Sans le Noir, Cuba ne serait pas Cuba
« Pourquoi se mettre dans ces choses de Noirs ? Quelle raison ou quel goût avez-vous en cela ? Ne serait-il pas mieux de ne pas l’aborder ? »
Il y a quarante ans que, poussé par ma curiosité précoce pour les faits humains, et particulièrement pour les matières sociologiques étant alors une grande nouveauté où j’étudiais, je me suis penché, sans le préméditer ni le sentir, sur l’observation des problèmes sociaux de ma patrie. À peine revenu de mes années universitaires à l’étranger, je me suis mis à scruter la vie cubaine et immédiatement m’est venu le Noir. Il était naturel qu’il en soit ainsi. Sans le Noir, Cuba ne serait pas Cuba. Il ne pouvait pas être ignoré. Il était nécessaire d’étudier ce facteur intégrant de Cuba ; car personne ne l’avait étudié et il paraissait même que personne ne voulait l’étudier. Pour certains, cela ne valait pas la peine ; pour d’autres, c’était très enclin aux conflits et aux aversions ; pour d’autres c’était d’évoquer des fautes non confessées et punir la conscience ; de plus, l’étude du Noir était une tâche laborieuse, propice aux moqueries et ne donnant pas d’argent.
Il y avait une abondante littérature sur l’esclavage et sur son abolition et de nombreuses polémiques autour de ce thème tragique, mais imprégnée de haines, de mythes, de politiques, de calculs et de romanticismes ; il y avait aussi quelques écrits d’éloge au sujet d’Aponte,[1] de Manzano,[2] de Plácido,[3] de Maceo [4] et d’autres hommes de couleur qui avaient obtenu un grand relief national dans les lettres ou dans les luttes pour la liberté ; mais sur le Noir comme être humain, sur son esprit, son histoire, ses ancêtres, ses langages, ses arts, ses valeurs positives et leurs possibilités sociales… rien. Même parler du Noir en public était quelque chose de dangereux, on pouvait seulement le faire à la dérobée et confidentiellement, comme parler de la syphilis ou d’un honteux péché de famille. Il semblait même que le Noir, et spécialement le Mulâtre, voulaient s’oublier de lui-même et renier sa race, pour ne pas se rappeler de ses martyres et de ses frustrations, comme le fait parfois le lépreux quand il cache le malheur de ses souffrances à tous. Mais poussé par mes penchants, je me suis réaffirmé dans mon but et je me suis mis à étudier immédiatement ce qui, dans mes premiers pas dans la sombre forêt, m’a alors paru le plus caractéristique de l’élément de couleur de Cuba : le mystère des sociétés secrètes d’origine africaine qui survivent sur notre terre.
Tout le monde parlait d’un tel sujet mais, á la rigueur, personne ne connaissait la vérité. L’affaire se présentait ténébreuse, entourée de fables macabres et de terribles récits sanglants, lesquels éveillaient encore plus mon intérêt. J’ai même écrit à un ami éditeur pour lui offrir l’original d’un livre que j’allais écrire en un an ; mais quarante ans ont passé et ce livre n’est encore pas écrit.[5] J’ai commencé à faire des recherches, mais j’ai compris peu à peu, comme tous les cubains, que je m’étais mépris. Ce n’était pas seulement le très curieux phénomène d’une maçonnerie noire que je rencontrais, mais un très complexe enchevêtrement des survies religieuses de différentes cultures éloignées et avec elles les très variées lignées, langues, musiques, instruments, danses, chants, traditions, légendes, arts, jeux et philosophies folkloriques. C’est-à-dire toute l’immensité des différentes cultures africaines ayant été apportées à Cuba, méconnues par les hommes de science. Et ici, toutes se présentaient entremêlées pour avoir été transplantées d’un côté à l’autre de l’Atlantique, non pas avec des replantages systématiques mais avec une transplantation chaotique, comme si durant quatre siècles la piraterie négrière avait consumé et détruit les montagnes de l’humanité noire et avait fait apparaître, embrouillées et confuses sur les terres de Cuba, d’innombrables branches, racines, fleurs et semences extraites de toutes les forêts de l’Afrique.
