Entretien avec Marcelo « Liberato » Salinas. Militant de l’Observatoire critique et de l’Atelier libertaire de La Havane
La documenta est, avec la Biennale de Venise, l’une des plus grandes manifestations d’art contemporain. Depuis 1955, elle se tient tous les 5 ans, pendant l’été, et dure exactement 100 jours. Elle se déroule à Cassel, à 190 km au nord de Francfort-sur-le-Main en Allemagne. La documenta présente un panorama des créations artistiques contemporaines. Durant 100 jours, Cassel vibre au rythme des expositions, des performances et des installations d’une sélection d’artistes opérée par les commissaires en charge.
Nos compagnons Dmitri Prieto et Marcelo « Liberato » Salinas, les fondateurs de l’Observatoire critique et de l’Atelier libertaire Alfredo López de La Havane, ont reçu une invitation des organisateurs pour animer un débat ayant pour thème « Les révolutions au-delà de la révolution : les subjectivités politiques dans le Cuba du XXIe siècle ». Cela a été l’occasion de rencontrer Marcelo « Liberato » Salinas.
L’Observatoire critique a laissé une empreinte dans l’histoire de l’activisme social à Cuba durant ces dernières 15 années. Comment a-t-il été créé ?
L’Observatoire critique a été formé, à partir de 2005, par un groupe d’amis qui travaillaient depuis dix ans sur des thèmes liés aux idées socialistes à Cuba, sur les mouvements sociaux, et au niveau des quartiers de La Havane où nous habitions. C’était un moment où l’État cubain était dans un processus de rétablissement où il recommençait à ouvrir des espaces et il avait de nouveau de l’argent. L’État n’était pas informé des dynamiques organisationnelles qui avaient existé dans les années 1990 avec un fort élan populaire.
À ce moment, les institutions culturelles offraient des budgets pour des initiatives locales et territoriales avec très peu d’interférences officielles. Il faut le dire, cela se faisait dans l’esprit des années 1990 quand l’État permettait à la société de conquérir des espaces, c’est alors que nous avons profité de cet élan du début des années 2000. Profitant de cet espace, nous avons créé la Chaire Haydée Santamaría, du nom d’une ex-guérillera ayant eu un grand rôle au niveau de la culture, et le réseau de l’Observatoire critique. Au départ, il ne s’agissait que d’un forum annuel, puis il est devenu un réseau d’échanges, de dialogues et de gestion collective.
C’est un réseau qui regroupait différents collectifs. Quels étaient-ils ?
À l’origine, il y avait la Chaire Haydée Santamaría, le Trencito (le petit train), qui était un laboratoire de gestion de jeux solidaires et non-compétitifs entre enfants, le groupe écologiste Guardabosques (le garde-forestier). Il y avait la Cofradia de la negritud, la Confrérie de la négritude, un des premiers projets qui de manière assez autonome est intervenu sur la question raciale à Cuba, la problématique raciale de la colonialité à La Havane, mais qui est devenu une référence pour l’ensemble du pays.
Nous sommes parvenus à faire un travail de gestion basé sur les assemblées. Et dans ce processus, nous avons créé l’Atelier libertaire Alfredo López. À la base de cette création, nous retrouvons les fondateurs de la Chaire Haydée Santamaría et de l’Observatoire critique. À un moment déterminé, nous avons perçu la nécessité de faire connaître nos principes anti-autoritaires, nos principes anarchistes qui avaient animé le tissu associatif de l’Observatoire critique de façon à rendre plus transparentes les formes que nous voulions donner au projet constructif et social à Cuba.
Le 11 juillet 2021, Cuba a connu une vague de protestations, une explosion sociale que les Cubains n’avaient pas connue depuis 1959. Comment cela a-t-il été possible, dans quel contexte politique et social il a eu lieu ?
Le début des années 2000 à Cuba, signifie le rétablissement de la présence de l’État cubain, du protagonisme de l’État dans la dynamique sociale après que la décade des années 1990 l’État se soit évaporé, tout au moins ses expressions matérielles les plus solides.
