Cuba : une nouvelle vie pour les technologues politiques ?
Cet article traite de l’usage que fait le pouvoir à Cuba des nouvelles technologies et des technologues politiques comme on les appelle sur l’île.
Les castristes ont découvert la “société civile” et Internet dans les années 1990. Ils ont d’abord combattu ses représentants, ceux qui exigeaient un changement de société sur le web et dans la rue, comme nos compagnons anarchistes, en les privant de toute expression.
Ensuite, les tenants du pouvoir ont fait éclore sur les réseaux sociaux les propositions des technologues politiques. Ceux-ci, inféodés au système castriste, ont créé l’illusion qu’un débat pouvait s’installer au sein de la société, notamment lors du rapprochement avec les États-Unis, sous la gestion d’Obama. L’enjeu était de donner à l’étranger l’image d’un pays en pleine transformation afin d’attirer les investisseurs.
Membres du Parti communiste ou du clergé catholique, ces technologues politiques ont véhiculé l’idée que Cuba était en pleine transformation, qu’une ouverture politique avait lieu.
Dans les faits, la répression contre les dissidents a continué et nul changement politique n’est aujourd’hui visible tandis que le pays s’enfonce dans une crise économique lié au Covid-19.
C’est ce dont nous parle notre compagnon Armando Chaguaceda, exilé politique au Mexique, qui fut un des créateurs, avec les compas de l’Atelier libertaire de La Havane, de l’Observatoire critique de La Havane.
Daniel Pinós.
Groupes d’appui aux libertaires et aux syndicalistes indépendants de Cuba
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Cuba : une nouvelle vie pour les technologues politiques ?
Lorsqu’une société devient corrompue, la première chose qui se gangrène est le langage.
La critique de la société commence donc par la grammaire et avec la restauration des significations.
Octavio Paz
Avec la chute du mur de Berlin, deux gouvernements, parmi beaucoup d’autres, ont été confrontés à un défi existentiel complexe : la Corée du Nord et Cuba. Dans un environnement mondial hostile aux régimes à parti unique et aux économies planifiées, leurs dirigeants ont cherché à survivre. En raison de leur pouvoir matériel et humain limité, tous deux ont dû recourir à des ressources asymétriques. Pyongyang a misé sur une déstabilisation et un chantage rationnellement calculés, avec l’arme nucléaire comme atout. La Havane au renforcement des relations diplomatiques, de la solidarité et de la propagande intelligente, dans le cadre d’une approche « Sharp Power » (1).
Sur l’île de Cuba, un tel choix a abouti à la combinaison habile d’une fermeture conservatrice et d’un réformisme épidermique. Répression intérieure et séduction extérieure. Le substrat léniniste a prévalu dans les domaines de l’économie, de la politique, de l’éducation et de la communication de masse. Mais un revirement gramscien (2) a provoqué des effets, de manière subordonnée et circonscrite aux domaines artistiques et de la pensée de la politique culturelle. Dans cet environnement, aux côtés des professeurs obsolètes du marxisme-léninisme, sont apparus les technologues politiques.
Les technologues politiques ne sont pas exclusivement liés au cas cubain. Ivan Krastev et Stephen Holmes, en analysant les politiques d’imitation développées après la fin de la guerre froide, les présentent comme des pratiquants de l’art de faire des apparences politiques une réalité. Un art chargé de légitimer le pouvoir des États autoritaires dans les sociétés post-communistes. Avec en toile de fond une rhétorique démocratique mondialisée.
Les technologues politiques sont des spécialistes de la manipulation de l’opinion publique avec des objectifs proches de ceux du système. Ils font un travail « créatif » à des moments sensibles – élections, scandales, protestations, processus constitutifs – en maintenant l’illusion d’une ouverture et du pluralisme dans des environnements autoritaires. Selon Krastev et Holmes, les technologues politiques sont « des ennemis intransigeants des surprises électorales, du pluralisme des partis, de la transparence politique et de la liberté pour des citoyens bien informés afin qu’ils participent à l’élection de leurs dirigeants ».
Plusieurs technologues politiques sont célèbres, dans des pays et des circuits de l’univers autocratique. En Russie, se distingue Gleb Pavlosvsky, ancien dissident soviétique et conseiller – depuis sa Fondation pour des politiques efficaces – auprès de Boris Eltsine et Vladimir Putin. Au Venezuela, nous avons le sociologue Oscar Schemel, propriétaire de l’institut de sondage Hinterlaces et membre de l’Assemblée constituante du régime de Nicolás Maduro. En Chine, nous avons Eric Li, entrepreneur, animateur de talk-show numérique et fondateur du conglomérat médiatique Guancha. La liste est longue.
