Angelus Novus du Ciervo Encantado (Le Cerf enchanté). Contre une autre défaite
La compagnie cubaine El Ciervo Encantado (Le Cerf Enchanté) a créé en décembre dernier à La Havane un opéra ayant pour titre Angelus Novus, une œuvre d’Alexander Diego et Jonathan Formell, sous la direction de Nelda Castillo.
Notre compagnon anarchiste cubain, Mario Castillo, a analysé le contenu de la pièce Angelus Novus, il nous permet dans l’article qui suit de comprendre le sens profond de l’œuvre d’Alexander Diego et Jonathan Formell, le fils du musicien cubain Juan Formell, le leader historique du groupe de salsa cubaine Los Van Van.
La condition ouvrière, l’esclavage salarié, l’illusion du réalisme socialiste, de l’« Homme nouveau » si cher à Che Guevara et le cataclysme générationnel vécu à Cuba depuis des décennies y sont évoqués. Comme l’écrit Mario Castillo : « Pendant ce temps, L’ange de l’histoire nous regarde ».
Angelus Novus du Ciervo Encantado (Le Cerf enchanté). Contre une autre défaite
I.
Quand la condition ouvrière n’est pas effacée, ignorée ou au mieux naturalisée dans toute son horreur quotidienne, par les autocrates, les démocrates, les citoyens et les patriotes, elle est sublimée et héroïsée par les professionnels de la représentation du gauchisme progressiste. Deux des manières les plus courantes de banaliser les maux de la condition ouvrière, qui implique la circonstance de louer son temps de vie pour acheter sa survie, face au naufrage cyclique de la « fin du mois… fin du monde », comme l’ont fait savoir il y a quelques années à la France correcte et à tous ceux qui voulaient savoir, les prolétaires provinciaux anonymes, connus sous le nom de Gilets Jaunes.
Le régime de la « fin du mois… fin du monde », le travail sous domination salariale, n’a cessé de s’étendre impitoyablement depuis dix générations et a laissé derrière lui un cadre industriel et une humanité industrialisée qui ont coexisté sans problème avec l’esclavage avalisé par des lois (chez nous jusqu’à il y a seulement quatre générations), avec le travail esclave sans légalité au nom de l’aube du communisme lumineux, au nom de la purification des races supérieures, au nom de l’ « Homme nouveau », de la « Souveraineté nationale » et ainsi de suite….. il n’y a pas eu de répit dans cette chute libre de dix générations.
Dans cette période, l’humanité ouvrière a créé, dans les nuits prolétariennes et contre les heures de repos, de nouveaux mots et de nouvelles significations qui ont transformé le simple sommeil en rêve, élargissant les possibilités de comprendre le monde qui avait donné naissance à la condition ouvrière et reconstruisant en même temps une partie des chimères érigées avec l’ingéniosité poétique du travail manuel dans les œuvres communes des corporations de métier. Mais entre les corporations et les syndicats, il y avait tout un monde et une spiritualité profondément bouleversés.
Avec une efficacité issue de l’esprit industriel qui l’avait vu naître, une volonté, en partie ouvrière elle aussi, s’est manifestée pour réguler, avec l’intention de l’organiser, cette riche communauté d’expérience et de langage. L’immensité et la puissance du monde de la vie ouvrière sont devenues visibles non seulement pour ceux qui l’exploitaient directement, mais aussi une source de pouvoir pour ceux qui étaient prêts à assumer la triste tâche de la représenter, de parler au nom de cette communauté à partir du commun-isme, un isme qui, comme tous les autres du même genre, a fini par transformer la communauté très vivante qu’il prétendait représenter en une abstraction passive et hypertrophiée.
II.
Aujourd’hui, alors que le travail salarié est plus répandu, naturalisé, désiré et oppressif, cette communauté ouvrière vivante, le monde de vie du travail a disparu ou est une réalité fantasmagorique qui explose en fragments. Beaucoup de ces fragments sont des personnes, de véritables survivants naufragés dans les décombres, non seulement des usines et des industries, mais aussi des décombres de mots, d’arguments et de raisons de continuer à vivre une vie qui a du sens.
Ces naufragés devront trouver et apprendre, en plus d’un autre langage qui nomme l’expérience de leur naufrage, d’autres formes de biomobilité, une autre biomécanique, une autre théâtralité qui transcende les simples descriptions de l’ancien réalisme en général et du réalisme socialiste en particulier, déjà préfiguré par les créateurs les plus pénétrants du XXe siècle, qui sont nés ou ont pris conscience d’eux-mêmes à partir du monde de la vie ouvrière, dont Alexander Diego et Jonathan Formell se sentent les héritiers.
Tout cet apprentissage et cette découverte de formes sauvées du cataclysme, ils l’ont mis en scène, à partir d’un moment opératif où l’angelus se présente à nous la bouche ouverte et défiante, devant l’expropriation de sa propre langue qu’il a subie, pour nous faire part de sa terrible et éclairante découverte, que dans les dix générations prolétariennes précédentes « l’ennemi n’a pas cessé de vaincre » dans une explosion communicative gutturale d’un registre sonore très large, comme si toutes les couches de temps et de vies qu’il a traversées pour arriver jusqu’à nous étaient condensées dans sa gorge.