Cela fait quarante ans que je me trouve dans une tâche exploratoire, de classification et d’analyse, dans cette très compliquée frondaison des cultures noires replantées à Cuba, et parfois je fais la lumière sur quelque chose, comme un faible échantillon et tentative des nombreuses choses qui peuvent être faites et reste à faire dans ce domaine de la recherche, encore quasi inexplorée.
J’ai publié mon premier livre en 1906, un bref essai de recherche élémentaire sur les survies religieuses et magiques des cultures africaines à Cuba, comme elles étaient en réalité et non comme étaient dépeintes ici.[6] C’est-à-dire comme une variation extravagante de la sorcellerie des blancs, ou de ce traitement millénaire avec les démons ou les mauvais esprits, où on présentait les horribles pratiques des sorcières d’Europe, lesquelles buvaient le sang des enfants et volaient en chevauchant des balais aux sabbats de Zagarramurdi pour se livrer aux orgies les plus répugnantes avec le bouc satanique qui engendrait des êtres monstrueux dans leurs entrailles, moitié humains et moitié démons. Ainsi l’assuraient les documents des processus de la Sainte Inquisition et les œuvres de très sages théologiens. Le père jésuite Martín del Río l’avait résumé dans son œuvre célèbre, ayant autant de sagesse dans la structure que de barbarie dans la pensée.[7] Ce fut une chance que dans la première recherche sur la sorcellerie à Cuba et sur ses mystères nous ayons pu assurer qu’il n’y avait pas de tels vols de l’aéronautique diabolique et que l’appelée sorcellerie à Cuba était surtout un complexe ensemble des religions et des magies africaines mélangées entre elles et avec les rites, les légendes hagiographes et les superstitions des catholiques et avec les survies du paganisme préchrétien qu’ils conservaient.
Dans ce livre j’ai introduit l’utilisation du mot afro-cubain, lequel évite les risques d’employer des vocables d’acceptions ayant un préjugé et qui exprimait avec exactitude la dualité originaire des phénomènes sociaux que nous nous proposions d’étudier. Ce mot avait déjà été employé une fois à Cuba en 1847, par Antonio de Veitía, selon une donnée que je dois à la aussi courtoise qu’intense érudition de Francisco González del Valle [8] ; mais qui n’avait pas coagulé dans le langage général comme il l’est de nos jours. Mon premier livre, même s’il a été écrit avec une sereine objectivité et avec un critère positiviste, et en plus avec le prologue dont César Lombroso l’a honoré,[9] a été reçu généralement parmi les gens blancs avec bienveillance, mais toujours avec ce sourire complaisant et parfois dédaigneux avec lequel on écoute généralement les anecdotes de Bertoldo, les histoires aragonaises ou les plaisanteries grivoises. Et parmi les gens de couleur le livre n’a obtenu qu’un silence de contrariété, brisé par quelques écrits d’une manifeste hostilité, même si elle était réfrénée. Pour les Blancs ce livre sur les religions des Noirs n’était pas une étude descriptive, mais une lecture pittoresque, parfois amusante et même avec des pointes de moquerie. Aux les Noirs c’était un travail ex profès contre eux, parce qu’il faisait découvrir des secrets très cachés, des choses sacrées qu’ils vénéraient et des coutumes qui, hors de leur atmosphère, pouvaient servir pour leur mépris collectif. J’ai senti cette hostilité de très près, mais elle ne m’a pas terrorisée.
Les années sont passées et j’ai continué à travailler, écrivant et publiant sur des thèmes analogues. Comme il n’y avait pas d’âcreté dédaigneuse dans mes analyses et mes commentaires, mais une simple observation des choses, l’explication de leur origine ethnique et de leur sens sociologique et humain, et leur comparaison avec des phénomènes identiques au sein des cultures typiques des blancs selon les époques et les pays, l’hostilité avec laquelle me voyaient les gens de couleur a été suivie par un silence circonspect et une attitude indécise, puis par une respectueuse courtoisie, un mélange de timidité, d’excuse et de demande de faveur. On n’aimait pas que je publie ces sujets, mais on ne me combattait pas concrètement.
