de 1962, Cuba s’était progressivement endigué dans un retard de développement industriel, agricole, et infrastructurel impactant encore fortement l’économie actuelle. L’économie de l’île est en effet toujours restée dépendante de l’import-export dans son fonctionnement économique, sanitaire et alimentaire.
Malgré la levée de certaines sanctions américaines sous la présidence de Barack Obama, les États-Unis ont réaffirmé leur opposition drastique au symbole communiste incarné par Cuba : en août 2021, Donald Trump inscrivait Cuba dans sa liste des États terroristes. Cette qualification a eu des répercussions évidentes avec une baisse massive du tourisme. Les voyageurs se sont retrouvés dans l’interdiction de se rendre sur le territoire américain à la suite d’une visite à Cuba. La mise en place de 240 nouvelles sanctions pour l’île empêche l’arrivée par navire de nombreux produits importés nécessaires à sa subsistance alimentaire et économique. L’absence d’approvisionnement en intrants chimiques et nitrates venant des États Unis est l’un des facteurs ayant plongé le pays dans une sévère crise agricole et un important stress alimentaire au sein de la population cubaine. Le modèle agricole centralisé et bureaucratisé cubain ne permet plus depuis plus de 10 ans de nourrir l’entièreté de ses résidents et dépend pour plus de 70% de denrées alimentaires importées. Le fonctionnement agroécologique incompatible à la production massive et restant vulnérable face aux problèmes sanitaires, aux sécheresses successives, tempêtes et ouragans n’y garantit plus du tout de production à l’échelle de la population. Nous pouvons citer quelques chiffres officiels : en 2021 Cuba admettait entre autres une chute de production de porc de 53,5%. Cette année-là, l’inflation sur les prix à la consommation fut évaluée à 70%. En 2022, la production de pommes de terre connaissait une crise sans précédent et l’inflation s’affichait à 39%. Le premier ministre de l’agriculture annonçait cette année-là une série de 63 mesures visant à redynamiser le secteur agricole. Cependant, en 2023, la vacuité des bodegas et les longues queues pour y utiliser sa libreta n’ont pas convaincu la population de leur ingéniosité.
Le pays subit entre autres une pénurie massive en médicaments depuis la pandémie de Covid 19. Le manque d’essence est quotidien sur l’île conduisant les habitans à faire plusieurs heures de queue pour faire le plein de leur véhicule de travail. Il s’explique par la crise vénézuélienne dont Cuba dépend. Les autoroutes sont désertées par les voitures. Les échanges intra-insulaires baissent et les paysans éloignés des villes et ne possédant que des calèches s’isolent. Les coupures en eau et en électricité, dénommées apagones, conduisent les ruraux à s’adapter à des conditions de vie drastiques. Plus que ce que Florent Maillet considérait comme “un pays en dehors du temps et des modes capitalistes” pour Le Figaro en 2023, Cuba est surtout un pays qui sombre dans un dénuement alimentaire, énergétique et matériel.
De par le manque flagrant de sécurité urbaine, sanitaire et matérielle sur l’île, les gouvernements occidentaux déconseillent de plus en plus le tourisme à destination de Cuba. S’éloignant cette fois de toute considération idéologique, il s’agit pour les voyagistes de prévenir les touristes du manque de variété alimentaire, d’essence pour leur déplacement en voiture à travers l’île, de médicaments en cas d’urgence, ou encore de moyens de paiement adapté. Ces alertes sont d’autant plus malheureuses pour Cuba que le tourisme représente 20% des revenus issus de ses échanges étrangers, et le dernier espoir des citoyens en reconversion à la recherche de devises étrangères pour nourrir leur famille. Après une baisse du tourisme déjà admise par le gouvernement en 2022, le bilan de décembre 2023 fait état d’un manque d’un million de visiteurs sur les prévisions. Les cubains perdent progressivement confiance en l’État et s’en remettent alors de plus en plus au marché noir dans l’échange de devises, la vente de drogue et produits importés illégalement.