La technologie politique fonctionne grâce à un écosystème d’ONG gouvernemental, de médias autorisés et d’intellectuels réformistes, tous fidèles au système. Grâce à leurs moyens de communication et à leurs ressources intellectuelles, les technologues politiques viennent au secours de la gouvernance lorsque la violence excessive n’est pas appropriée. Sous le couvert de l’État autoritaire, l’idéologie officielle et la technologie politique établissent une division du travail. L’idéologie est orientée vers la masse de la population, qui est captive des médias et de l’information traditionnels. La technologie politique séduit les segments connectés des élites natives et les publics étrangers.
Les conditions politiques actuelles à Cuba ne sont pas très favorables au débat civique. Dans l’ordre post-totalitaire actuel, l’état des libertés d’information, d’expression, d’organisation et de manifestation place le pays dans une position déficiente au sein de l’hémisphère occidental. Lorsque toute forme d’organisation spontanée – même celles qui ne sont pas partisanes, telles que l’environnementalisme communautaire et la protection des animaux – devient l’objet d’un contrôle, d’une cooptation et d’un veto de l’État, il est difficile de tenir un débat politique. Les citoyens désireux de participer activement et de manière autonome à la politique nationale souffrent d’énormes restrictions.
Ainsi, la simple existence des technologues politiques est liée à une situation exceptionnelle autorisée par l’État. Une condition qui ne se traduit pas par de nouveaux droits pour le reste des concitoyens. Puisque le modèle officiel condamne tout espace intellectuel autonome à l’isolement ou à la mort, l’alternative de l’agora Potemkin (3) est apparu. Des espaces où les débats sont contrôlés en fonction de la diversité de leurs participants, de l’étendue de leurs publics, du pluralisme et de la politisation de leurs thèmes. Les technologues politiques opèrent à partir de cette réalité, offrant une illusion d’ouverture contrôlée par un État censeur.
Les textes et les interventions encadrés par les forums de technologie politique – comme le magazine Temas et son espace Último Jueves – accueillent des thèmes nobles. Ils plaident pour un socialisme prospère et un meilleur pouvoir populaire. Les références normatives à la participation, à la décentralisation et au débat abondent. Mais ces idéaux ne sont pas mis en contraste avec l’état réel des structures, des acteurs et des processus concrets du régime politique cubain. Lorsque ses dirigeants proposent rhétoriquement l’idée d’un hypothétique système multipartiste, elle se limite à des variantes du modèle actuel. Dans tous les cas, il s’agit d’avis « sans temps et sans sujet ».
Les technologues politiques cubains ont rempli – selon les contextes et les sujets – des positions de promotion de la délibération et de l’administration de la politique. Dans les années 1990, ils ont contribué, avec les publications et les projets de l’Église catholique, à positionner des questions telles que la société civile. Ils ont alternativement joué les rôles de promoteur du débat civique et de gardien de la catharsis contrôlée.
Mais toute analyse doit être dynamique, car l’impact social des intellectuels dépend du contexte et du moment où ils se sont insérés. Bien que le régime cubain n’ait pas évolué sur l’essentiel depuis la fin de la guerre froide, la nation a changé. Après la réforme migratoire et l’expansion d’Internet – et face à la prolifération des plateformes, des publics et des problèmes – le rôle promotionnel des technologues politiques cubains devient extensible. Tout au moins leurs parrainages les place en position de quasi-monopole.
Contrairement aux années 1990, la production, la diffusion et la consommation d’informations et d’idées sont aujourd’hui plus répandues dans le pays. La sphère publique de ce qui est cubain a acquis un caractère transnational. Les nœuds se multiplient et les interactions se succèdent, à partir d’identités et de positions diverses. En ce sens, les technologues politiques peuvent continuer à être attractifs face au monologue obsolète et ennuyeux de Granma, le journal du Parti communiste cubain. Mais ils ne constituent plus la seule voie et la seule frontière possible pour la formation et le débat civiques dans le Cuba d’aujourd’hui. Ils sont un acteur de plus, dûment autorisé, sur la scène nationale.
