Marta María, militer pour le féminisme à Cuba. Être activiste féministe, mère et journaliste indépendante cubaine

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À 43 ans, cette militante féministe, battante et critique, cherche à travers ses articles et son mode de vie à tendre vers une Cuba plus juste et moderne, régie par l’équité. Même si la Révolution a fait avancer les droits des femmes, il s’agit aujourd’hui, selon elle, d’ouvrir de nouveaux espaces d’échange et de débat, hors des organisations de masse officielles.

On arrive chez elle dans la matinée, au troisième étage, dans un appartement baigné de lumière. Elle nous ouvre la porte alors qu’elle allaite Nina, un joli bébé au regard bleu et profond, prénommée ainsi en hommage à Nina Simone. Marta María a les cheveux attachés, elle ne porte pas de soutien-gorge et par l’encolure du tee-shirt apparaît un cœur tatoué sur sa poitrine. Elle s’excuse pour le désordre, qui n’a rien de bien terrible. À l’entrée de la cuisine, un poster : « Insistez pour déconstruire l’idée de l’amour ». Marta nous invite à nous asseoir au sol, là où Nina aime jouer, pendant que la petite essaye d’entrer par la fenêtre de sa maisonnette en carton, couverte de pages du journal Granma.

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« Une vraie pile »

« J’ai 43 ans, je suis mère d’un bébé de treize mois, je suis une femme qui milite pour le féminisme, et je fais du journalisme indépendant. En d’autres termes : je suis une vraie pile électrique et je fais tout un tas de trucs ». C’est comme ça que Marta María Ramírez se présente, directe et sans fioritures, lorsqu’on lui demande qui elle est et ce qu’elle fait dans la vie. On la voit sûre d’elle et souriante, toujours un œil attentif sur Nina, qui n’arrête pas.

Marta María dit qu’elle est féministe « à cause » de son père : « Quand j’avais sept ans, il m’a dit que la seule manière pour moi d’être libre, c’était d’être féministe ». Elle évoque aussi certaines femmes, amies de la famille, qui n’étaient pas cubaines et qui militaient : « Elles me paraissaient plus libres, plus fraîches ». Peu à peu, elle a commencé à pencher vers ce modèle, qui l’attirait plus que celui de sa mère : « Comme presque toutes les Cubaines, elle avait une double journée : le travail et les enfants. Même si mon père était responsable, il n’était pas un père co-responsable. C’est ma mère qui s’occupait réellement des enfants ».

Dans les années 90, Marta María a fait un pas de côté par rapport au féminisme, car elle sentait alors que les mouvements qui naissaient sur l’île « diabolisaient beaucoup les hommes ». Le discours égalitaire de la Fédération des femmes cubaines « était déjà un peu obsolète, et certains groupes de femmes commençaient à se démarquer, mais c’était un discours de ressentiment envers le genre masculin ». Marta a décidé alors d’appliquer son propre féminisme, qui « chercherait à concilier, et à créer des masculinités saines. J’ai des frères, j’ai un père… et la haine, ce n’est pas pour moi. Je suis plus pacifique ».

Le journalisme, elle l’a choisi parce que « d’une certaine manière, cela résumait mon esprit de voyageuse dans une île qui le rendait impossible ». Aujourd’hui, elle a abandonné Martazos, sa tribune hebdomadaire sur le site OnCuba, mais elle écrit toujours sur ses réseaux sociaux. En parallèle, elle coordonne un fond audiovisuel indépendant pour l’Instituto de Artivismo Hannah Arendt, dirigé par l’artiste et activiste Tania Bruguera.

“J’aime créer des choses qui cassent les schémas imposés.”

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Ces dernières années, Marta María a aussi mis en place des campagnes de crowdfunding, notamment pour le film censuré Quiero hacer una película, de Yimit Ramirez, en 2018, qui avait fait du bruit dans le panorama culturel cubain. Avant cela, en 2014, il y avait eu deux autres projets, l’album Antes de que los prohiban, de Jorge Kamankola, et le projet musical Bandancha de la batteuse Yissy Garcia.

Quant à la maternité… « Cela a été une surprise, ce n’était pas dans mon agenda personnel ou politique… » Marta María le vit comme une grande responsabilité, d’abord car elle est « une maman âgée », et ensuite parce qu’elle a choisi « un modèle de maternité peu compatible avec le contexte cubain » : elle veut « profiter de Nina », mais elle ne veut pas – et ne peut pas – « arrêter de faire tout ce que je fais, même si ces activités sont hors du cadre légal : je cours toujours un risque ».

Militantisme ? Féministe ? À Cuba ?

Quand elle parle de son « militantisme féministe », Marta María fait référence à son « espace personnel, peut-être mon corps, ou le lieu où je suis à chaque instant ». A Cuba, « il n’y a quasiment pas d’espaces pour militer en dehors de ce qui est convenu officiellement ». Il existe des organisations, créées par la Révolution, comme la Fédération des femmes cubaines ou le Cenesex, mais « ce ne sont pas des espaces féministes, et ils finissent par répondre aux intérêts gouvernementaux ».

En 2019, la police a dispersé la marche des fiertés LGTBI, « une protestation publique et pacifique ». Marta María qualifie cette réaction de « manœuvre politique ». Les droits de cette communauté, estime-t-elle, « sont oubliés ». Elle cite également la violence machiste : « les chiffres qui viennent d’être publiés à ce propos ont mis en évidence qu’il y a bien des féminicides à Cuba ». Selon Marta María, les autorités ne sont pas suffisamment réactives sur ce sujet : « Cela fait des années qu’avec certaines activistes nous demandons une loi intégrale contre la violence machiste, mais nous n’obtenons pas de réponse ».