Les voeux 2024 déplorables de Manuel Marrero Cruz
Si les citoyens occidentaux ne peuvent qu’admirer la force de résilience du peuple cubain face à la succession des crises subies et leur censure, ils ne peuvent cependant pas s’empêcher de retenir leur désolation à l’annonce des nouvelles pénuries et augmentations des prix annoncées par le premier ministre cubain à la veille de la nouvelle année. Il est programmé une hausse de 25% du prix de l’eau courante et de l’électricité pour les secteurs résidentiels dès janvier 2024. Aucun chiffre précis n’a été donné mais l’augmentation du prix des cigarettes, du tabac, des transports, de l’essence, et du gaz liquide est également prévue pour 2024.
Alors que le premier ministre n’avoue qu’à demi-mots devant l’Assemblée Nationale la responsabilité de l’État dans son manque de gestion macro-économique et agricole, il ne manque pas de déclarer une guerre ouverte contre l’économie parallèle du dollar au marché noir et de dénoncer le “terrorismo informatico” mené par certains de ses citoyens sur les réseaux sociaux. Ce que l’État considère alors comme l’émergence d’un réseau de fake-news contre ses dirigeants correspond en réalité à la dénonciation de leur manque de gérance et de leurs abus de pouvoir. Alors que d’une main le premier ministre promet d’assurer les “prix compétitifs” pour les produits de première nécessité au sein des bodegas, il essuie de l’autre le scandale des voyages luxueux en jet privé de son fils en Espagne. Manuel Alejandro Marrero soulève à nouveau la polémique des privilèges des dirigeants dans un pays qui se revendique sans classe, n’hésitant pas à afficher les joies de son mode de vie occidental sur le réseau social Instagram.
Paradoxalement, Cuba prend le parti d’investir dans des hôtels de tourisme malgré la chute de leur occupation depuis ces trois dernières années. Alors que les hôtels de la Havane ne relatent qu’un taux d’occupation annuel de 18% en 2023, le gouvernement prend le parti d’investir dans la construction de luxe à destination des touristes uniquement : la société militaire, étrangement en charge du tourisme sur l’île, pioche ainsi dans les caisses de l’État en misant sur un rebond 2024. Alors que l’ensemble des bâtiments des citoyens de la Havane manque de s’effondrer, créant une insécurité urbaine responsable de nombreux morts chaque année, la question des priorités des investissements étatiques se pose. Les chiffres officiels ne relatent que 37 % des 3,9 millions de logements cubains en mauvais ou en très mauvais état fin 2020. Cependant l’insalubrité de la capitale effraie de nombreux touristes qui prennent de moins en moins le parti de loger en casas particulares, parfois seul espoir des propriétaires cubains.
En août 2022, spectateur de sa déchéance économique, l’État cubain avait autorisé pour la première fois depuis plus de 52 ans de monopole et de centralisation, des investissements étrangers, privés à 100%, à s’installer sur l’île. Dans la recherche d’une nouvelle dynamique touristique, Cuba multiplie également les invitations de voyage auprès d’influenceurs occidentaux afin de véhiculer une image rassurante de la destination, revenant alors en partie sur sa condamnation du libéralisme économique. Les temps changent pour les citoyens qui ont maintenant accès aux informations censurées sur leur ordinateur via leur smartphone et les réseaux sociaux, non encore maîtrisés par l’État cubain. Les manifestations et contestations concernant le pouvoir sont sévèrement réprimées par des peines d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à 10 ans, les citoyens n’hésitent plus à dénoncer les represores de Cuello Blanco se fondant sur l’appui de la Foundation for Human Rights in Cuba (FHRC). Un mince espoir pour la justice et la liberté d’expression des Cubains.
Dans l’espoir que les crises internationales n’affectent pas davantage l’approvisionnement et l’économie cubaines, je souhaite à l’île la curiosité des voyageurs du monde dans leur découverte de l’histoire, de son fonctionnement et de ses merveilleux paysages en se détachant de toute exigence de confort et de luxe. En se confrontant parfois aux longues queues des stations essence, au régime haricots verts- riz-bananes plantain, les touristes pourront peut-être réaliser leur chance et jouir d’autant plus de leur liberté d’expression en admirant la résilience et le courage des Cubains n’abandonnant pas leur lutte.
Joanna Lens