La « période spéciale », dans les années 90, a été définie par Fidel Castro. Cette période est spéciale parce que c’est à ce moment que s’évaporèrent toutes les institutions centralisées, toutes les institutions verticales qui se retrouvent aujourd’hui sans ressources, sans capacités pour se projeter vers un futur pour Cuba. Les années 1990 sont un moment de grandes initiatives populaires, avec une explosion de l’agriculture urbaine, de recherches d’alternatives pour les transports, pour l’alimentation, d’initiatives structurelles et sociales. Les années 2000 signifièrent la récupération de tous ces espaces par l’État cubain.
Un État qui s’est allié au Venezuela d’Hugo Chávez, avec un boum pétrolier qui bénéficie à Cuba. De plus, Cuba offrit un ensemble de services médicaux, sanitaires, d’attention primaire qui bénéficiaire financièrement à l’État cubain. Cela permit aux Cubains de vivre dans une relative prospérité et avec l’aide d’une émigration cubaine qui venait d’arriver aux États-Unis et en Europe. Cette émigration contribua au rétablissement économique, de la même manière que le projet touristique cubain a fait de Cuba une place touristique importante dans les Caraïbes, juste après la République Dominicaine. Cela a créé une bulle, une illusion de croissance économique, de développement économique qui faisait penser que le pays allait décoller, que nous allions vers un état d’abondance.
Malheureusement, le Covid, la pandémie et le blocus renforcé par l’administration de Donald Trump ont fragilisé cette relance économique et de la société. Cela nous a conduit, dans les 2020-2021, vers un processus de réduction des investissements de l’État cubain, avec un développement de la précarité sociale et les limitations que les secteurs populaires ont toujours vécu apparurent au premier plan. Et cela amena l’État cubain à affronter sous une autre forme la crise, non pas comme dans les années 90, mais de façon territoriale avec les coupures d’électricité territoriales. Ce qui a fait que les petites villes ont souffert très directement des coupures, à la différence des capitales que sont La Havane, Matanzas, Villa Clara, Camaguey, Santiago de Cuba qui n’ont pas souffert autant que les petites villes. Pendant ce temps, il n’y a presque pas eu de coupures à La Havane, mais à 50 km il y a eu des coupures d’électricité de 9 à 10 heures.
Cela a fait qu’en juillet 2021, les territoires qui supportaient la crise de la façon la plus dure étaient les petites villes à la périphérie des capitales, des villes comme Manzanillo, San Antonio de los Baños, de la Guinera au sud de La Havane où est concentrée toute la problématique de l’abandon des populations et de l’inadaptation du système pour faire face à la crise. À cela, il faut ajouter que durant les 20 dernières années, l’émigration s’est renforcée avec le déplacement de populations de la région orientale à la région occidentale. Elle s’est aussi renforcé avec l’émigration de la population des petites villes vers les grandes villes et surtout a eu lieu un processus de concentration dans les grandes villes d’habitants sans emploi, sans inscription officiel sur le territoire. Une situation très proche de celle des émigrants africains et asiatiques en Europe. C’est une population qui vient de la région orientale que l’on appelle les Palestinos (les Palestiniens). Cela une connotation terrible qui dénote les grandes différences territoriales entre l’Occident et l’Orient de Cuba. Ces différences ont été très visibles ces deux dernières années. Elles existaient déjà, mais aujourd’hui les gens descendent dans la rue.
Tout ce qui a fait que la société cubaine a évolué dans les années 90, avec le choix de développer une agriculture verte, des espaces d’autogestion alimentaire, d’autonomie des transports, d’infrastructures territoriales et locales, tout cela a été détruit par l’État cubain dans les années 2000. Tout cela a été détruit, abandonné, de façon à ce que la société cubaine soit de nouveau dépendante de l’État cubain, centralisé et contrôlé par l’armée et la police politique.
La répression du mouvement a été violente, on parle de 1 800 arrestations en relation avec ce 11 juillet. Quelle est la situation aujourd’hui au niveau des droits humains ?
Le 11 juillet 2021 à Cuba a mis au premier plan la question de la machine carcérale à Cuba, d’un appareil carcérale et policier très puissant. Les statistiques qui existent montrent que Cuba est parmi les 10 pays dans le monde ayant la plus importante population pénale, avec une forte présence d’Afro-descendants et avec une forte présence de gens qui viennent de la région orientale du pays. Le 11 juillet 2021 a permis de comprendre le rôle de cet appareil policier, répressif et carcéral de façon explicite. Il existait déjà avant, mais à ce moment, se fut encore plus explicite. De plus, cet appareil est devenu plus visible pour des familles qui n’avaient aucun lien avec cet appareil carcéral ou avaient des liens éloignés. Et aussi pour une population très jeune qui n’a pas beaucoup de présence dans le monde carcéral, mais qui existe.
