Érudition et despotisme
Il y a deux jours, lors du panel « Autoritarisme et gauche en Amérique latine : Cuba, Nicaragua et Venezuela », qui s’est tenu dans le cadre du XXXIXe congrès de l’Association d’études latino-américaines, un collègue a posé deux questions aux intervenants : pourquoi tant de personnes érudites légitiment-elles des régimes oppressifs ? Comment comprendre que, de surcroît, elles le fassent au nom d’objectifs et d’idéaux apparemment nobles ? Nous avons essayé d’y répondre du mieux que nous pouvions. C’est avec ces questions qui résonnent encore dans ma tête, à l’heure où la répression se déchaîne dans plusieurs pays de notre région et du monde, que j’écris cette chronique.
Répondre aux préoccupations de notre collègue nous oblige à mobiliser des ressources explicatives considérables. La psychologie sociale, la sociologie des intellectuels et l’histoire récente offrent des indices du problème. Mais peut-être pouvons-nous synthétiser, dans le format et le langage de cet espace d’opinion, une voie plus concrète. Reconnaître, entre autres, trois motivations fondamentales de l’intellectuel philo-tyrannique : la peur, le dogme et le calcul.
Peur de subir les différentes formes de représailles que déploient les régimes autoritaires, d’être excommunié par la tribu politique qui les défend et nous abrite. Dogmes résistants aux faits, de personnes qui refusent de se défaire des lentilles qui simplifient leur regard (et leur place) dans ce monde cruel. Des calculs pour survivre, grimper et influencer ; voire aspirer à être conseillers du Prince à des fins prétendument réformatrices.
L’influence simultanée du dogme, de la peur et du calcul génère, chez les intellectuels philo-tyranniques, des attitudes perverses. Il provoque la corruption du langage : ainsi, ils déguisent le despotisme, à des fins de légitimation, au moyen d’un néo-langage qui utilise des termes qui sont à l’opposé du contenu qu’il masque. Ils parlent de démocratie populaire quand la tyrannie règne, ils qualifient de républicain un ordre de cliques. Ils invoquent la justice sociale lorsqu’un État s’approprie l’ensemble des richesses d’une nation.
La déshumanisation de l’autre fixe des normes différentes pour le sort des populations réprimées. Comme si ces subalternes correspondaient à une anthropologie différente, avec des traits et des désirs étrangers aux nôtres : comme si leur comportement n’était pas influencé par des structures répressives. La naturalisation du mal, ahistorique et antisociale, établit l’autoritarisme hiérarchique comme une forme de gouvernement souhaitable pour les communautés humaines.
Mais rien n’est plus triste et plus nuisible que l’attitude courtoise avec laquelle les intellectuels abdiquent leur esprit critique et la rigueur analytique la plus élémentaire. Tout cela pour cautionner la barbarie quotidienne de ceux qui sont au pouvoir. Justification qui, à l’extrême, les oblige – agence de trafic par soumission – à s’attaquer à leur propre condition intellectuelle.
Le mariage entre le despotisme et l’érudition nous rappelle une phrase mémorable – et terrible – écrite il y a près d’un demi-millénaire par un tout jeune penseur français : « Quelle honte, ou quel vice misérable que de voir un nombre infini, non pas d’obéir, mais de servir ; non pas d’être gouverné, mais tyrannisé, n’ayant ni biens, ni parents, ni enfants, ni vie qui leur appartienne ? » (1)
Armando Chaguaceda
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1. Étienne de La Boétie, Discours sur la servitude volontaire ou contre un, 1549.