Très bon article de Libé sur les réformes aujourd’hui
CUBA,
LES 178 TRAVAUX DE RAÙL
REPORTAGE
Dans l’île en banqueroute, le président, Raúl Castro, a libéré 178 métiers interdits. Une révolution ? Les Cubains en doutent, entre crainte d’une faillite générale et espoir d’un réel changement.
Par ERIC LANDAL
En janvier 1958, un an avant la révolution castriste, la première collection d’Yves Saint Laurent présente au public 178 robes. Depuis le 7 octobre 2010, c’est le nombre d’activités que les Cubains, selon l’annexe 1 de la résolution numéro 32, peuvent désormais exercer en (presque) toute liberté. Il leur suffit de prendre une licence et de payer des impôts. Ces activités sont censées compenser, en partie, le plan de licenciements d’Etat mis en place à partir de ce mois-ci : 500 000 employés virés cette année, 1 500 000 à terme. En septembre, c’est Fidel Castro qui l’a dit : «Le socialisme, ça ne marche même plus pour nous.» Il parlait à un journaliste américain, comme jadis dans la Sierra Maestra : il semble avoir besoin d’eux pour annoncer l’avenir de l’île. Son frère Raúl, dès le mois d’août, le théorisait dans un jargon peu imitable : il faut «supprimer les préoccupations paternalistes qui atténuent la nécessité de travailler pour vivre et, par conséquent, réduire les frais non productifs qui entraînent le salaire égalitaire, indépendamment du nombre d’années d’emploi, et d’une garantie salariale pour de longues périodes à des gens qui ne travaillent pas.»
La machine à épuiser le citoyen
Dans une île de 11 millions d’habitants, en banqueroute et à double monnaie où, depuis cinquante ans, selon le vieux précepte soviétique, «les gens font semblant de travailler et l’Etat, semblant de les payer», ce devrait être un bien et ce pourrait être une révolution. C’est en tout cas présenté comme tel, avec l’emphase habituelle, par les autorités – et relayé par les journaux officiels Granma, Juventud Rebelde, Trabajadores, rappelons qu’il n’en est pas d’autres (1) : reportages et éditoriaux dénoncent le gaspillage, l’oisiveté, l’indolence, le manque de «rationalité», bien réels. Ils vantent les vaillants travailleurs qui retournent aux champs pour défricher le marabú, cette plante vivace et épineuse qui a envahi les terres laissées en jachère par la bureaucratie agricole. Les courriers des lecteurs dénoncent chaque jour des maux bien connus : obstacles administratifs, indifférence envers les clients, négligence et vol généralisés. Mais le «projet de linéaments de la politique économique et sociale» du 1er novembre, que l’on trouve en kiosque de même que la Constitution cubaine, pour 2 pesos – comme si la seconde devait rappeler les fondements d’un pays au moment où l’on s’apprête à le bouleverser -, rappelle le cadre socialiste de cette rigueur annoncée : «La politique économique, dans sa nouvelle étape, s’effectuera conformément au principe selon lequel seul le socialisme est capable de vaincre les difficultés et de préserver les conquêtes de la révolution, et, dans l’actualisation du modèle économique, la planification l’emportera sur le marché.» Figure de style ou cadre imposé ? Tout change parce que tout doit changer, ou tout change pour que rien ne change ? C’est dans ce mystère, entre crainte lourde et espérance vague, que naviguent la plupart des Cubains.
Quiconque est entré dans un service d’Etat pour y demander un papier, une autorisation ou un timbre, s’est toujours demandé à quoi servaient la plupart des statues indolentes qu’il devait affronter, sinon à multiplier les heures d’attente et le poids de sa condition. Plantons surveillant le cérémonial de règlements absurdes, réceptionnistes se faisant les ongles d’un air las et sensuel, assistantes-réceptionnistes les fesses sur un vieux bureau vide, libraires remplissant avec une lenteur infernale de multiples et minuscules coupons, guichetiers de banque disponibles pour tout sauf pour l’opération qu’on est venu effectuer : la machine à épuiser le citoyen produit toutes sortes de personnages au flegme mesquin et tatillon que de nombreux Cubains souhaitent éliminer, même quand ils en font partie.