Le 11 juillet 2021, des indices ont été visibles montrant la baisse de l’âge d’incarcération. Il s’agit de l’emprisonnement d’enfants qui ont 15, 16 à 17 ans avec des peines de prison extrêmement durs pour avoir exercé leur droit d’expression. Cela a généré un mouvement de répulsion très important, un refus de ce visage répressif de l’État cubain. Il existait avant, mais il s’est fait plus visible aujourd’hui et il est beaucoup plus difficile de légitimer cet État. Parce que les manifestations ont été pacifiques. Au début des manifestations, à San Antonio de los Baños, elles furent absolument pacifiques. Les villes où il y a eu le plus de violences furent les villes de Cardenas, de Matanzas et le village de la Guinera dans le sud de La Havane. Mais c’est une violence qui vraiment n’a pas eu des proportions telles pour provoquer une réaction de la part d’un appareil répressif aussi violent et aussi organisé à Cuba. Aujourd’hui, les événements du 11 juillet ont généré tout un mouvement anti-carcéral à Cuba qui est en train de s’organiser.
Ensuite, l’été dernier, il y a eu l’explosion de citernes de pétrole à Matanzas, ce sont des événements complètement distincts, mais ils ont contribué à une critique du service militaire obligatoire à Cuba. Ce service a été présenté par l’État comme un service militaire actif, mais il est en réalité un service militaire obligatoire selon la loi, avec des peines de prison bien définies pour ceux qui s’opposent. C’est un service qui s’oppose à toute forme de souveraineté des individus et de leurs familles. Il nous a montré son caractère néfaste aujourd’hui à Matanzas avec ces explosions, car ceux qui sont morts lors des explosions furent la plupart des jeunes appelés sans formation technique pour intervenir contre des feux d’une telle ampleur et d’une telle proportion. Cet événement a montré l’incapacité pour les familles et la société d’empêcher cela.
Ce sont des faits qui n’ont rien à voir les uns avec les autres, mais qui ont contribué ensemble à une prise de conscience très importante à Cuba sur le néfaste que sont le service militaire, le système carcéral et le système légal à Cuba. C’est un moment terrible mais très intéressant.
Quel type d’organisation peut aujourd’hui surgir dans les lieux de travail, dans les quartiers, les communautés. Tu penses que les idées libertaires dans la situation d’aujourd’hui, pourraient permettre de créer une alternative au totalitarisme et de répondre aux problèmes des gens politiquement ?
La société cubaine, aujourd’hui, est en train de mettre à l’ordre du jour, la question de l’auto-organisation, de l’horizontalité, la question de l’appui mutuel. Je pense que ce sont des propositions nécessaires aujourd’hui à Cuba dans tous le espaces de travail, dans les espaces communautaires, de coexistence et les espaces politiques. Parce que nous sommes dans une situation critique, dans une précarité matérielle très significative et extrême.
Nous sommes en tant que collectif très impliqués dans l’action qui consiste à offrir les dimanches des repas aux habitants des quartiers, à offrir de l’aide aux habitants en souffrance physique en leur fournissant des médicaments qui sont très rares à Cuba. Nous travaillons sur tout cela, au niveau territorial, dans notre environnement immédiat.
Nous sommes là pour témoigner sur ce que nous avons fait jusqu’à aujourd’hui, pour éviter les nouvelles dictatures, les néo-libéralismes, les coups d’État du marché, toutes les expressions d’un nouvel autoritarisme qui se réorganise dans le pays. Je considère que les actions que nous avons menées sont valables, elles partent de propositions, elles ont une méthodologie, des principes qui sont validés par l’histoire du mouvement anarchiste international, par l’histoire du mouvement ouvrier cubain d’il y a 70 à 80 ans. Malgré la répression, malgré les défaites, nous maintenons des principes, des structures organisationnelles qui sont très efficaces durant les temps de crise que nous vivons à Cuba.
Propos recueillis par Mireille Mercier et Daniel Pinós