L’apartheid des magasins en dollars

Mon téléphone portable sonne et quand je décroche j’entends la voix de ma petite fille qui me demande « Papa, qu’est-ce que les Rois mages m’ont apporté ?

Je ne sais pas quoi lui dire et je lui réponds, en plaisantant, que ces rois mages sont des astrologues du Moyen-Orient et que leur étoile ne les a conduits qu’à Bethléem, qu’ils ne traverseraient pas les continents et un océan pour lui apporter de cadeaux.

Mais elle rit et insiste « ils ont bien dû m’apporter quelque chose ». En réalité ce qu’elle veut ce sont des friandises, des jus, des choses à grignoter.

C’est pour ça qu’avant d’aller la voir je n’ai d’autre solution que d’entrer dans un de ces magasins autorisés à vendre dans cette monnaie qu’ils appellent MLC (avec des prix en dollars), qui n’est jamais qu’une monnaie virtuelle que le gouvernement a inventée, au début de 2021, comme un élément de ce qu’il a appelé le réordonnancement monétaire pour faire rentrer des devises dans ses caisses et dont la base principale est constituée par le dollar et l’euro.

Ce sont les seuls magasins relativement bien approvisionnés de tout le pays. Mais le problème est que nous les Cubains nous ne sommes pas payés avec cette monnaie et que ceux qui n’ont pas de famille à l’étranger (ceux appelés il fut un temps, scories ou vermine, mais récemment rebaptisés du terme plus décent de communautaires), ou toute autre source qui leur envoie des devises de l’extérieur, se retrouvent dans une situation littéralement difficile, étant dans l’obligation de changer leurs malheureux pesos contre des MLC dont la valeur sur le marché dépasse déjà les 80 pesos cubains.

Au début les autorités ont dit que cette mesure était un mal nécessaire mais temporaire, que le but était d’améliorer l’économie pour approvisionner les marchés et les magasins en monnaie nationale.

Mais rien de tout cela ne s’est produit et on en conclut deux choses : que le « réordonnancement » n’est pas parvenu à éliminer la double monnaie, et que l’existence de ces magasins en MLC ne sera pas non plus de courte durée. Les Cubains ont plutôt l’impression qu’ils sont là pour durer.

Le plus triste est l’énormité honteuse des prix. Voyons, par exemple, ceux de quelques produits les moins chers dans ces magasins : une canette de boisson maltée coûte 0,80 centimes MLC ce qui équivaut à plus de 64 pesos ; une bouteille de jus à 2,50 MLC équivaut à 200 pesos, une canette de cola à 1 MLC est à 80 pesos ; un pot de mayonnaise à 2 MLC vaut 160 pesos, etc.

Sans parler d’autres articles. Récemment j’ai dû acheter un ventilateur, les « meilleur marché » étaient à 52 MLC, l’équivalent de 4160 pesos, somme bien supérieure au salaire moyen d’un travailleur cubain qui tourne autour des 3000 pesos.

J’entre donc dans le magasin, j’achète quelques friandises et, même si j’en ressors heureux à l’idée que ma petite fille sera contente de ces modestes bonbons, je ne peux pas m’empêcher de penser à l’injustice de cette situation et je me demande : quel avenir nous attend ?

En attendant, nombreux sont ceux qui cherchent à atteindre le rêve cubain, qui n’est autre que de se tirer de ce pays. Tout ça pour des motifs comme l’apartheid monétaire des magasins en devises et de bien d’autres horreurs.

Pedro Pablo Morejón

Traduction de Françoise Couëdel pour Dial

Source (espagnol) : Havana Times, 10 janvier 2022

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