Roberto, ex-ingénieur ayant longtemps travaillé dans l’enclave touristique de Cayo Coco avant de rejoindre la restauration aux Baléares, se souvient toujours avec colère des gardes de l’atoll : «Il y en avait un tous les 100 mètres. Ils avaient leur talkie-walkie, leur uniforme, leur déjeuner, leur pouvoir : dès que l’un de ces illettrés voyait un Cubain passer, ils le contrôlaient lentement, comme un criminel. Ils ne servaient qu’à nous humilier, nous ralentir.» Problème : ce petit peuple de flics, de plantons et de bureaucrates est celui qui soutient le régime castriste, auquel il doit tant. Comment s’en séparer ?
«Idoines» et «disponibles»
Depuis novembre, des ballons d’essai sont lancés dans les entreprises d’Etat. Des commissions triangulaires (syndicat, municipalité, parti) ont été mises en place pour «rationaliser» chaque secteur. On supprime peu à peu un symbole essentiel à Cuba : le repas de midi à la cantine. Autre symbole sur quoi plane la menace : le livret de rationnement, la fameuse libreta, accessible à chacun et déjà réduit à portion congrue.
Le vocabulaire est en place. Les travailleurs aptes sont appelés idoines. Le grand mot est idoneidad (aptitude). Ceux qu’on voudrait virer sont baptisés disponibles : disponibles pour le travail aux champs, dans la construction, ou les 178 activités privées. Comme dans la mafia ou dans les entreprises les plus capitalistes, on devrait commencer par leur faire une proposition qu’ils ne pourront refuser. Mais, comme le signale un Cubain qui a œuvré pour le contre-espionnage avant d’être taxi, «je suis curieux de voir comment ils vont pouvoir transplanter dans un champ de tomates ou d’ananas un type en uniforme qui somnole et sert de colonne depuis vingt ans». Chacun sait qu’une majorité d’employés travaille peu ou quasiment pas pour l’entreprise qui l’emploie. Mais quels critères utiliser pour désigner qui est idoine et qui ne l’est pas ? «Les dirigeants se sont trompés sur tout depuis cinquante ans, résume un vieux maçon presque aveugle, pourquoi devrait-on soudain leur faire confiance ?»
Nairobis, une mère de famille d’une cinquantaine d’années, récupère l’argent des taxis dans un garage de La Havane. En novembre, elle et deux collègues apprennent qu’ils deviennent disponibles, pour cause de basse saison touristique. Les taxis payés en CUC (pesos convertibles, prononcer cook ; 1 CUC vaut un peu moins d’un euro, soit 25 pesos cubains – ou CUP) sont avant tout destinés aux étrangers. Aussitôt, ils écrivent à la direction : «Non seulement ils nous virent sans raison, mais les motifs qu’ils inventent sont stupides. Tout le monde sait qu’en novembre, c’est la haute saison touristique.» On les reçoit. Une assemblée générale a lieu. Taxis, collectrices, assistantes, tout le monde proteste. Les trois disponibles sont réintégrés.
L’affaire a eu lieu dans le cadre d’une réorganisation complète des centres de taxis de La Havane. Cette réorganisation reste opaque à la plupart des chauffeurs qui en parlent. Ils croient subir, une fois de plus, les lubies sans discussion d’un groupe de bureaucrates. L’un d’eux compare l’opération aux champs de goyaves qu’on fit sauter à la grenade, dans les années 60, pour y planter du café qui jamais ne poussa : «On aurait mieux fait d’écouter les paysans, ils connaissaient leur terre.»
Le secteur de la santé a été le premier à faire l’objet d’un audit. Le second est celui de l’éducation. Dans une ville de l’est de l’île, Armando a sous ses ordres 5 000 employés scolaires. Il est chargé d’en éliminer 700 dans les trois ans qui viennent, dont 145 cette année. Il est au Parti. Sa liste est déjà faite. Pour 2011, il s’est arrangé pour déplacer les uns, mettre à la retraite les autres, de façon à limiter les mises en «disponibilité». Ceux qui partiront auront deux mois de salaires (environ 500 pesos non convertibles, soit 20 CUC, soit 15 euros). Limiter la casse revient à repousser le problème, mais il s’en fout : petit-fils de Galicien, il attend son passeport espagnol, auquel la loi hispanique dite des «grands-pères» lui donne droit. Alors, il dira adieu à tout ça, sans même savoir ce qu’il fera : comme des milliers de Cubains, il prend cette nationalité «au cas où». Nul ne sait, parmi ses collègues, qu’il a effectué les démarches pour l’obtenir : le jour où il l’aura, il devra quitter son poste et le Parti.
