Le déclin de la démocratie : une prophétie sans alternative ?

Kyal Sin, in memoriam

Dans toute communauté humaine, il existe des différences – de traits, des idées et des valeurs – et des inégalités – de ressources, de droits, de pouvoir – entre ceux qui la forment. Ses membres vivent sous le risque permanent d’un conflit, entre les favorisés qui veulent préserver le statu quo et les défavorisés qui veulent le changer. La tension qui en résulte génère la recherche de moyens de réguler les conflits. Parce que chaque société nourrisse un désir de sécurité, de prospérité et de pouvoir. Celles-ci doivent être canalisées par la politique.

La politique est la sphère de l’action humaine, orientée vers la gestion sociale des conflits. Elle fonctionne par la mise en œuvre de décisions contraignantes – selon des règles – susceptibles d’être imposées – par la force, si nécessaire – aux membres de la communauté. Les frontières de la politique se sont élargies au fil du temps, pour réglementer les conflits de classe, de sexe, de croyance, de race, entre autres. Son caractère contraignant différencie l’action politique de la loyauté familiale – fondée sur les liens du sang – , de la coopération sociale – fondée sur l’entraide – et de la logique – mercantile, transactionnelle de l’économie. La politique n’est pas en soi bonne ou mauvaise : sous son manteau convergent domination et émancipation, conflit et consensus, dans le gouvernement des hommes et l’administration des choses.

L’histoire de l’humanité a été, dans une large mesure, un récit de politiques autocratiques. Basées sur la prédominance des seigneurs de la guerre et des cliques, de croyances différentes, sur leurs populations. Cependant, avec une force variable et croissante, l’alternative démocratique est devenue globalement acceptable au cours des deux derniers siècles. L’idée que ceux d’en bas peuvent exercer une autonomie collective, en élisant et en sanctionnant leurs autorités. S’exprimer, avec voix et droits, dans l’espace public.

Les documents fondateurs des Nations unies, il y a 76 ans, reflètent ce consensus démocratique fragile mais universel. Accepté, au moins formellement, par les républiques libérales et les régimes traditionnels. Elle a été adoptée avec espoir et difficulté par de nombreuses nations décolonisés du tiers-monde. Toutefois, cet accord, qui n’a jamais été pleinement réalisé, est aujourd’hui confronté à une nouvelle menace.

La menace autocratique : deux lectures d’un problème

L’année dernière, sous le poids combiné de la pandémie, de la crise économique qui en a résulté et des conflits de toutes sortes, la démocratie a subi de nouvelles pertes dans sa confrontation mondiale contre l’autocratie. Comme le souligne une étude publiée la semaine dernière par l’organisation Freedom House, les défaites civiques dans des pays comme Hong Kong, le Venezuela, la Thaïlande ou la Turquie, associées à la détérioration relative des démocraties avancées, font payer un lourd tribut à la démocratie. Selon le rapport, 2020 a été la quinzième année consécutive de déclin de la liberté mondiale. Les pays qui connaissent une certaine détérioration sont plus nombreux que ceux qui connaissent une amélioration. La récession démocratique s’aggrave.

Le déclin est devenu de plus en plus mondial, touchant aussi bien les populations souffrant de tyrannies cruelles que les citoyens de sociétés ouvertes. L’année dernière, selon Freedom House, près de 75 % de la population mondiale vivait dans un pays ayant subi une forme de déclin démocratique. Les cas particulièrement dramatiques, soulignés par Freedom House, sont ceux des nations où l’on assiste à des diminutions quantitatives des libertés d’expression, de réunion, de manifestations et d’élections. Où, à proprement parler, la possibilité d’influencer les gouvernants a été abolie. Où les citoyens ont été réduits au rôle d’employés, de consommateurs ou d’habitants.

Pour sa part, la dernière étude de l’Institut V-Dem de l’Université de Göteborg, axée sur la mesure internationale de la quantité et de la qualité des démocraties, souligne également la détérioration des gouvernements fondés sur l’autonomie populaire, l’État de droit et le respect des libertés des citoyens. L’autocratisation, nous dit-elle, est devenue virale.

