Livre : “Cuba, une révolution” de Vincent Bloch
Cuba, une révolution est la publication d’une partie de la thèse soutenue en 2012 par Vincent Bloch, chercheur de l’EHESS, que nous avions précédemment évoqué à l’occasion d’un de ses articles paru dans la revue Communisme (1). Souhaitant aller à rebours des mythologies pro ou anti construites autour de la révolution cubaine, il revient dans cette étude touffue principalement sur la mise en place du nouveau pouvoir. Pour ce faire, Vincent Bloch met à profit différentes sources d’inspiration théorique, parmi lesquelles François Furet et son analyse de la Révolution française, Hanna Harendt pour son étude phare sur Les Origines du totalitarisme, ou Claude Lefort et sa grille de lecture du phénomène communiste.
Un des grands intérêts de l’approche choisie, c’est de remonter loin en amont, afin d’appréhender la révolution de 1959 dans la longue durée, dominée par un sentiment de « frustration nationale ». Dès les origines de la Cuba coloniale, en effet, la hiérarchie sociale se révélait instable, bien plus mouvante qu’en métropole, contestée par les « marrons » (esclaves fugitifs réfugiés dans les forêts), effrayée par la peur d’un complot noir. A la fin du XVIIIe siècle, l’impulsion anglaise permet l’entrée dans la modernité tout en spécialisant l’île dans la production sucrière. Le développement de l’esclavage qui s’ensuit génère une élite créole anti-libérale et dirigiste, convaincue de son rôle civilisateur face à une masse d’esclaves barbares. Les guerres d’indépendance du XIXe siècle sont une réaction à cette situation (2), tout en confirmant le caractère fluctuant, mobile de la structuration sociale, loin de classes bien distinctes. Face à l’amendement Platt, qui officialisait un droit d’ingérence de la part des États-Unis, la situation à Cuba juxtaposa une impuissance politique à l’instabilité socio-économique déjà évoquée ; la domination des élites « blanches » reste toutefois inchangée, la tentative de contestation du Parti des indépendants de couleurs au début des années 1910 se terminant dans le sang. Dans ce contexte, les intellectuels cubains s’efforcèrent de réfléchir à des alternatives contre une République jugée insatisfaisante, en idéalisant un passé de lutte et en revendiquant une reprise de la révolution « martienne » (de José Marti), à travers le motif persistant de la « révolution trahie ». « Tous ces intellectuels et tous les mouvements inspirés des idéologies en vogue à l’époque témoignaient donc, d’une part, d’une foi scientiste en la possibilité de régler et d’orienter le fonctionnement de la société par en haut et, d’autre part, de la conviction selon laquelle le relais des « masses » était le mécanisme culturel et organique constitutif de la nation. C’est à partir des mêmes prémisses que Fidel Castro, né en 1926, entendit faire de l’action révolutionnaire la modalité permettant de refermer ce long cycle de doute sur l’existence et la viabilité de la nation cubaine. » (p. 75).
A partir de la fin des années 1920, d’ailleurs, l’État renforce son rôle et impulse une série de réformes d’importance, y compris Batista, soutenu dès la fin des années 1930 par le Parti communiste cubain (3). Il faut dire que le système politique fonctionne alors de manière intégrationniste, cooptant en son sein divers groupes se partageant le pouvoir. C’est d’ailleurs sous cet angle que Vincent Bloch lit l’action de Castro et du Mouvement du 26 juillet, également influencés par l’action, après-guerre, du populiste Eduardo Chibas. Ce n’est que par l’acquisition par défaut d’une position hégémonique qu’il aurait alors envisagé une place pleinement dirigeante, dans le même temps où Batista perdait tous ses soutiens. Selon l’auteur, la période 1959-1961 voit le passage d’un populisme dont Castro était le « bonapartiste révolutionnaire », à une « idéocratie totalitaire ». Dès 1959, Fidel Castro élabore une idéologie axée sur la centralité du peuple, acteur supposé dont le gouvernement révolutionnaire n’est que le porte-voix. C’est déjà un esprit totalitaire qui serait à l’œuvre (4), visible d’après Vincent Bloch dans les lois d’exception sur la justice (prolongeant les règles en vigueur dans la guérilla), ou dans le rôle central de l’État afin de réformer la société et de développer le pays dans une optique modernisatrice. Alors que la concurrence entre différents groupes (catholiques militants, communistes du PSP…) persiste dans la volonté de partage du pouvoir, les mobilisations à la base favorisent un cours radical de l’élite révolutionnaire, favorable aux milieux populaires, là où l’élan initial visait à une forme de collaboration