D’accordeur à réparateur de vélo
Dans sa vie, Armando a tout fait : professeur, apparatchik émotif, vendeur de conserves au noir. C’est un enthousiaste aux yeux clairs, divorcé, qui a connu des périodes difficiles. Sa dépression rejoignait celle du pays, de sa famille, du système, dans une purée indémêlable. Selon lui, «dans les réunions, le plus dur est de convaincre les cadres qu’il y a des gens de trop et qu’il faut les rendre “disponibles”. Cela fait cinquante ans que la plupart des gens ne travaillent pas, ils y sont habitués : c’était le contrat. Par exemple, il y avait ce principe que là où vivait un enfant, même en pleine montagne, il devait y avoir une école. Nous sommes un pays du tiers-monde, nous ne pouvons plus nous payer ce luxe révolutionnaire. Les écoles de moins de cinq enfants sont donc supprimées. Les parents ont mal réagi. L’idée que leurs enfants doivent effectuer 5 ou 6 kilomètres à pied les exaspère. Ils ne gagnent presque rien, mais ils avaient ce droit. Ils ne l’ont plus.»
La ville d’Armando est charmante et impressionnante : à toute heure, les rues sont pleines de gens de tous âges qui ne font rien. On n’y trouve pas un seul rasoir jetable, mais, dans les magasins d’Etat, il y a du fil de fer, des vases hideux fabriqués en Chine, des vieux seaux rouges, le tout en soldes : la nouvelle politique, pour relancer le marché, est de vendre à moindre prix dans ces magasins où l’on continue à ne trouver presque rien. Il y a aussi, ces jours-ci, une queue permanente d’une centaine de personnes devant un bâtiment : l’Etat revend pour 120 CUC les télévisions qu’il utilisait dans les classes qu’il ferme. Ailleurs, elles coûtent 300.
Armando a donné à sa direction les noms des «disponibles» entre le 15 novembre et le 15 décembre. Chaque mois, il réunit ses 90 cadres. «Si j’ai limité les dégâts, dit-il, c’est parce que j’ai senti que quelque chose allait se passer. Il n’y avait plus d’argent et il y avait trop de monde. Chacun bricole au bord du gouffre. Ça ne pouvait plus durer.» Souvent, il n’a pas de quoi acheminer la nourriture vers les cantines des travailleurs : manque de pétrole, véhicules en panne. Il doit improviser, trouver des charrettes, conduire lui-même certains chargements. Et le repas est un exploit : «Quand il y a le riz, il manque l’huile. Quand il y a l’huile, il manque la viande, etc. Je me démerde. Mais tout cela va finir : on supprime peu à peu les repas, en échange de 200 pesos par mois, et ce n’est que le début.»
Que vont devenir ceux qu’on met dehors ? Vont-ils accepter de travailler à la campagne, sur les chantiers de construction, ailleurs ? Vont-ils ouvrir un petit commerce ? Dans quelles conditions ? Chacun se pose la question, tout le monde en parle. Les 178 petits boulots de substitution qu’on propose aux Cubains sont intitulés : «Activités autorisées pour l’exercice du travail à compte propre». Les uns étaient déjà admis et imposés (ils le seront davantage) ; les autres se pratiquaient au noir. Les termes employés pour les désigner n’ont pas la sobriété des robes de Saint Laurent, mais ils ont parfois leur fantaisie – ou leurs réminiscences de folle parade. Un vieux poème cubain dit : «Ne va jamais au carnaval/ Sans avoir mis ton masque.» Cet invraisemblable entassement de métiers indispensables et minuscules ressemble à ça, un petit carnaval sauvage, celui des rues, qui se répandit voilà vingt ans, pendant la crise de la Période spéciale, et que l’Etat rattrape et légalise en masse, comme un fond de tiroir, parce qu’il n’a plus le choix.
Quatre-vingt mille Cubains auraient déjà demandé une licence. Il y a des queues, sur les trottoirs de La Havane, devant les bureaux de quartier qui les délivrent. Ceux qui sont là effectuent avant tout des activités visibles, qui ne peuvent échapper au contrôle : vendeurs des rues, de sandwichs ou de pacotille, loueurs de locaux et de chambres. Beaucoup de jeunes veulent vendre des CD «quemados» (copiés) entre les colonnes de la ville, emballés dans de vagues photocopies colorées.