Selon le rapport, le déclin mondial de la démocratie – le processus que nous appelons autocratisation – a continué de s’accélérer au cours de la dernière décennie. Surtout en Asie, en Afrique et, dans une moindre mesure, en Europe de l’Est et en Amérique latine. Le niveau de démocratie dont bénéficiera le citoyen mondial moyen en 2020 est tombé à des niveaux que l’on ne trouvait plus qu’aux alentours de 1990. L’autocratie électorale reste, suivie par les démocraties électorales, le type de régime le plus courant.

En 2010, 48 % de la population mondiale vivait dans des autocraties, qu’elles soient partielles (électorales) ou complètes (fermées) ; en 2020, ce chiffre a atteint 68 %. L’Inde, deuxième pays le plus peuplé du monde, est passée d’une démocratie libérale à une autocratie électorale. Au total, 87 pays ont un régime autocratique : 63 autocraties électorales et 24 autocraties fermées. Le nombre de pays en transition vers la démocratie est passé de 32 en 2010 à 16 l’année dernière. En 2010, il y avait 41 démocraties libérales. En 2010, il y avait 41 démocraties libérales et complètes ; il y en a maintenant 32, principalement en Europe occidentale et en Amérique du Nord.

La manière dont cette autocratisation s’opère en dit long sur la métaphore (micro) biologique utilisée, exprimée dans le titre du rapport sous le terme de viralisation. Comme les virus et les bactéries, les agents de l’autocratisation (leaders populistes, fondamentalismes religieux, mouvements extrémistes de différentes obédiences idéologiques) se propagent à l’intérieur de l’organisme politique, en tirant parti de ses tissus et de ses organes, jusqu’à ce qu’ils prennent le dessus et effondrent la souveraineté populaire. Il ne s’agit pas, comme par le passé, de dommages extérieurs, infligés par des agresseurs – invasions – ou de convulsions soudaines – coups d’État, révoltes – qui affectent le corps démocratique et sa santé.

Le scénario ouvert par COVID19 a contribué à cette tendance. Le rapport V-Dem note que le nombre de pays qui menacent la liberté d’expression est passé de 19 en 2017 à 32 en 2020. Si la plupart des polyarchies ont agi de manière responsable dans leurs protocoles de gestion de la crise sanitaire et de ses effets, on a constaté des violations graves des droits des citoyens dans 9 d’entre elles et des violations modérées dans 23 autres démocraties. En revanche, dans 55 régimes autocratiques, des violations majeures ou modérées ont été détectées dans le contexte de la pandémie.

En ce qui concerne les médias, un certain consensus s’est dégagé, de manière inattendue, entre les régimes démocratiques et autoritaires : deux tiers de tous les pays étudiés par V-Dem ont restreint, d’une manière ou d’une autre, le travail des journalistes. La société civile apparaît également comme une victime majeure du croisement pervers entre le COVID et l’autocratie : les restrictions légales, les sièges policiers et les obstructions financières par rapport au travail des organisations civiques et des activistes ont été impressionnants. Affectant les gouvernements de tous les continents, les orientations idéologiques, les niveaux de développement socio-économique et le substrat civilisationnel.

Alea jacta est ?

Nous assistons, sur tous les continents, à une sinistre tendance à l’abolition de la politique démocratique, sous la forme – imparfaite mais réelle – que nous lui avons connue au cours des siècles passés. L’ancienne servitude volontaire et les nouveaux despotismes se profilent de manière menaçante à l’horizon de notre civilisation. Nous manquons d’imagination, de volonté et de résolution pour les empêcher. Je veux croire que nous avons encore le temps d’y parvenir.

Outre les variables spécifiquement politiques ou pandémiques, il existe plusieurs facteurs géopolitiques – montée en puissance de la Chine, revanchisme russe, déclin relatif de l’Occident –, technologiques – utilisation autoritaire de la surveillance et des perturbations électroniques – et culturels – polarisation etfakenews dans des sociétés de masse hyperconnectées – qui expliquent, tout cela combiné, l’actuelle détérioration démocratique mondiale. Mais d’autres éléments – de l’histoire à l’activisme, de la psychologie aux transformations des sociétés de masse – offrent également des indices de la résistance possible et prévisible à une telle dérive. Rien n’est écrit, dans ce monde, sur la fin ou le triomphe de la démocratie.