inter-classiste. Des oppositions croissantes conduisent alors à l’émergence de nouveaux foyers de lutte armée, dans le même temps où le discours anticommuniste connaissait une forme d’exacerbation. Pourtant, Vincent Bloch attribue d’abord à l’idéologie de Castro le renforcement du pouvoir central, plus qu’à l’action réelle mais limitée de la CIA et aux rapports du KGB exagérant celle-ci. Ce qui est sûr, c’est que l’on assiste à un phénomène de bureaucratisation et de plébéianisation de la révolution, proche de celui mis en valeur par Marc Ferro en Russie : « « S’organiser en direction de Fidel Castro » « pour démasquer les contre-révolutionnaires » devint ainsi une nouvelle règle constituant tout à la fois une réponse idéologique, un mécanisme d’accès au pouvoir et aux prébendes, un dispositif de règlement des conflits et un processus de production de couches bureaucratiques. » (p. 247). A partir de l’échec du débarquement de Playa Giron, en avril 1961, l’identification au socialisme d’inspiration soviétique connaît une nette accélération, l’idéologie de Castro s’enrichissant d’une doctrine, et si la société tend au fil des années à se stabiliser, c’est vers l’extérieur que la lutte révolutionnaire est projetée. Un des éléments les plus intéressants relevé par Vincent Bloch tient d’ailleurs à la réactivation des divisions de la guerre d’Espagne dans ces premières années de pouvoir castriste. Les tous derniers chapitres du livre se penchent sur la hiérarchie sociale de l’île, les mécanismes de la répression (conditions d’emprisonnement ou place occupée par les exécutions fictives) et la vie quotidienne à Cuba, dont tous les éléments d’apparente transgression (marché noir, services mutuels) ne sont pour Vincent Bloch que des preuves de la continuité d’un système (totalitaire, donc).
Cuba, une révolution est une étude riche et finement élaborée, mais à laquelle on peut reprocher une certaine tendance à privilégier le prisme national, voire latino-américain, au détriment d’une vision plus large, ainsi qu’un manque d’explicitations sur les différentes organisations et personnalités citées (quelques annexes à ce sujet auraient été utiles). L’ancrage méthodologique choisi par Vincent Bloch nous prive également d’une analyse détaillée des formes de mobilisation populaire, de leur ampleur, afin de pouvoir juger de la nature d’une révolution à la base (le cas des Comités de défense de la révolution, marques d’une mobilisation réelle, aurait mérité d’être développé), et de la prégnance de formes de complots imaginaires ou en tout cas surestimés, comme lorsqu’il évoque les fantasmes autour de la prise en charge totale des enfants par l’État, une accusation récurrente portée contre le socialisme au sens large depuis plus d’un siècle (à moins que tous ces éléments ne se trouvent dans le reste de sa thèse) 5. Il va jusqu’à considérer que la révolution cubaine n’en est pas vraiment une, simplement une prise de pouvoir par une minorité activiste s’efforçant par la suite d’insuffler un dynamisme révolutionnaire à une société, qui y trouve un certain nombre de réponses à des problématiques anciennes. On a là autant d’éléments sujets à discussion, mais en l’état incontournables pour la réflexion.
Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque
Pour la revue Dissidences : https://dissidences.hypotheses.org/6931
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1. « Genèse d’un pouvoir totalitaire : le cas de Cuba », in Communisme, n° 85-86, 2006, évoqué dans une de nos Revue des revues.
2. « Aussi les guerres d’indépendance définirent-elles une forme d’intransigeance et d’idéalisme face à l’apesanteur ambiante. » (p. 57).
3. Se revendiquant du socialisme, Batista mit en place une politique d’alphabétisation et imposa une taxe sur la production sucrière, entre autres mesures sociales.
4. C’est là bien sûr une approche que l’on peut discuter, tant cette lecture du réel au prisme totalitaire est porteuse de critiques.
5. Le parallèle que Vincent Bloch trace entre castrisme et nazisme à un moment donné de son étude (p. 325) est par ailleurs extrêmement fragile, en plus d’être douteux. Il s’appuie pour ce faire sur certains écrits épistolaires de Fidel Castro au moment de la crise des missiles, dans lesquels le leader cubain affirmait son peuple prêt à mourir pour la cause du socialisme. Mais outre que cette dimension sacrificielle dépasse le seul nazisme (on peut la retrouver dans bien des courants religieux, certaines tendances dites « gauchistes », le posadisme, etc…), elle ne concerne en l’occurrence que le seul Castro, sans que l’on puisse réellement en tirer des enseignements généraux.