Qu’est ce que je fais ici ?
Cela faisait presque une heure que j’étais sous ce pont avec l’envie de rentrer chez moi le plus vite possible. Ce jour-là je m’étais « levé du pied gauche », autrement dit, c’était un jour de malchance. Je n’avais trouvé aucune solution à ce que je m’étais proposé de faire et l’idée de ne pas avoir même un grain de riz quand j’arriverai me plombait le moral ; heureusement il me restait quelques spaghettis au fromage pour patienter jusqu’au lendemain.
Pour couronner le tout je venais de découvrir que l’avant de la semelle de ma chaussure droite s’était décollée.
Soudain une voiture moderne, avec une plaque de tourisme, s’arrêta en face de moi. À bord, deux personnes presque semblables, le chauffeur et son passager ; aucun ne portait de masque. Ils me hélèrent par mon nom et mes deux prénoms et la surprise fut telle que, curieux, je n’eus d’autre alternative que le plaisir de monter à bord, fort curieux.
Pendant quelques secondes, l’élégance des tenues, le nouveau statut et la peau impeccable de mes amphitryons ne m’ont pas permis de reconnaître ceux qui étaient naguère deux petits paysans pauvres que je n’avais pas revus depuis le lointain été 1993, quand nous avions terminé nos études secondaires. Ces deux gamins d’allure rustre, qui vivaient à Hato de las Vegas, un endroit qui pourrait bien s’appeler « cul du monde » ou « trou de bouseux », dans l’intérieur du pays, éloigné de tout village, de toute route.
« Pedro Pablo, tu ne te souviens pas de nous ? » m’ont-ils demandé et, alors, oui, à ce moment-là, je les ai reconnus. Les jumeaux ! Les fans de basket dont les copains se moquaient car, bien avant 6 heures du matin, on pouvait entendre du dortoir les bruits de ballon qui provenaient du terrain.
Les jumeaux toujours si modestes dans leurs uniformes plus usés que ceux des autres, leurs chaussures raccommodées, leurs tenues presque en guenille pour les travaux agricoles qu’on faisait dans ces fameuses écoles à la campagne, qui maintenant reparaissaient, tels deux gentlemen, deux jumeaux galants, deux chefs d’entreprise, avec leurs mocassins raffinés et leurs costumes beiges, de vrais dandys.
Nous avons évoqué cette époque où nous étions à l’école en pleine période spéciale, pas si différente de l’époque actuelle. Et eux qui, au lycée, n’avaient jamais parlé politique, se sont mis à dire des horreurs du gouvernement durant tout le parcours et m’ont raconté, en outre, comment il y a 15 ans ils sont partis en passant par le Mexique et leurs mésaventures pour traverser le Río Bravo.
Cela m’a rappelé alors l’odyssée de tous ces Cubains qui traversent les forêts de l’Amérique centrale pour réaliser leurs rêves. Celle de nombreux autres qui se sont lancés à la mer, sur des radeaux, des bateaux, des pneumatiques ou avec l’aide de passeurs. De ceux aussi qui n’hésitent pas à se prostituer pour émigrer.
Je pensais à tout ça tandis qu’ils me racontaient leurs aventures dans le sud du Canada, jusqu’à ce que je descende près de chez moi et que nous nous séparions avec un étrange mélange d’émotions, de joie et de tristesse.
C’est finalement la tristesse qui l’a emporté, une envie triste du bonheur des autres, une jalousie vraiment intense et douloureuse, car bien que l’idée d’émigrer n’ait jamais été pour moi une obsession, à ce moment-là j’aurais aimé être à leur place, m’être tiré moi aussi par quelque moyen que ce soit.
Qu’est-ce que je fais ici ? Depuis ce jour, la question me hante à tout instant.
Pedro Pablo Morejón
Traduction de Françoise Couëdel pour Dial
Source (espagnol) : Havana Times, 20 janvier 2022
Dial – Diffusion de l’information sur l’Amérique latine