« On a besoin d’un réveil collectif, un débat public et de véritables espaces – pas seulement sur les réseaux sociaux – afin de nous regarder en face et de débattre sur ce qui nous arrive ». Marta María milite pour des espaces de politique et de soins : « Il est nécessaire qu’on nous accompagne dans ce processus et qu’on ouvre les yeux, car c’est un sujet douloureux pour tous ».

Révolutionner, de nouveau

Marta reconnaît que la Révolution de 1959 a fait avancer les droits des femmes, qui ont obtenu une place dans la société par le biais du travail et de la participation politique. Mais « le processus a été très paternaliste : on nous a octroyé des droits que de toute façon nous aurions acquis d’une autre manière, en les demandant nous mêmes ». En outre, « les hommes qui nous ont donné ces droits sont vieux aujourd’hui, ou ils sont morts ».

Et les femmes révolutionnaires ? Vilma Espín, Haydée Santamaria, Celia Sánchez… « Quelle a été leur place au final? On les reconnaît, certes, mais pas suffisamment. Regardez bien la visualité de la Révolution : on ne voit que des hommes ! Ces femmes aussi ont lutté, elles ont donné leur vie pour cela. Malgré la rupture avec les Églises, le gouvernement s’est montré très conservateur ». Pendant que Marta María s’exprime, Nina la cherche de son regard azur.

“Regardez bien la visualité de la Révolution : on ne voit que des hommes ! Ces femmes aussi ont lutté, elles ont donné leur vie pour cela. Malgré la rupture avec les Églises, le gouvernement s’est montré très conservateur.”

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« Nous ne sommes mêmes pas prêts à débattre du harcèlement de rue, qui existe à chaque coin de rue et à toute heure, ni sur les catégories homme/femme, qui sont des constructions sociales, mais qui restent profondément enracinées ». A ses yeux, « Cuba a besoin non seulement de légiférer mais aussi d’éducation sexuelle dans les écoles, avec une approche de genres, justice et équité ». Nina crie pour attirer l’attention de sa mère, dont l’expression s’adoucit lorsqu’elle croise son regard : « Oui, mon amour, on forme une équipe incroyable toi et moi ».

Les choses bougent

Celui ou celle qui défend une cause sait qu’il y a des moments d’abattement, mais aussi d’espoir. L’étincelle dans le regard de Marta ne faiblit pas : « Je crois que quelque chose commence à bouger dans ce pays. Féminisme, LGBTI, droits des animaux… Nous sommes à l’image de ce qu´étaient certains mouvements il y a soixante ans dans le monde : il y a des luttes, mais aussi des rencontres ».  La journaliste croit surtout dans la nouvelle génération de femmes qui arrive : « Il y en a, dans tout Cuba, et beaucoup viennent du monde de l’art ». En décembre dernier, précisément, des étudiantes de l’Institut Supérieur des Arts (ISA) ont reproduit la performance « Un violeur sur ton chemin »,  du collectif féministe chilien La Tesis, qui a fait le tour du monde.

Depuis qu’elle a décidé d’être mère, Marta María a pris conscience que « les féminismes se sont désintéressés des questions de maternité : vis-à-vis des femmes qui décident d’accoucher, il y a de grandes lacunes dans la production théorique et dans les pratiques de sororité ».

Face aux incompréhensions et aux jugements pré-établis, Marta a décidé de politiser sa maternité : dans ses tribunes, elle a mis sur la table des thèmes très peu traités à Cuba, comme la paternité responsable, l’accouchement naturel, ou la violence obstétrique.

Elle reconnaît que la maternité l’a rendue « encore plus radicale ». Elle a des moments de faiblesse, bien sûr, mais elle dit : « Je veux que ma voix porte, au cas où ça pourrait signifier un changement pour quelqu’un ». Avant d’ajouter : « Il y a des choses que je ne pourrais pas changer, mais je souhaite que Nina puisse les changer ». Sa fille la regarde. Elle doit en avoir assez qu’on vole autant de temps à sa maman. Elle s’approche à quatre pattes, réclament à manger, de l’amour et de l’attention. « Tu veux le sein? Oui je sais, viens, mon amour ».

« La plus belle ville de l’univers…

… est La Havane », dit Marta María, qui nuance : « Mais j’ai mes différends avec elle ». Pendant plusieurs années, quand la journaliste a vu presque une génération complète, la sienne, immigrer, et qu’elle a perdu un être cher, La Havane était devenue à ses yeux « la ville la plus laide du monde. Mais ensuite, je me suis réconciliée avec elle : avec son esthétique miraculeuse, son côté sombre aussi, c’est une ville qui a beaucoup de magie ».  Une magie que Marta María attribue « à la mer et aux gens qui l’habitent ».

Elle ressent sans cesse le besoin d’aller vers la mer pour respirer, et elle profite aussi des parcs et espaces verts « qu’il y a encore ». Avec Nina, elle aime aller à la Quinta de los Molinos, « un poumon dans la ville. La seule chose que je n’aime pas là-bas, c’est qu’il y a des animaux en cage ». Et, seule ou accompagnée, « j’aime monter, où que je vive, au niveau des toits. J’aime voir la ville d’en haut ».

Berta Reventós

Source : https://www.cubania.com


Enrique   |  Culture, Politique, Société   |  02 4th, 2021    |