CUBA : LES ANNÉES 1960 SELON HANS MAGNUS ENZENSBERGER
À La Havane, Hans Magnus Enzensberger effectua l’un des tours les plus lucides qu’un visiteur ait jamais fait dans un pays sur les flux politiques, et bien sûr, de la voyoucratie de Fidel Castro
Maintenant que Cuba est de nouveau à la mode, il est plus pratique que jamais de lire les mémoires de Hans Magnus Enzensberger. Non seulement pour comprendre le passé, ce passé de tribun et de grossier personnage que le poète allemand raconte dans Tumulto (Tumulte) - et qui était commun aux pays de l’ancienne Europe de l’Est – mais aussi pour savoir ce que nous pouvons attendre du présent. C’est-à-dire de la part des mêmes personnes qui, il y a presque soixante ans, ont instauré le totalitarisme sur l’île ou ce qui est pire, le désespoir, le degré zéro du despotisme.
Pour cela, Tumulto (Malpaso, Barcelone, 2015) ne se contente pas de revenir sur des événements aussi connus que l’Affaire Padilla, dont Enzensberger était un ami, la Zafra de los Diez Millones (La récolte des dix millions), à laquelle, en tant qu’intellectuel étranger, il a participé « à la machette jusqu’à la tombée de la nuit » ou la disparition de Camilo Cienfuegos, déjà élevé au rang de saint tropical à son arrivée sur l’île dans les années 1960… Aussi, et c’est l’une des réussites du regard porté par Enzensberger, pour le spleen quotidien, pour ce monde que la révolution s’était chargée de transformer en une sorte de dépotoir :
« La Havane est décadente dans le pire sens du terme, elle est craquelée, pourrie, en décomposition. Avec ses « solares », (ses vieilles maisons), la vieille ville ressemble à une gigantesque fourmilière. L’enchevêtrement de passages et de trous dans lesquels se faufilent les rats rappelle les Quartiers espagnols de Naples. Dans les cours, des palmiers tristes se languissent à côté de masures décrépites avec des toilettes et des lavabos partagés par une centaine de familles. Dans des palais en ruine, une version caribéenne de la kommunalka soviétique revit. Les escaliers des maisons sont raides et crasseux, le plâtre tombe, les bars et les magasins sont fermés ».
N’est-ce pas exactement la ville que beaucoup d’entre nous, des années plus tard, ont arpentée, avec le même sordide et le même délabrement, en la détestant, entre autres, pour les mêmes raisons que Georg Büchner, sorte de prix Nobel allemand, raconte ici ?
Enzensberger, qui avait déjà publié il y a quelques décennies El interrogatorio de La Habana (L’interrogatoire de La Havane), ainsi que d’excellents poèmes sur son transit cubain dans El hundimiento del Titanic (Le naufrage du Titanic), s’entretient dans ces mémoires non seulement pour jouer de son côté Freud (un Freud grognon et ventriloque qui reproche constamment à l’écrivain-patient sa légèreté d’esprit) mais aussi pour faire l’une des visites les plus lucides des flux politiques d’un pays et, bien sûr, de la voyoucratie de Fidel Castro qu’un visiteur ait jamais faites. Un monstre qu’il voit comme un « patron de hors-la-loi » qui commande, souvent de façon hystérique, une « bande de courtisans ».
Les mêmes bandes de voyous qui, en fin de compte, étaient les mêmes qui trichaient en Union soviétique, comme tente souvent de le faire comprendre à un imberbe Enzensberger Masha, la compagne du poète à Cuba et la fille d’Alexandre Fadéiev, l’un des écrivains les plus célèbres du réalisme socialiste, ou dans la RDA, qui a laissé tant de morts en vie et qui, il y a quelques années, a connu une curieuse renaissance dans le roman La Tour d’Uwe Tellkamp et l’excellent La vie des autres, un film qui a remporté plusieurs prix internationaux.
Les mémoires représentent-elles (peuvent-elles) la « vérité » de quelqu’un ou de quelque chose, la vérité non fausse ?
Au-delà, du fait que je ne crois pas qu’en littérature il existe une chose telle que le mensonge ou le faux (et encore moins l’opposition à une supposée vérité), le caractère presque chroniqueur d’Enzensberger dans ce livre fait de Tumulto un document imbattable sur ces fascinantes et onéreuses années soixante. Des années pendant lesquelles non seulement le monde était au bord du désastre, mais qui, malheureusement, ont pris de l’ampleur pour aboutir au despotisme dans lequel – comme je l’ai dit au début – nous nous trouvons aujourd’hui.
Carlos A. Aguilera
Traduction : Daniel Pinós
* Ce texte a été initialement publié dans El Nuevo Herald, le 18 août 2016. Il est reproduit avec l’autorisation de l’auteur.