Dans mon dos, j’ai entendu dire plus d’une fois « Qu’apportera ce petit blanc ? ». À plusieurs reprises ils m’ont directement demandé : « Pourquoi se mettre dans ces choses de Noirs ? Quelle raison ou quel goût avez-vous en cela ? Ne serait-il pas mieux de ne pas l’aborder ? » En cette époque j’ai alors eu la mésaventure de faire de la politique et pendant ces dix ou douze ans, déjà très connu et ayant une certaine popularité, chaque fois que j’allais à Marianao, Regla, Guanabacoa et dans certains quartiers havanais en excursion exploratoire de cabildos, santerías, comparsas, etc. et d’autres noyaux où survivent les traditions ancestrales du monde noir, j’ai entendu certaine nouvelle et curieuse interprétation de mes persistantes recherches, Un libéral a dit : « Ce docteur est un vif qui veut plaire aux Noirs pour qu’ils lui donnent leurs votes ! » ; Un conservateur, un Mulâtre pour être plus précis, a ajouté : « Ce libéral fait beaucoup de mal à Cuba en réveillant les choses de l’esclavage ! » Il n’a pas manqué la bourgeoise vaniteuse disant que je courais seulement vers les bembés attiré par les filles de la Vierge de Regla plus que par les cultes à la Mère de l’Eau.
J’ai quitté la politique, dans laquelle je n’ai ni perdu ni gagné pour mes écrits. La méfiance commençait à diminuer parmi les gens de couleur ; parfois ils m’approchaient pour me demander, comme l’avocat que j’étais, une protection contre ceux qui les bousculaient. On me regardait moins comme un touriste, un ami se divertissant avec des choses exotiques, comme font ces blonds du Nord qui, de passage à Cuba, payent pour qu’ils dansent la rumba au goût de leur obscénité. Ainsi, entre les Noirs comme entre les Blancs, mes publications ne passaient pas pour être de simples divertissements d’histoire et de coutume pittoresque. Parfois, un informateur de couleur, de bonne foi, se croyait obligé de souligner les nouvelles des choses africaines avec les plus dédaigneux commentaires, il croyait qu’ainsi, en dénigrant absurdement ses grands-parents foncés, il rehaussait sa personne devant mon estime. Permettez-moi de vous dire, en profitant de cette occasion si adéquate, que ce très triste phénomène de l’auto dénigrement est parfaitement compréhensible et excusable en connaissant l’énorme pression avec laquelle les forces dominatrices ont écrasé les groupes humains soumis durant des siècles, et l’énorme et singulière hostilité de l’atmosphère sociale contre ceux qui ont eu la mésaventure de l’aggravation de la subjugation à cause de l’ineffaçable et ostensible pigmentation cutanée. C’est pour cela que cette attitude dénégatrice de leur personnalité a été plus fréquente et durable chez le Noir. Elle est déjà documentée en plein Âge Moyen, quand l’Amérique n’avait pas encore senti l’étreinte de l’Afrique :
La Noire pour être blanche
contre elle se renforce
Ainsi, il y a plus de six siècles, le signalait le célèbre Juan Ruiz, archiprêtre d’Hita, dans son Libro de buen amor (Livre de bon amour). Et on ne peut pas méconnaître que ce complexe d’infériorité soumise et dénigrante abonde encore parmi les plus malheureux éléments de couleur. Mais ce phénomène négativiste, réellement psychiatrique et de pathologie collective, n’est pas le propre des Noirs, nous le voyons constamment chez des individus et des peuples des plus diverses races, c’est-à-dire, sans aucun doute, le plus grave obstacle contre la valorisation et la promotion sociale des races soumises aux niveaux supérieurs de la discrimination.
