Petite histoire naturelle des actes de répudiation à Cuba (suite et fin)
Le texte ci-dessous, que l’on doit à Mario Luis Reyes, a été publié sur le site cubain « el estornudo » en février 2021. Il traite d’un sujet, les actes de répudiation, totalement ignoré en France, sauf à s’intéresser de très près à l’histoire cubaine récente, celle du régime castriste sévissant depuis son instauration en 1959. Il est traduit par notre ami Floreal Melgar.
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Censure contre Réalité
Le gouvernement cubain n’a jamais condamné les actes de répudiation, mais craint qu’ils se diffusent. Fin 2016, le film Santa y Andrés, réalisé par Carlos Lechuga, a été censuré lors de la 38e édition du Festival international du nouveau cinéma latino-américain à La Havane. Le film montre un acte de répudiation à l’encontre d’un écrivain « dissident », au cours duquel ses voisins chantent l’hymne national. Le 10 octobre 2020, les participants à l’acte de répudiation contre Camila Lobón et cinq autres personnes ont également chanté l’hymne national.
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Après les années 80
.Dans les années 1990 et 2000, les actes de répudiation ont cessé de viser les Cubains quittant le pays et se sont concentrés sur les activistes, les opposants politiques, les blogueurs et les journalistes indépendants, entre autres acteurs de la société civile critiques à l’égard du gouvernement.
Un télétype publié par l’agence de presse espagnole EFE, en 1993, relate l’acte de répudiation dont fut victime l’opposant Gustavo Arcos, ancien assaillant de la caserne Moncada**, alors président du Comité cubain des droits de l’homme, dont la maison fut encerclée pendant plusieurs jours par des centaines de personnes qui criaient des slogans : « A bas les vers de terre » ; « Quoi qu’il en coûte, Fidel, quoi qu’il en coûte… ».
L’un des actes les plus violents de l’époque est celui subi par le journaliste indépendant Reinaldo Escobar sur l’avenue des Présidents, fin 2009, à La Havane. Il avait appelé un agent de la Sécurité d’État qui avait agressé sa compagne également journaliste, Yoani Sánchez, pour en parler dans la rue, mais un groupe de sbires du régime est apparu sur les lieux et l’a passé à tabac, ce qui fut filmé par les caméras de la presse étrangère. « À ceux qui doutaient que Yoani Sánchez ait été frappée par les sbires de la Sécurité d’État, à ceux qui pensaient qu’un film la montrant marchant avec des béquilles était une tromperie et exigeaient des documents médicaux (…), à eux, à tous ceux qui doutaient, je vous demande si vous avez vu les images où une bande d’êtres vivants criait, frappait et crachait sur un homme (…) qui essayait seulement d’obtenir une réponse », écrivit plus tard Escobar.
Camajuani, 2011
La journaliste cubaine Lianet Fleites a des souvenirs d’actes de répudiation dans son enfance, à Camajuaní, dans la province de Villa Clara. La plupart d’entre eux lui laissent encore un sentiment de tristesse et de honte, comme ce fut le cas envers certaines personnes âgées malades dont les maisons furent peintes avec du chapapote, une substance noire, toxique et collante obtenue à partir du pétrole et utilisée pour asphalter les rues.
