Amérique latine : institutions ou idéologies ?
« J’ai chéri l’idéal d’une société démocratique et libre,
dans laquelle toutes les personnes vivent ensemble dans l’harmonie et l’égalité des chances. »
Nelson Mandela
La démocratie n’est pas seulement un type de régime qui abrite un pouvoir réparti entre des institutions, ouvert à des groupes et des programmes concurrents. C’est aussi un projet culturel considérable en tant que patrimoine de l’humanité et non pas, comme certains l’affirment du haut de leurs philiasmes ou de leurs phobies, un signe de supériorité innée ou le zèle colonialiste de l’Occident. Elle est capable d’inspirer un processus historique d’horizon civilisationnel – la démocratisation – qui donne du pouvoir aux diverses luttes pour l’inclusion et la reconnaissance dans le monde contemporain. Cette grande transformation politique de notre époque -– la consolidation de la république libérale des masses assemblée à un État social fondé sur l’État de droit – a été le fruit d’un travail intergénérationnel de certaines sociétés européennes, latino-américaines et d’autres régions du monde.
En Amérique latine, la première région du monde à être peuplée de jeunes nations dotées de gouvernements élus et constitutionnels – bien qu’accablées par des oligarchies et diverses inégalités – le coût et le mérite du progrès démocratique n’est pas une mince affaire. Dans un continent qui accuse un tel retard en matière d’équité, de justice et de développement, il est impératif de propager simultanément les droits civils, politiques, économiques et culturels qui élargissent la citoyenneté démocratique (D. Rueschemeyer ; E. H. Stephens & J.D. Stephen, Capitalist development and democracy, University of Chicago Press, 1992 ; et Kapiszewski, D., Levitsky, S., & Yashar, D. (Eds.) The Inclusionary Turn in Latin American Democracies. Cambridge : Cambridge University Press, 2021). Au-dessus des polarisations induites et des ismes d’exclusion.
Le fait que la réalisation de niveaux plus élevés de liberté, de justice et d’équité ne soit pas le monopole d’une idéologie particulière, dans la mesure où elle découle d’un cadre démocratique qui permet la revendication des droits et leur traitement institutionnel, est démontrable. Si nous observons l’Amérique latine au cours de la dernière décennie, nous constatons que des progrès sur le plan juridique, institutionnel et des politiques publiques ont été réalisés dans des pays où le gouvernement et l’opposition étaient aux mains de forces idéologiquement plurielles mais modérées. Les pays où l’institutionnalité a été construite sans affaiblir la société civile dans un cadre démocratique. Venons-en aux faits.
Commençons par un élément de la matrice libérale : la tenue d’élections libres et équitables, condition fondamentale (mais non suffisante) de l’exercice de la politique démocratique. La région présente un niveau inégal de ceux-ci, les trois autocraties de gauche illibérales (Cuba, Nicaragua et Venezuela) étant les cas de plus grande violation des élections, suivis par des pays (Guatemala, Honduras) dans lesquels la violence politique ou criminelle et la fragilité institutionnelle compromettent l’échafaudage démocratique précaire. Pendant ce temps, dans d’autres pays (l’Argentine, le Costa Rica, le Chili et l’Uruguay, au premier rang), des gouvernements aux orientations idéologiques différentes ont maintenu une qualité adéquate dans ces processus électoraux populaires.
Poursuivons avec une cause emblématique des forces progressistes et des nouveaux mouvements sociaux, en particulier la communauté LGBTTTI. La reconnaissance du mariage entre personnes de même sexe a été obtenue en Argentine (2010), au Brésil (2013), en Uruguay (2013), en Colombie (2016), en Équateur (2019), au Costa Rica (2020) et au Chili (2021). Les trois premiers pays étaient gouvernés, au moment de l’approbation, par des forces de gauche modérée. Dans les quatre dernières, des formations de droite et centristes, respectueuses de l’ordre polyarchique, étaient au pouvoir.
Enfin, portons notre attention sur une question de politique publique liée à la crise sanitaire et sociale déclenchée par la pandémie de la COVID 19. Parmi les principaux pays en termes de couverture vaccinale – Argentine, Cuba, Chili, Panama et Uruguay – tous, à l’exception de l’île des Caraïbes, ont des gouvernements démocratiques. Le cas cubain s’explique par l’existence d’une capacité de production de vaccins, prioritairement destinée à l’exportation. Mais la situation sanitaire y est grave, en raison de la détérioration des infrastructures, de la fragilité économique et du manque de responsabilité.
La gestion de la pandémie, la lutte contre les inégalités et la réponse aux demandes des mobilisations sociales révèlent des schémas divers en Amérique latine. Les cas diffèrent en termes de formes punitives ou légitimes de contrôle des comportements sociaux, d’opacité ou de transparence dans le contrôle de la gestion gouvernementale, de violation ou de respect des droits des citoyens. Les pays à régime autoritaire, les gouvernements populistes et/ou les démocraties fragiles avec une faible capacité étatique et une société civile faible ont été les plus touchés sur le continent.
L’agenda d’une démocratie robuste, avec un état de droit social et une citoyenneté intégrale, reste un objectif à atteindre dans la région. Mais leur réalisation n’est pas le monopole d’une idéologie ou d’un courant politique particulier. Dans les cas les plus réussis (Costa Rica, Chili, Uruguay), un consensus large – mais toujours contingent – transcende les factions extrêmes. Une république libérale de masse et une capacité étatique adéquate, plutôt que le libéralisme ou le socialisme, semble être la réponse aux demandes de plus de progrès économique, de justice sociale et de liberté politique. La clé réside dans les cracies, plutôt que dans les ismes.
Armando Chaguaceda
Politologue et historien. Il est spécialisé dans l’étude des processus de démocratisation et d’autocratisation, ainsi que dans les relations entre l’État et la société civile, avec une attention particulière aux cas de Cuba, du Mexique, du Nicaragua et du Venezuela. Il a étudié les processus politiques dans la Russie post-soviétique, ainsi que ses liens géopolitiques avec l’Amérique latine.
Traduction : Daniel Pinós
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Photo de tête : répression au Nicaragua de la révolte populaire en 2019.