La démocratie – comprise comme une vocation à limiter le pouvoir omnipotent des dirigeants et à participer à l’autonomie collective – n’est pas exclusive d’une culture ou d’une religion. Aujourd’hui, elle est pratiquée par des populations de confession confucéenne, chrétienne, musulmane, et même agnostique. Dans des endroits où nous pensions qu’elle était culturellement étrangère et absente – des tribus arabes ou africaines aux régions latines et asiatiques – elle a été invoqué encore et encore au cours des deux derniers siècles. Malgré le pouvoir apparemment indestructible des rois, des chefs et des tyrans.

La démocratie a résisté à des déclins similaires – et même pires – que celui que nous vivons actuellement. Pensez à l’entre-deux-guerres (1918-1939), lorsque tant d’intellectuels occidentaux, séduits par le totalitarisme, prédisaient la fin d’un libéralisme malade et le triomphe de l’État-parti. Ou comment, pendant la guerre froide, les paris du communisme et des nationalismes périphériques ont finalement été surmontés par les projets politiques et économiques des républiques libérales de masse. Les vagues de démocratisation sont toujours arrivées quand on ne les attendait pas. Quand les combattants de la liberté semblaient condamnés au silence, à l’exil ou aux cachots. L’erreur, après le triomphe épique de 1989, a peut-être été de considérer que le bateau de l’histoire allait enfin atteindre un port démocratique épique et agréable. Mais comme l’a dit Alexandre Herzen, l’histoire est l’autobiographie d’un fou. Et si tout était écrit, comme l’a fait remarquer le penseur russe, ce serait logique.

Il existe également une raison anthropologique puissante pour ne pas accepter l’idée de la fin de la démocratie. Malgré la valeur que nous attribuons à la célèbre pyramide de Maslow, les gens ont des besoins d’ordres différents, impératifs et simultanés. À la demande de sécurité, de logement et de nourriture, qu’un despotique éclairé peut fournir, s’ajoutent les demandes fondamentales, résilientes et universelles d’autonomie et de liberté. Incapable d’exister sans la libre participation du peuple.

L’idéal einsteinien selon lequel chacun doit être respecté en tant que personne et personne ne doit être déifié. La réflexion kantienne sur le potentiel de l’homme en tant qu’être rationnel, pacifique et autonome. Le renoncement de Mandela et de Nehru, ainsi que de leurs sympathisants, à considérer les élections et les partis comme de simples impositions du colonialisme. Les millions d’hommes et de femmes qui, aujourd’hui, dans le monde entier, promeuvent les assemblées, les coopératives, les votes, les loteries et les référendums. Le pouls qui, en somme, nous fait découvrir le pouvoir d’essayer, de célébrer, de se tromper et de rectifier, entre tous et dans le respect de la diversité, notre dignité humaine. La somme de tout cela, sans police d’assurance ni certificat de décès, dessine sur notre horizon la faible lumière de la démocratie.

Armando Chaguaceda

Politologue à l’Université de La Havane et historien à l’Université de Veracruz. Chercheur en analyse gouvernementale et politique et expert du pays dans le cadre du projet V-Dem. Spécialisée dans l’étude des processus de démocratisation et d’ « autocratisation » en Amérique latine et en Russie.

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Traduction : Daniel Pinós

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1. La liberté dans le monde 2021. La démocratie en état de siège :

https://freedomhouse.org/report/freedom-world/2021/democracy-under-siege

2. La recherche – menée par une équipe internationale de 3 500 experts, dont l’auteur de cette chronique – porte sur 202 pays entre 1789 et 2020. Il peut être consulté dans Autocratization Turns Viral. Rapport sur la démocratie 2021 sur https://www.v-dem.net/files/25/DR%202021.pdf

3. Voir John Keane, The Life and Death of Democracy, Simon & Schuster, 2009.

4. Voir David Runciman, The Confidence Trap: A History of Democracy in Crisis from World War I to the Present, Princeton University Press, 2015.


Enrique   |  Analyse, Politique, Société   |  03 18th, 2021    |