À partir de cette situation, le lien persistant entre l’État autoritaire et les technologues politiques nous permet de poser plusieurs questions. La façon dont les technologues politiques opèrent exclusivement – et de façon excluante – avec les règles du jeu officiel contribue-t-elle à la socialisation politique d’une citoyenneté active ? Ne reproduit-elle pas – et ne renforce-t-elle pas – la légitimation du régime autoritaire qui la contraint ? Dans quelle mesure l’autorisation exceptionnelle d’un débat public ciblé maintient-elle le protagonisme des technologues politiques ? Cette exceptionnalité n’a-t-elle aucun rapport avec l’interdiction générale d’expériences similaires ? Le siège du gouvernement contre le Centre d’études sur la coexistence et la fermeture forcée du blog Cuba Posible (4), entre autres exemples récents, n’ont pas suscité d’expressions de solidarité entre leurs collègues/concurrents dans le domaine des technologies politiques. N’y a-t-il pas une rétroaction entre les attitudes de permissivité et de censure dispensées par le sommet du pouvoir ?
Les technologues politiques cubains ont vécu des heures dorées dans le cadre de la normalisation avec les États-Unis, entre 2014 et 2016. La presse étrangère les recherchait, ils avaient un certain écho – ou du moins c’est ce qu’il semblait – dans des segments de la bureaucratie locale. Leurs débats ont encouragé les réformes naissantes et ont reflété des critères importants et des divergences, pas trop radicales, au sein de la population. Mais à l’heure actuelle, ses analyses semblent très éloignées de la réalité. Ils répètent les mêmes thèses qu’il y a trente ans, des thèses conçues pour un pays différent. Leurs propositions ne souffrent pas seulement du retournement de la normalisation, opéré par l’administration Trump. C’est le gouvernement lui-même, celui que la technologie politique maquille, qui rend la rhétorique réformiste désuète avec son mélange d’immobilisme, de lenteur et de répression.
La perspective du verre à moitié plein ou à moitié vide découle des références – intellectuelles, politiques, éthiques – avec lesquelles nous évaluons l’impact des technologues politiques. Tout dépend de ce que nous choisissons d’examiner : ce que le gouvernement permet ou ce que la société demande. Comme l’a dit Claude Lefort, il n’y a pas de véritable représentation populaire, même dans le cadre du multipartisme – inexistant à Cuba – « si le jeu politique est circonscrit à une élite et échappe à l’intelligence et à la capacité d’intervention de ceux qui attendent que leur destin change ». L’intelligence et l’intervention populaires, aujourd’hui encore, sont séquestrées par la puissance dominante. Sans aucune réponse alternative de la part des technologues politiques.
Armando Chaguaceda Noriega
Traduction : Daniel Pinós
Armando Chaguaceda Noriega est un politologue et un historien cubain ; il est spécialisé dans l’étude de la société civile et du régime politique à Cuba et dans plusieurs de ses alliés de l’ALBA. Armando Chaguaceda a fait partie, dans son pays natal et en Amérique latine, de plusieurs organisations et réseaux militants, autour d’une perspective progressiste, mais antiautoritaire, comme par exemple l’Observatoire critique de La Havane. Il est membre d’Amnesty International et professeur à l’université de Guanajuato (Mexique).
Notes :
1. Le concept de Sharp Power est récent et délicat à traduire. Il fait partie d’un débat lancé en 2017 par un article publié dans la revue Foreign Affairs où les auteurs cherchent à redéfinir les outils conceptuels utilisés pour décrire les stratégies d’influence de puissances autoritaires (Chine et Russie) sur les démocraties, surtout sur celles, parfois fragiles, d’Europe centrale ou d’Amérique latine. Ce faisant, les auteurs formalisent l’idée qu’entre le soft power et le hard power, il existe une stratégie d’influence consciente et délibérée pour discréditer la démocratie libérale et délégitimer son pouvoir de séduction. Ses armes « aiguisées » sont de percer, pénétrer ou perforer les environnements informationnels des pays cible en tirant avantage de la concurrence globale et de l’ouverture des démocraties.
2. Antonio Gramsci (1891-1937) était un philosophe, un théoricien politique et un écrivain italien. Membre fondateur du Parti communiste italien, dont il fut un temps à la tête, il fut emprisonné par le régime mussolinien de 1926 à sa mort. En tant qu’intellectuel marxiste, il a notamment développé une théorie de l’hégémonie culturelle.
3. Le terme Potemkine fait référence à la fabrication par le maréchal Grigori Potiomkine d’une série de villages idylliques que la tsarine Catherine de Russie devait voir sur son chemin vers la Crimée nouvellement conquise. Loin de ces villages fantômes, la vie des serfs russes continuait dans un contexte misérable de manque général de richesses et de droits dans le cadre de l’autocratie dominante.
4. Cuba Possible était le blog d’intellectuels indépendants le plus important de Cuba. Il a annoncé sa fermeture en mai 2019 en dénonçant des pressions qui ont miné son réseau de collaborateurs et lui a coupé tout accès des financements.