Fleites se souvient également d’actes de répudiation qui ont duré des semaines, et pas précisément dans les années 1980, mais dans les années 1990 et 2000. « Un de mes voisins est resté enfermé chez lui pendant plusieurs jours parce qu’ils n’arrêtaient pas de le harceler. Les gens jetaient des pierres et souillaient la façade de sa maison. Sa famille et lui n’ont eu d’autre choix que de se barricader. »
Mais à Camajuaní, en 2011, eut lieu un acte de répudiation pour le moins pittoresque, comme le raconte Fleites : « Il y avait un dissident un peu fou qu’on appelait Choqui. Il se mettait à crier des slogans et la police l’embarquait un jour sur deux. Il vivait au centre-ville, au milieu du boulevard de Camajuaní, et avait un balcon au deuxième étage donnant sur la voie. Au rez-de-chaussée de son immeuble, il y avait une dame qui vendait des lames de rasoir et d’autres choses de ce genre. Un jour, un inspecteur lui a infligé une amende. Choqui l’a insulté et a affronté le fonctionnaire. Les deux hommes ont commencé à se disputer jusqu’à ce que Choqui, vaincu, monte sur son balcon pour crier aux gens qu’ils étaient des moutons, et alors un ivrogne du village est arrivé pour l’invectiver. L’un a dit « mouton » et l’autre a répondu « vers de terre » et « traître à la patrie ». Quelques minutes plus tard, ils ont commencé à jeter des objets de la rue au balcon et du balcon à la rue, jusqu’à ce que Choqui lance un balai qui s’est emmêlé dans les câbles électriques et a coupé l’électricité dans la moitié de la ville. Alors, tous les employés de tous les lieux de travail ont été mobilisés pour un acte de répudiation. Ils ont arrêté la production à Camajuaní, toute la fabrique de tabac est descendue dans la rue, mais personne ne criait, ils ont juste chanté en chœur. Une personne disait « Viva Fidel », et les autres reprenaient « Viva ». Pendant ce temps, Choqui répondait par d’autres slogans depuis le balcon. Une de mes amies est arrivée à ce moment-là et a pensé qu’il s’agissait d’un rassemblement contre le gouvernement, car elle a vu Choqui haranguer la foule depuis son balcon et tout le monde en bas reprenant en chœur. Finalement, la police a emmené Choqui, mais l’acte a continué. Ils ont fait venir un voisin qui jouait de la guitare pour chanter Cuba va. Des filles de la Maison de la culture se sont mises à chanter aussi, d’autres jeunes gens se sont mis à danser, alors ils ont diffusé un interminable discours de Fidel dans les haut-parleurs. Les gens ne savaient pas quand tout cela allait se terminer. On ne comprenait plus rien. L’acte de répudiation était plutôt abandonné au peuple lui-même, car à ce moment-là Choqui était déjà dans une cellule depuis un bon moment. Ce spectacle m’a beaucoup amusée. Après mon départ, selon ce qu’on m’a dit, ils ont fait venir une personne qui faisait des spectacles de transformisme et qui travaillait à la fabrique de tabac. Elle s’est déguisée en Madonna ou quelque chose comme ça, et des dockers l’ont fait monter sur des sacs de tabac sur lesquels elle a chanté Dont Cry for Me Argentina. Ce qui avait commencé comme un acte politique s’est terminé en carnaval. »
Fleites a grandi en étant témoin de ces actes de violence politique : « Je n’ai jamais compris pourquoi ils le faisaient. Il me semblait évident que vandaliser la façade de la maison de quelqu’un n’est pas correct. Il y a toujours eu un traitement très agressif des dissidents, je l’ai remarqué. Dans le village, c’était public ; on les insultait dans la rue, et à plusieurs reprises ils ont été battus. »
La Havane, décembre 2020
Dans l’après-midi du 8 décembre 2020, deux semaines après avoir été violemment expulsée du siège du Mouvement San Isidro, où elle avait entamé une grève de la faim avec un groupe d’artistes cubains, la journaliste Iliana Hernández s’est réveillée avec des dizaines de travailleurs de l’entreprise Suchel Camacho, qui fait partie de l’Institut national des sports et de l’éducation physique (INDER), d’employés de l’hôtel Villa Panamericana et de la Fédération des femmes cubaines devant l’entrée de sa maison à Cojímar, pour réaliser ce qu’ils ont appelé « un acte de réaffirmation révolutionnaire ».
La journaliste, qui était arbitrairement empêchée de quitter son domicile depuis douze jours, a montré via une retransmission en direct sur les réseaux sociaux l’arrivée d’une centaine de personnes avec drapeaux cubains et mégaphones, mais a décidé de changer le scénario en faisant face à la foule avec un drapeau cubain sur les épaules. L’image d’une Hernández souriante, avec le drapeau et son téléphone portable, est devenue virale quelques minutes plus tard.
