Départ de Raúl Castro : le crépuscule de la révolution face à l’aurore des nouvelles générations
Président du Conseil d’État (chef de l’État) de 2008 à 2018, le frère de Fidel devra quitter la scène politique dans deux semaines. Le premier secrétaire du Parti communiste cubain (PCC), le seul parti politique de l’Île, laissera sa place à l’actuel président Miguel Díaz-Canel, sur un fond de crise financière et sociale par laquelle se termine une révolution qui n’a pas tenu ses promesses.
Le congrès quinquennal du parti unique aura lieu du 16 au 19 avril. À cette occasion, comme avant lui son frère Fidel, décédé en 2016, Raúl Castro, 89 ans, cédera l’anachronique casquette de guérillero pour le traditionnel panama des retraités. Ce sera l’exorde d’une nouvelle ère pour l’île, qui depuis 1959 a été soumise au régime de poigne de la célèbre fratrie. Une nouvelle génération de dirigeants, trop jeunes pour avoir participé à la révolution, va s’emparer des rênes du pouvoir. En théorie, ils auront la lourde tâche de perpétuer l’héritage castriste, et suivre la ligne politique inscrite dans la Constitution, adoptée en mai 2019, selon laquelle Cuba restera de façon « irréversible » un pays socialiste.
Cependant, pour affronter les défis du XXIe siècle, dans le contexte mondial des sociétés interconnectées et des économies ouvertes aux marchés multinationaux, le modèle cubain se révèle complètement inadapté au monde d’aujourd’hui. Dans le concert des nations, ce ne sont plus les idéologies qui nourrissent les peuples, mais la loi du marché, surtout du secteur privé. Sur ce point, une très nette ouverture de l’économie cubaine commence à se dessiner (1). Par conséquent, si l’on considère le plan des réformes amorcées par l’actuel président Miguel Díaz-Canel, au lieu du désuet slogan communiste en vigueur depuis 1959, « La Patrie ou la mort », « S’ouvrir au monde ou mourir » pourrait bien être la nouvelle devise du pays. Car désormais, la faillite protéiforme de la révolution émaille les livres d’histoire de l’utopie castriste.
Une faillite financière d’abord, accentuée par le blocus imposé par les États-Unis, en 1962, et couronnée par la pandémie du Covid-19, alors que le pays traverse la plus forte crise économique en près de 30 ans, avec une chute du PIB de 11 % en 2020. Faillite sociale ensuite, avec une galopante pénurie de biens et d’aliments : l’île importe 80 % des produits qu’elle consomme. Dès l’aube, les files d’attentes, déjà présentes avant le coronavirus, peuvent durer plusieurs heures aux portes des supermarchés. Une faillite qui concerne surtout les libertés individuelles : puisque si le régime s’acharnait hier contre ses détracteurs politiques, aujourd’hui c’est contre les collectifs d’artistes, d’universitaires et de journalistes indépendants qui luttent pacifiquement pour se libérer « du harcèlement, de la persécution et de la répression », rappelle l’artiste Tania Bruguera. Fin novembre, quatorze membres du collectif San Isidro avaient été expulsés par la force de la maison où ils étaient en grève de la faim depuis 10 jours, pour réclamer la libération d’un des leurs. Le lendemain de l’expulsion, plus de 300 artistes s’étaient réunis devant le ministère de la Culture.
Il y a, effectivement, un ferment de révolte qui reflète un sentiment généralisé face aux pénuries de tout ordre et à l’usurpation des droits et des libertés. De toute évidence, l’après-Raul devra commencer par une réforme politique de l’État, « pour gérer efficacement les tensions qui se manifestent dans la société », comme le suggère Michael Shifter, président du groupe de réflexion Dialogue Inter-américain, basé à Washington. Sur ces « tensions », le cas de l’étudiante cubaine Karla Pérez, 22 ans, fait figure d’emblème. En 2017, elle avait été expulsée de l’université de Villa Clara « en raison de son appartenance au mouvement d’opposition Somos más ». Considérée comme « contre-révolutionnaire », elle s’est alors exilée au Costa Rica pour terminer ses études de journalisme. Or, le 18 mars dernier, après quatre années passées loin de sa famille, elle a été interdite de rentrer à sa patrie, car soupçonnée de revenir à Cuba à des fins de subversion politique. Selon la jeune étudiante, elle avait été expulsée de son pays à la suite de sa participation à un blog critique envers le gouvernement.
Le cas de cette journaliste, qui met en évidence la fragilité du régime, a eu de nombreuses répercussions sur le plan intérieur et international, surtout aux États-Unis. De son côté, Yaire Jiménez, directrice de communication du ministère des Affaires étrangères, a déclaré : « nous avons le même droit à nous défendre que n’importe quel autre pays. ». Poussant plus loin cet argument, le Parti communiste lutte activement contre la « subversion » idéologique sur Internet. Pour donner une idée, citons un article paru en août 2017 dans le journal havanais El Estornudo (²). Pour combattre les contre-révolutionnaires, une myriade de « trolls » est chargée de surveiller le cyberespace cubain : « Nous regardons ce qui se publie sur Cuba. Notre travail consiste à passer continuellement au crible les matrices d’opinion et à riposter avec des cybercombattants lorsqu’elles sont négatives », s’exprime un agent du ministère de l’Intérieur. Chaque jour, une « armée de spécialistes contrôlent sur la Toile les publications les plus polémiques et les plus subversives concernant Cuba. » L’agent X précise sa mission : « nous défendons la position de Cuba contre ceux qui cherchent à dénigrer la révolution. »
Avec Internet, les opposants au régime ne possèdent plus seulement une prétendue capacité de nuisance, mais un vrai pouvoir d’influence sur la nouvelle société bercée par le numérique. Par exemple, une chanson qui circule sur la Toile fait grincer les dents des autorités depuis fin février : « La Patrie et la vie », interprétée par des musiciens cubains célèbres en exil. L’auteur, Yotuel Romero, a retourné de façon lumineuse le slogan binaire et martiale de la révolution – La Patrie ou la mort – pour créer cet « hymne à la liberté » qui, fin février, avait déjà dépassé le 1,5 million de vues. Selon Romero, « nous devons lutter pour la patrie et pour la vie, la mort ne peut plus faire partie du changement. Nous ne pouvons plus admettre qu’un régime te donne comme seule option de le soutenir ou de mourir. » Voilà comment, a la lumière des jeunes avides de liberté, Cuba est en train de fermer le rideau à six décennies de régime castriste.
Pour conclure, avec le départ de Raúl Castro, se termine de façon presque inaperçue, sous l’ombre de la pandémie, l’une des périodes les plus marquantes de la géopolitique de ce dernier siècle qui aura le plus bouleversé les sociétés de l’Amérique latine. Cuba, la référence en terme de tentatives révolutionnaires dans la région, a néanmoins le mérite d’être le seul pays à avoir résisté aussi longtemps à l’ingérence de l’impérialisme états-unien. Un crime de lèse-majesté que le peuple cubain a payé trop cher.
Eduardo Ugolini
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(1) Pour en savoir plus, lire l’article: Cuba deviendra-t-il le Vietnam des Caraïbes ?
(²) Publié par le Courrier International n° 1404, septembre-octobre 2017.