En 1928 je suis allé en Europe et, à Madrid, devant l’intellectualité espagnole, j’ai dû protester afin de mener à bien une politique de rapprochement vers l’Amérique en invoquant la religion et la race. Contre la mauvaise utilisation de la religion, car il n’y a pas une religion espagnole, bien que ne manquent pas les fanatiques se conduisant comme tel et voulant imposer un catholicisme inquisitorial à toute l’Amérique Latine, traduit par eux à Tolède. J’ai combattu la propagande de la race parce qu’il n’y a pas non plus une telle race espagnole, étant l’Espagne, à la civilisation de laquelle nous appartenons sans déshonneur, un des peuples les plus métissés de la terre ; et parce que, même si une telle race hispanique existait, de toute façon le racisme est un complexe anachronique de barbarie, incompatible avec les exigences contemporaines de la culture et l’ennemi de la nation cubaine. Alors certains ont compris, aussi bien blancs que de couleur, que ma tâche d’ethnographie n’était pas un simple passe-temps ou une distraction, comme un penchant pour la chasse ou pour la pêche, mais une base pour pouvoir mieux fonder les fermes critères d’une plus grande intégration nationale.
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Fragment du discours de remerciement lors de la cérémonie de remise du titre de Membre d’Honneur de la société de la race noire « Club Atenas », le 12 décembre 1942 ; publié intégralement sous le titre Por la integración cubana de blancos y negros dans La Habana, Nº 2, mars/avril 1943, vol. LI, pages 256-272. Reproduit sous le même titre dans la revue Estudios Afrocubanos, La Havane, 1945-1946, vol. V, pages 216-229. Pour le publier, Catauro l’a pris de Etnia y Sociedad, maison d’édition Ciencias Sociales, La Havane, 1993, chapitre XVIII, pages 136-140.
Fernando Ortiz Fernández, né le 16 juillet 1881 et mort le 10 avril 1969 à La Havane, est un ethnologue et anthropologue cubain.
Considéré comme le plus important de sa spécialité, il est à l’origine du concept de transculturation, qu’il a appliqué au contexte culturel de la société coloniale cubaine pour expliquer l’émergence et la constitution historique de la nationalité cubaine.
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Notes :
1. José Antonio Aponte. Noir libre, considéré comme le meneur d’une conspiration destinée à obtenir la libération des esclaves. Il a été exécuté avec huit autres conspirateurs.
2. Juan Francisco Manzano (La Havane 1797-1842). Poète, esclave, qui ayant appris à lire et à écrire par lui-même a créé une poésie d’une haute projection formelle. Il a été libéré de sa condition servile grâce à une souscription réalisée par un groupe d’intellectuels blancs.
3. Gabriel de la Concepción Valdés, Plácido (La Havane 1809 – Matanzas 1844). Notable poète mulâtre. Il a surmonté les obstacles de son origine comme fils naturel, sa condition raciale ainsi que son état de créole dans une société esclavagiste sous un régime colonial, et il a atteint une vaste répercussion populaire. Il a été fusillé suite à l’accusation d’avoir pris part à une conspiration pour obtenir la liberté des esclaves, de laquelle il se déclarait innocent.
4. Antonio Maceo Grajales (Santiago de Cuba 1845 – San Pedro, La Havane, 1896). Une des principales figures des luttes indépendantistes du peuple cubain. Au moment de sa mort en combat, il avait le grade de Lieutenant Général des forces insurgées contre la domination espagnole.
5. On se réfère au livre Los negros ñáñigos, annoncé à plusieurs reprises depuis le début du siècle, mais qui, regrettablement, n’a jamais pu être publier ; toutefois, en plusieurs occasions, il a abordé cette thématique, comme dans les textes inclus dans ce volume intitulés Los ñáñigos o abakuá: el culto a los antepasados et Los danzantes enmascarados: los írimes.
6. Fernando Ortiz : Los negros brujos (notes pour une étude d’ethnologie criminelle), avec lettre/prologue de Cesare Lombrose, Librairie de Fernando Fe, Madrid, 1906.
7. Padre Martín del Río, S J : Disquisitions magicarum, s. r.
8. Francisco González del Valle : (La Havane, 1881-1942). Il a souligné le rôle de l’intellectualité patriotique du XIXème siècle cubain et le rôle colonialiste de l’Église Catholique dans ses études historiographiques.
9. Cesare Lombroso : (Vérone, 1835 – Turín, 1909). Médecin et criminologue italien dont les théories positivistes dans la criminologie ont eu une grande influence dans les premiers livres d’Ortiz.