La Résolution numéro 32 dresse par ordre alphabétique la liste des activités. Tout commence en musique : l’activité numéro 1 est celle d’«accordeur réparateur d’instruments de musique». Tout finit à bicyclette : l’activité 178 est celle de loueur de vélos. Entre les deux, du puisatier au coiffeur, du bêcheur à la repasseuse, du fabricant de ceinturon au polisseur de métal, du réparateur au bûcheron en passant par le maçon et le marchand de vin, c’est l’histoire mi-citadine mi-paysanne du petit peuple cubain qui défile, spectacle compris : on trouve, du numéro 149 au numéro 164, les «figures folkloriques», cartomancienne, vendeur de fleurs artificielles, éplucheur de fruits naturels, dandy, «groupe musical les Mambis» ou «couple de danse Benny Moré».
L’activité 49, «tapisseur de boutons», amuse beaucoup : il s’agit du travail, devenu presque inexistant, consistant à recouvrir de tissu les boutons. Les lieux où l’on trouve encore des boutons tapissés sont les foires artisanales : leur assemblage forme des couvertures, des dessus-de-lit. L’activité 125, «réparateur et remplisseur de briquets», remplit depuis longtemps les rues. Un bon briquet est aussi rare qu’un bon rasoir. Ce n’est pas sans scrupule qu’on emprunte à des amis l’unique exemplaire familial du second, qu’il faut utiliser avec une délicatesse sadienne : il arrache mieux la peau qu’il ne coupe les poils. A combien de discussions assiste-t-on, dans la pénombre, entre hommes qui tentent d’allumer leur cigarette avec un briquet exténué ? Le bruit impuissant du pouce sur la pierre rythme les phrases. Dans la cuisine, généralement, les brûleurs fonctionnent.
- Pourquoi les Cubains laissent-ils le gaz ouvert ?
- Parce qu’il ne coûte presque rien et parce qu’ils n’ont rien pour le rallumer.
Raréfaction des chambres à air
L’activité 106, «collecteur-vendeur de matières premières», masque une pratique bien connue des rues de La Havane : faire les poubelles ou ramasser des boîtes de bière ou de soda, qu’on écrase, pour les revendre sous forme d’aluminium. C’est ainsi qu’on a vu, début janvier, dans le quartier populaire de Jesus Maria, un vieillard en guenilles interpellé par des policiers alors qu’il fouillait dans une poubelle collective. Ce vieux «buzo», scaphandrier, ainsi les appelle-t-on, n’avait pas pris sa licence : 150 pesos d’amende. Un retraité reçoit de l’Etat, en moyenne, 200 pesos par mois. Rappelons que la plupart des biens sont vendus (ou ne sont disponibles au marché noir) qu’en CUC, à des prix semblables ou plus coûteux que dans les pays occidentaux. Le calcul est vite fait : tout Cubain est depuis vingt ans condamné à recevoir de l’argent de l’étranger et/ou à exercer une activité parallèle, généralement interdite. Le premier enjeu de cette loi burlesque semble être de déverrouiller le système en le légalisant.
Pour contrôler la légalisation, il faut des inspecteurs. Sur ce petit marché de La Havane, ils viennent par deux, comme les témoins de Jéhovah. Une fois par semaine, ils vérifient si tout est conforme au règlement : produits, étalage, comptabilité. Rien ne peut l’être, «donc on les paie, dit Juan, pour qu’ils nous collent une petite amende plutôt qu’une grosse. Cent pesos chacun, chaque semaine, c’est le tarif. Eux, ils doivent faire du chiffre. Nous, on doit vivre.» A la campagne, les paysans «usufruitiers» d’une terre qui appartient toujours à l’Etat, offrent souvent une bouteille de lait aux inspecteurs agricoles pour avoir la paix. C’est entre autres pourquoi l’autorisation des 178 activités inquiète de nombreux Cubains : ils appréhendent la multiplication des contrôles et des corruptions.
Cristian effectue depuis vingt ans l’activité 74 : «Opérateur de compresseur d’air, réparateur de pneus et de chambre à air.» Autrement dit, ponchero. C’est un grand homme aux yeux clairs, très vif, qui dans une autre vie dirigea une entreprise d’Etat. En décembre, il a pris sa nouvelle licence. L’activité 74 regroupe deux boulots qui, jusqu’ici, étaient séparés : celui qui donne l’air, celui qui répare. Cristian se lança au début de la Période spéciale, devinant que le ponchero va devenir fondamental. La pénurie de transport et de matériel entraîne la multiplication des bicyclettes et la raréfaction des chambres à air : «J’étais dirigeant, je savais. On disait qu’il n’y aurait bientôt plus de transport que pour les morts.» Il tombe malade, prolonge l’arrêt maladie, divorce et devient réparateur de bicyclettes. Il gagne alors 700 pesos par jour.
«L’air conditionné va les ruiner»
Les années suivantes, les poncheros se multiplient, «mais, dans mon quartier, la plupart ont fermé peu à peu : le commerce est un art, c’est pourquoi je ne crois pas que les nouvelles activités légales soient l’eldorado». Cristian se lève à 4 heures, va courir, ouvre son garage à 5 heures pour les premiers clients. Son ouvrier arrive à 6 h 30. L’air coûte 10 pesos, la réparation d’une fuite de vélo, 5 pesos ; de voiture, 20. Cristian vend aussi des chambres à air, au noir. Elles sont apportées par un ancien ponchero d’Etat. L’installation électrique, tchèque, a été fournie par un ancien client, qu’il avait commencé par dépanner à l’œil. C’était un important responsable local : il l’aida. Il vit désormais aux Etats-Unis où il est en affaires avec un Guatémaltèque.
Cristian a mis du temps à trouver la loi d’octobre : «Ils ont dit qu’ils allaient distribuer 100 000 licences, mais, à Santiago, on n’en a vu passer que quelques centaines.» Il lui restait six mois pour enregistrer sa nouvelle licence. Il l’a fait fin décembre. Il a étudié le texte avec soin, stylo en main et lunettes sur le nez. Verdict : «D’abord, les impôts vont augmenter. Pour moi, ils passent de 70 à 100 pesos cubains par mois. Certes, les commerces qui rapportent moins de 5 000 pesos (200 CUC) mensuels ne paient rien, mais qui peut vivre en gagnant ça ? Ceux qui vont avoir le plus grand mal sont ceux qui louent des chambres aux touristes et ceux qui vendent des repas. L’impôt des premiers passe de 150 à 200 CUC par mois, quel que soit le taux de remplissage. Et comme l’électricité vient d’augmenter terriblement, l’air conditionné va les ruiner. Les seconds, où vont-ils trouver de quoi faire leurs sandwichs ? L’Etat dit qu’il va mettre les choses à disposition et à moindre prix : mais le pourra-t-il, le voudra-t-il vraiment ? Enfin, les Cubains vivent depuis si longtemps de circuits parallèles et du vol qu’ils ne savent plus s’administrer. Je pense qu’on va continuer dans le même mensonge et, pour ce qui me concerne, dans ce pays, je suis préparé à tout.» Nul n’est jamais certain d’échapper aux mâchoires de la bureaucratie cubaine.
Nul ne peut davantage échapper au circuit du vol : du haut en bas de la société, du port au magasin, chacun en vit. Chacun se demande donc comment justifier, s’il a par exemple une licence d’«élaborateur vendeur d’aliments et de boissons non alcoolisées à domicile» (activité 36), l’achat de jambon, de fromage, de légumes volés. Au prix officiel, tout est trop cher : «Les gens vont être condamnés à la double comptabilité ou à la fermeture» dit Cristian avec un léger sourire joyeux et accablé.
Pour comprendre le vol, c’est toujours un plaisir de causer avec Pancho. Ses 45 ans ont vieilli de dix ans par une habitude prolongée de l’alcool, qu’il a dû interrompre sous peine de mourir. Il dirige la maintenance dans une importante entreprise d’Etat et reste – ou paraît rester – un communiste convaincu. Sa stricte orthodoxie ne l’empêche pas de voler, ou plutôt d’organiser le vol : outils, peinture, matériel, tout y passe et alimente son quartier du Vedado. Son salaire mensuel, l’équivalent de 15 euros, ne lui permet pas d’entretenir sa famille. Mais, étant né après la Révolution et n’étant jamais sorti du pays, sa relative ignorance du monde lui permet de croire ce qu’il faut pour vivre correctement dans le système.
Osaka, un garçon d’une trentaine d’années qui parle couramment anglais, n’est pas plus optimiste que Cristian, mais il a renoncé à la double morale de Pancho. Il a été professeur de russe, militaire. Sur le marché où il travaille, ils sont six. Un soir, en novembre, les employés des marchés du quartier ont été réunis : «Il pleuvait sec. On pensait qu’on allait parler. Mais ils se sont contentés de nous lire les réflexions de Raúl Castro sur la question.» Ces réflexions datent du 1er août, on pouvait de nouveau les lire en première page de Granma le 29 octobre. Contentons-nous de rappeler la conclusion : «Il faut en finir pour toujours avec l’idée que Cuba est le seul pays au monde où l’on peut vivre sans travailler.»
(1) Les noms, les lieux et certaines situations ont été modifiés.