« Je suis sortie pour leur faire face parce que cela me semble une attitude ridicule d’aller à la porte d’une personne et de crier des insultes parce qu’elle pense différemment. Aucune de ces personnes ne me connaît, elles ne sont pas là parce qu’elles ont décidé d’être là mais parce qu’elles sont victimes de chantage, elles sont manipulées parce qu’elles sont des esclaves du régime, elles n’ont pas une vie digne et se prêtent à de tels actes parce qu’on est allé les chercher comme une troupe de chahuteurs pour faire le show, puis on leur donne ou non un goûter et elles rentrent chez elles où le frigo est vide », explique Hernández.
Selon elle, « ceux qui devraient être là sont ceux qui jouissent des privilèges du régime : les enfants de Fernando Gil, Manuel Marrero, Díaz-Canel, Bruno Rodríguez et les petits-enfants de Fidel et Raúl », car « ils ont au moins quelque chose à défendre : la vie de luxe qu’ils mènent au détriment du peuple qui a faim. Il y a des Cubains qui doivent apprendre à avoir de la dignité. Quand tu défends quelque chose qui ne te permet pas de couvrir tous tes besoins fondamentaux, tu dois te questionner. Ce jour-là, il y avait même une dame qui n’avait plus de dents, et d’autres qui vivent des transferts de fonds de leurs familles à l’étranger. Je me bats pour que ces gens qui sont venus chez moi pour m’insulter aient une vie digne, donc chaque fois qu’ils viendront faire ce cirque, je les affronterai, mais la prochaine fois j’essaierai de les convaincre, parce qu’au fond ils sont aussi des victimes », conclut-elle.
La Havane, avril 1980
Pedro vivait à quelques rues de l’ambassade du Pérou en 1980. Les événements l’ont touché de près. Il a vu des centaines de personnes défiler vers l’enceinte diplomatique pour pouvoir s’exiler, parmi lesquelles plusieurs de ses amis, puis il en a vu des centaines d’autres arriver pour les répudier.
« Dans le quartier de ma maison vivait un couple très correct, très sérieux, qui était tenu en grande estime par tout le voisinage. Ce couple, comme beaucoup de personnes qui souhaitaient quitter ce pays et n’en avaient pas la possibilité, s’est rendu à l’ambassade du Pérou. Après un certain temps, les personnes qui se trouvaient à l’ambassade ont reçu la permission de rentrer chez elles. Lorsqu’ils sont revenus, ils ont été confrontés à des actes de répudiation, dit-il avec résignation. Nous avions un ex-combattant de l’armée rebelle dans le quartier, qui était plutôt fasciste, et sur ses ordres ils ont coupé l’électricité et le gaz dans l’appartement du couple, se souvient Pedro. Ils leur ont fait subir des actes constants de répudiation. Au bout de quelques jours, la pression était si forte que la santé de la femme a commencé à se dégrader et qu’elle a eu besoin de soins médicaux, mais ils ne l’ont pas laissée sortir. Lorsque la situation est devenue sérieuse, une réunion a été organisée dans le voisinage et, grâce à un voisin respecté pour son rôle à la télévision et à la radio, elle a pu partir. »
À cette époque, Pedro se trouvait en dernière année d’université. Il étudiait dans la municipalité de Boyeros, et de temps en temps il s’échappait vers l’aéroport, relativement proche, pour jeter un coup d’œil. « Beaucoup de personnes qui étaient entrées dans l’ambassade sont parties par-là, mais il y avait toujours une foule qui leur criait dessus et qui, à plusieurs reprises, les a battues. Je me souviens d’une jeune fille qu’ils ont attrapée et à qui ils ont enlevé ses chaussures, qu’ils ont jetées sur le toit de l’aéroport, puis ils l’ont battue. Je ne peux pas non plus effacer l’image d’un homme très bien habillé qui portait une mallette en entrant dans l’aéroport. Une personne est arrivée en courant et lui a donné un coup si violent qu’il a failli en tomber. L’homme s’est retourné et lui a dit qu’il allait à l’île des Pins, à Cuba, et non pas aux États-Unis. C’était une période très triste »,dit-il.