Cette communication ardue devient un leitmotiv qui sert à recréer théâtralement la capacité que Walter Benjamin attribuait à l’ange de l’histoire de se tenir effrayé mais lucide devant le passé, à partir du tourbillon du présent, qui se déroule dans une scène de vide lumineux, entrecoupée d’ombres propitiatoires, qui fonctionnent comme une frontière entre l’enchaînement des événements qui conduisent aux ruines industrielles d’où part l’angelus et la contemplation du public, qui peut contribuer à l’expansion de ces ruines s’il considère sa propre conscience comme une partie des décombres parmi lesquels il doit survivre ou comme une possibilité d’action propre pour ne pas succomber imperturbablement à l’obsolescence de l’humain.
III.
L’insignifiance et la passivité générées par la défaite et l’effondrement du monde de vie de la classe ouvrière, annoncées et incarnées dans la métaphore de l’angelus, incitent les responsables de l’Angelus Novus à formuler une notion d’“action opératique”, comme un espace mental où convergent de manière très organique et unique les notions de travail d’acteur de Vsevolod Meyerhold, les explorations d’Antonin Artaud sur les possibilités corporelles du corps comme producteur de concepts, dont Alexander Diego fait un usage crucial, et les conceptions du corps comme producteur de concepts, et les conceptions de Karheinz Stockhausen sur la musique comme instrument d’expansion des sens, qui profite de Jonathan Formell pour apporter une contribution très substantielle à Angelus Novus, où la musique n’est pas un simple ensemble de sons intégrés dans une histoire, qui n’existe pas en soi dans Angelus Novus, La musique devient plutôt le générateur d’une histoire potentielle, qui ne se matérialise pas seulement dans la scène, mais aussi dans la disposition opératique qui devrait infecter les personnes qui contemplent la pièce, afin de récupérer et de décoloniser la notion d’opéra des formes historiques eurocentriques et classicistes qui l’ont pétrifiée.
Attentif et intuitif face à la richesse inattendue et peu explorée du bagage spirituel, rituel et théologique qui a synthétisé, coexisté ou directement produit le monde de la vie ouvrière, également dans l’histoire de Cuba, l’Íreme de la fraternité afro-cubaine Abakuá est présent dans Angelus Novus sous une facette qui pourrait aller bien au-delà de l’espace qui lui est assigné pour l’instant. La volonté décolonisatrice des responsables d’Angelus Novus de décoloniser et de réinterroger l’histoire profonde de Cuba peut être une garantie assez sûre de synthèses nouvelles et explosives. Il n’y a pas d’autre espace théâtral à La Havane comme El Ciervo Encantado pour placer ces espoirs.
L’Angelus Novus d’El Ciervo Encantado n’est pas seulement une représentation théâtrale d’un moment d’illumination d’un philosophe juif non sioniste et d’un ancien bourgeois tel que Walter Bendix Schonflies Benjamin, – soi-disant exotique à nos réalités –, sur l’ampleur historique des défaites collectives que nous avons héritées « du fond du chaudron », comme le définissait Tato Quiñones, un esprit qui hante une partie de la conception de cette pièce. L’Angelus Novus d’El Ciervo Encantado est une prise de conscience des possibilités de collaboration sur un pied d’égalité entre plusieurs générations d’artistes cubains, sans les hiérarchies oppressives qui sont habituellement présentes dans le milieu artistique, un échantillon de la maîtrise sage et non autoritaire à laquelle sont parvenues Nelda et Mariela. Cet Angelus Novus est aussi le signe qu’au milieu de l’hécatombe matérielle que nous vivons à Cuba et contre le matérialisme scientiste brandi par ceux qui détenaient le monopole de la représentation du monde de la vie ouvrière, il est important de savoir que si l’on ne vit pas comme l’on pense, on finit par penser comme l’on vit. Car cet ouvrage est une victoire de la spiritualité réfléchie, consciente non seulement de ses droits vis-à-vis des auteurs de la vie, mais aussi de ses devoirs vis-à-vis de la vie elle-même, et qui peut être un antidote utile à d’autres défaites. L’ange de l’histoire nous regarde.
Mario Castillo Santana
Marcelo “Liberato” Salinas
Sud de La Havane, 14 décembre 2023.
Traduction : Daniel Pinós
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À l’origine, Angelus Novus est une aquarelle de Paul Klee peinte en 1920 et faisant actuellement partie de la collection du musée d’Israël, à Jérusalem.
Le philosophe et critique d’art allemand Walter Benjamin, à qui le tableau appartint jusqu’à sa mort, contribua grandement à sa notoriété, il en parle comme suit dans la neuvième thèse de son essai Sur le concept d’histoire :
« Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus Novus. Il représente un ange qui semble avoir dessein de s’éloigner de ce à quoi son regard semble rivé. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. Tel est l’aspect que doit avoir nécessairement l’ange de l’histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Où paraît devant nous une suite d’événements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse incessamment vers l’avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. »
Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire