L’histoire d’une chanson censurée : “Habáname”, “Havane-moi” de Carlos Varela
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Dans l’histoire de ces 60 dernières années, la censure a toujours été présente à Cuba. Au milieu des fêtes du 500e anniversaire de La Havane, personne ne s’attendait à ce que la chanson “Habáname” de Carlos Varela soit censurée.
Certains des vers de la chanson ne semblaient pas correspondre à un article du journal officiel Granma oú il est affirmé : « Les meilleurs moments à La Havane ont été ceux des 60 dernières années ».
La poésie de Carlos Varela a démantelé ces propos. Pourtant, les organisateurs d’un gala du samedi 16 novembre dernier ont préféré, à leur manière, suivre le scénario imposé par les officiels. L’actrice Blanca Rosa Blanco et le saxophoniste Michel Herrera ont interprété, sans que ce soit leur faute, l’une des chansons les plus fredonnées de l’auteur-compositeur-interprète.
Dans des déclarations au site numérique Cibercuba, Varela lui-même a reconnu : « Je ne sais pas quelle main se cache derrière cela. Ils n’ont pas compté sur moi. Je ne comprends pas pourquoi quelqu’un se sent autorisé à n’utiliser qu’un fragment de ma chanson et à omettre seulement les vers qui lui donnent un sentiment de douleur ».
Dans quelle mesure l’actrice Blanca Rosa Blanco et le saxophoniste Michel Herrera, les protagonistes de cette partie du gala dans laquelle des strophes de “Habáname” étaient déclamées, étaient conscients de la censure… eux seuls peuvent clarifier ce point. Ces fragments de la chanson de Carlos Varela n’ont jamais été entendus :
Si une seule chanson suffisait
pour vous rendre tout
ce que le temps vous a pris.
Et les années passent
et nous regardons la douleur,
comment elle s’effondre
chaque mur d’illusion.
Sur ses réseaux sociaux et depuis La Havane, son collègue chanteur Michel Hernández a dénoncé : “Quand certains ont pensé que le mur de la censure dans les chansons de la trova cubaine avait été réduit à un tas de décombres, il s’est relevé dans toute sa splendeur.
Mais les versets de “Habáname” ne sont pas effacés par décret. Pauvres censeurs, sans âme : chaque parole les hantera même dans leurs rêves. Il est difficile de leur pardonner à La Havane. Même pas avec 500 ans de plus.
“Habáname”, de Carlos Varela. Sans aucune censure
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De la vieille capitale
Depuis l’Antiquité
De la Havane coloniale
Mon père a quitté sa terre
Et quand le Morro est arrivé
La Havane lui a ouvert ses jambes
Et c’est pour cela que je suis né
La Havane, La Havane
Si une seule chanson suffisait
Pour vous rendre tout
Le temps qu’il vous a fallu
La Havane, ma Havane
Si vous connaissiez la douleur
Ce que je ressens quand je chante pour vous
Et vous ne comprenez pas ce qu’est l’amour
A l’écoute de Matamoros
D’un lieu lointain
La Havane recèle un trésor
Qu’il est difficile d’oublier
Et les années passent
Et nous regardons dans la douleur
Comment ça s’écroule
Tous les murs de l’illusion
La Havane, La Havane
Si une seule chanson suffisait
Pour vous rendre tout
Le temps qu’il vous a fallu
La Havane, ma Havane
Si vous connaissiez la douleur
Ce que je ressens quand je chante pour vous
Et vous ne comprenez pas que ces pleurs
C’est pour l’amour.
Écoutez “Habáname” : https://www.youtube.com/watch?v=2yTH907vaBc
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Qui est Carlos Varela ?
Carlos Varela est considéré comme la grande voix de sa génération, tout comme Bob Dylan à l’époque. C’est pourquoi Varela est souvent surnommé dans la presse de langue anglaise le Bob Dylan cubain. Cependant, si Bob Dylan et Carlos Varela sont tous les deux des chanteurs-compositeurs dont chaque expression musicale a valeur de gospel pour leurs fans invétérés, la comparaison s’arrête là. Dylan a fini par prendre ses distances avec la folk américaine tandis que Varela a toujours été un fervent défenseur de la Nueva Trova, le courant folk local. Dylan est devenu célèbre pour son style dandy alors que Varela s’habillait comme un gnome, ce qui fait d’ailleurs l’objet d’une de ses chansons (« Soy un gnomo »). Plus Dylan connaissait un succès croissant à la radio, plus il cherchait à fuir le public. A l’inverse, alors que la musique de Varela se faisait rare sur les ondes, le chanteur cherchait à tout prix à ne pas disparaître de la scène musicale. La liste de divergences est longue.
Lorsqu’il commença à faire de la musique, Carlos Varela était complètement inconnu. Il grandit à Vedado, un quartier de La Havane, où il se plaisait à jouer des percussions et à chanter avec ses amis du quartier à chaque fois que les rues sombraient dans l’obscurité pour cause de panne d’électricité. Au lycée, il jouait dans des groupes de rock inspirés par des sons illégaux en provenance de contrées lointaines (Beatles, Peter Frampton, etc.) qu’il réussissait à capter grâce à une antenne fabriquée de ses propres mains. Un soir de l’année 1977, son oncle l’emmena voir un concert de Silvio Rodríguez et Pablo Milanés. Ces deux grands piliers des débuts de la Nueva Trova ont permis à Carlos Varela d’arriver à la conclusion que la musique pouvait être bien plus qu’un simple divertissement. « Un grand nombre de leurs chansons m’ont profondément touché » raconte Varela. « Même si j’étais très jeune et ne pouvais pas comprendre la subtilité de leurs paroles, leurs chansons me transperçaient ! ».
A l’âge de 15 ans, Carlos Varela avait appris à jouer de la guitare de façon autodidacte et commençait à écrire ses premières chansons. Il organisait ses premiers concerts dans de petites salles de La Havane tout en fréquentant l’université pour satisfaire ses parents. Il obtint un diplôme d’acteur à l’académie cubaine des Beaux Arts (Instituto Superior de Arte – ISA), ce qui représenta une brève parenthèse. Il monta un groupe avec des amis des Beaux Arts et ne tarda pas à faire partie des stars de la nouvelle vague de la Nueva Trova (que certains appelaient même la Novísima Trova pour souligner la nouveauté d’un mouvement qui se voulait déjà novateur) qui s’imposa dans les années 80. La Nueva Trova a souvent été qualifiée de musique politique. La première vague des années 70 (Rodríguez, Milanés, Noel Nicola, etc.) abordait généralement des thèmes tels que le colonialisme, le racisme, le sexisme et d’autres formes d’injustice, dans le respect des dogmes de la révolution cubaine.
Avec la vague de compositeurs des années 80 et 90 (Varela, Geraldo Alfonso, Frank Delgado, Santiago Feliú, Pedro Luis Ferrer, pour ne citer que quelques noms), une nouvelle tendance se dessina. La critique sociale devint plus fine et pouvait même porter sur la politique du gouvernement cubain, tout en restant suffisamment ambigüe pour éviter les accusations d’incitation à la contre-révolution. Varela insiste sur le fait que pour lui et les autres compositeurs de l’époque, le style avait cependant la priorité sur l’engagement politique. « Nous faisions une poésie qui était étroitement liée au contexte de Cuba des années 80, 90 et 2000, une poésie davantage urbaine et critique de la réalité dans laquelle nous vivions. Nos influences musicales étaient la pop, le rock et bien sûr la musique cubaine traditionnelle ».
Alors que Varela devenait de plus en plus apprécié du public cubain dans les années 80, ses chansons étaient souvent considérées trop polémiques pour être diffusées à la radio cubaine et personne à Cuba ne voulait lui donner de contrat. Il eut la chance de rencontrer Silvio Rodríguez qui le prit alors sous son aile et lui proposa de l’accompagner lors d’une tournée en Espagne en 1986. Trois ans plus tard, le premier CD de Varela, Jalisco Park, fut enregistré aux Iles Canaries et vendu sous un petit label espagnol.
« Guillermo Tell », le 3ème titre du premier album, est devenu la chanson de Varela la plus appréciée du public. Il raconte ce que signifie de grandir à Cuba, les attentes non satisfaites et les frustrations d’une génération. « Guillermo Tell » révéla également les talents poétiques de Varela. Cette chanson réinterprète l’histoire de Guillaume Tell depuis la perspective du fils qui ne veut plus faire face aux flèches de son père et qui voudrait pour une fois placer la pomme sur la tête de son père. Le public de Varela n’eut aucun mal à déchiffrer ce message de la nouvelle génération adressé aux leaders cubains.
Au cours des années 80 et 90, Varela dut se débattre avec la censure. Alors que d’autres artistes se seraient autocensurés ou auraient cherché refuge sur d’autres rivages, Varela n’a eu cesse de s’inspirer de sa terra natale et n’a jamais cherché à s’exiler. Avec 8 albums de chansons, sa production est plutôt prolifique, ce qui lui permit au cours des années 2000 de devenir un icône de la culture cubaine.
« A Cuba, les musiciens et les artistes ne roulent pas en limousine. Cela n’existe pas ! », explique Varela avec un léger sourire. « Ici, il existe une certaine proximité entre les chanteurs et le public et les gens ne se gênent pas pour vous aborder et vous dire que votre dernière chanson ou votre dernière intervention n’a pas été appréciée. Cela vous permet de ne pas prendre la grosse tête, d’évoluer, de vous améliorer et de participer à une expérience collective. Votre travail vous permet de mieux connaître les gens ».
Pour comprendre l’importance de Carlos Varela pour les Cubains, regardez un enregistrement de sa dernière intervention au concert Peace Without Borders, le plus grand concert en plein air de l’histoire cubaine. Ecoutez les hurlements de ce million de personnes rassemblées sur la Place de la Havane quand Varela demande « ¿Dónde está mi gente de La Habana? ». Lorsqu’il dédicace ses chansons à « mon peuple cubain pour qui je chante depuis plus de 20 ans », la foule se déchaîne.
Une des idoles non cubaines de Varela est Jackson Browne, un chanteur-compositeur californien qu’on pourrait parfaitement qualifier de « Carlos Varela américain ». Ils se sont rencontrés à La Havane à la fin des années 90 et partirent ensemble en tournée en Europe en 2004 et aux Etats-Unis en 2010. Carlos Varela « exprime dans ses chansons les sentiments des Cubains », expliquait Browne à un journaliste américain. « Il appartient à une génération qui n’en peut plus d’attendre, qui veut que quelque chose se passe, du changement. C’est la voix de la jeunesse cubaine ».