La Havane, janvier 2021
Après deux mois de demande et de négociation pour un dialogue avec le ministère de la Culture, un groupe d’artistes cubains s’est présenté devant le siège de cette institution le 27 janvier au matin pour exiger la fin de la répression et de la surveillance policière à l’encontre des artistes, des journalistes indépendants et autres membres de la société civile. Personne ne se doutait que la réponse serait un acte de répudiation mené par le ministre lui-même, Alpidio Alonso, soutenu par les employés du ministère ainsi que par des membres de la Fédération des femmes cubaines, qui ont scandé : « Vive Díaz-Canel », « Vive la Révolution ».
Camila Lobón, qui faisait partie du groupe, a vécu ce jour-là son troisième acte de répudiation en un peu plus de trois mois. « Dans ce cas, il s’agissait de fonctionnaires qui savent ce que la violence politique de ces actes de discrimination, d’exclusion et d’assassinat moral implique. En outre, ils sont l’État lui-même qui incarne la violence de la manière la plus explicite et la plus brutale,dit-elle. Je me souviens que ce jour-là, alors qu’une femme de la Sécurité d’État me plaquait contre la vitre du bus, j’ai vu par cette vitre le vice-ministre de la Culture, Fernando Rojas, à qui j’avais dit lors d’une réunion que nous avions eue quelques jours auparavant que j’avais été victime de deux actes de répudiation et qui m’avait répondu qu’il n’était pas d’accord avec ce type d’acte. Ce jour-là, me tenir ainsi contre cette vitre et le regarder pendant que s’opérait l’acte de répudiation a été terrible pour moi. C’était la preuve, dit Camila Lobón, que nous vivons dans un espace totalement hostile qui ne nous permet pas d’être cohérents avec nos critères. Je ne sais pas si Fernando m’a menti, ou s’il ne pouvait pas ou ne voulait pas s’opposer à cet acte de violence. Après cela, j’ai ressenti de la tristesse et de la compassion pour tout le monde, pour avoir à vivre dans une société aussi absurde où les gens ne peuvent pas agir en conscience ou être cohérents avec leurs principes », dit-elle.
Depuis la fin de l’année 2020, suite aux événements de San Isidro, de nombreuses organisations de défense des droits de l’homme ont pointé du doigt le début d’une vague de répression des autorités cubaines contre de nombreuses figures de la société civile de l’île. L’Observatoire cubain des droits de l’homme a recensé 373 actes de répression contre des activistes et des journalistes indépendants au cours du seul mois de février 2021, notamment des détentions arbitraires, des sièges de domiciles par la police et des actes de répudiation.
Quarante ans plus tard, le modus operandi est pratiquement le même, à cette différence qu’auparavant ceux qui voulaient émigrer étaient répudiés, tandis qu’aujourd’hui sont agressés ceux qui exigent des changements pour continuer à vivre à Cuba.
Mario Luis Reyes
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** Le 26 juillet 1953, un petit groupe de révolutionnaires menés par Fidel Castro attaque la caserne Moncada, à Santiago de Cuba. Cet événement est considéré comme le point de départ de la révolution cubaine qui devait porter Castro au pouvoir quelques années plus tard. L’attaque se solda par un échec cuisant. La moitié des assaillant furent tués. Les autres, emprisonnés à l’île des Pins, furent amnistiés un an et demi plus tard. Castro se montrera moins tendre avec ses opposants.
Traduction : Floréal Melgar.
Source : https://revistaelestornudo.com/pequena-historia-natural-de-los-actos-de-repudio-en-cuba/
Le blog de Floreal : https://florealanar.wordpress.com
Petite histoire naturelle des actes de répudiation à Cuba (première partie) : http://www.polemicacubana.fr/?p=16014