« Maman, il y a un éléphant blanc dans les toilettes ! » Chroniques du 4e Printemps libertaire de La Havane. Du 4 au 11 mai 2019
Inspiré par l’étrange slogan « Maman, il y a un éléphant blanc dans la salle de bains », le 4e Printemps libertaire de La Havane s’est tenue dans différents espaces sociaux de cette ville du nord des Caraïbes. Un espace soutenu par ceux qui vivent au Centre social et bibliothèque libertaire ABRA et les initiatives de l’Atelier libertaire Alfredo López et du groupe écologiste Guardabosques.
Prendre conscience que nous sommes un éléphant blanc dans une salle de bains sur cette île, c’est comme comprendre ce que le lucide Ricardo Mella soulignait au début du XXe siècle, « la raison n’est pas la vertu de la majorité, mais l’intelligence développée dans l’usage de la liberté ». Et c’est ce que nous essayons de faire dans ces Journées libertaires, comme dans les précédentes, pour assumer notre condition de minorité, mais conscients que dans l’utilisation de la liberté, nous pourrions accroître nos intelligences et contribuer à l’élargissement de cette même liberté dans cette île au-delà de nos propres égos.
Nous avons défini à cette occasion plusieurs domaines thématiques : les activismes les plus récents qui ont été délimités à Cuba dans le contexte de l’actualisation du capitalisme d’Etat ; les problèmes d’autoritarisme et d’anti-autoritarisme dans l’éducation officielle et les expériences et possibilités dans la gestion des espaces pédagogiques autonomes ; la réévaluation de la période dite spéciale des années 90 du siècle dernier à Cuba (face au scénario de pénurie et crise des ressources qui se répète) et les contributions pratiques pour développer une approche de résistance dans la gestion du quotidien.
L’espace consacré à l’activisme le matin du 4 mai a été l’un des moins fréquentés, ce qui témoigne du peu d’intérêt qui persiste à Cuba pour tout ce que nous faisons en tant que société, au-delà du malaise croissant envers l’État. Un exemple de combien les délices du sport qui consiste en mal parler du gouvernement et de ses séquelles d’auto-victimisation et d’autosatisfaction ont imprégné les dernières générations à Cuba, comme si les dirigeants étaient des martiens insensibles venant d’une autre planète.
En dépit de ce qui précède et du faible taux de participation, un dialogue très rare s’est instauré au cours duquel les procédures de l’activisme en faveur des droits des animaux ont été analysées, ce qui a produit la première manifestation publique autorisée par le gouvernement cubain au cours des 60 dernières années. Il y a eu une solide analyse du mouvement militant contre l’application du décret 349, qui légalise la censure et la répression de toutes les pratiques artistiques qui ont lieu en dehors des institutions publiques. Et privées liées à l’administration et il y a eu aussi une approche du phénomène des réseaux autonomes de solidarité qui se sont développés dans la chaleur de la dévastation produite par la première tornade connue qui a dévasté la Havane.
Au-delà de faits concrets, l’espace a généré un dialogue inhabituel entre ce qui est déjà considéré comme trois générations d’activistes sociaux dans l’île, nous avons analysé les potentialités de ces activismes dans le contexte de la dégradation sociale galopante à Cuba aujourd’hui. Et en même temps nous avons plongé dans les limites de la logique activiste, afin de surmonter la simple oxygénation du despotisme de la police stalinienne, à la recherche de son image délabrée. C’est pourquoi un consensus s’est dégagé sur la nécessité de cultiver des espaces de dialogue sur les perspectives stratégiques d’action individuelle et collective dans un esprit anti-autoritaire et anticapitaliste, face à la nouvelle configuration du pouvoir à Cuba, dont la stabilisation est déjà prévue.
La deuxième réunion de la journée a eu lieu le 5 mai, avec une assistance plus variée et plus nombreuse, qui en fin d’après-midi est devenue très animée avec une joie contagieuse. Tout a commencé sous le soleil brûlant à 14h 00, avec la présentation de « Ce monde appelé école », une exposition de dessins à la plume conçus par deux compagnons liés à l’Atelier libertaire Alfredo López, qui a souligné les effets psychomoteurs produits par les mécanismes d’enseignement forcé chez les gens dès le plus jeune âge. Elle fut accompagnée d’un texte substantiel qui explore la centralité du thème dans l’anarchisme et la contribution de divers pédagogues anarchistes à l’éducation non autoritaire. La nécessité de documenter la trajectoire historique du sujet dans le mouvement anarchiste à Cuba a été ressentie dans l’espace.
La présentation de cette contribution a donné lieu à un large dialogue sur les expériences des personnes présentes sur le sujet à tous les niveaux de l’enseignement à Cuba. On a souligné les effets néfastes de la soi-disant révolution éducative que le défunt commandant en chef a conçue et mise en pratique, qui, entre autres choses, a dégradé au maximum le processus de formation pédagogique des enseignants et en même temps technicisé le contrôle centralisé du contenu de l’éducation à Cuba, qui s’est effondrée une décennie après, mais sans définir des alternatives claires.
Le processus simultané de disparition des jeux, du dessin et du travail d’équipe entre les enfants a été souligné lors de la rencontre, dans le cadre de celle-ci, la mutation d’un sujet comme « Le monde dans lequel nous vivons à l’école primaire » qui est passé de contenus géographiques, physiques et biologiques sur notre archipel à la glorification des héros fondateurs de la caste dominante à Cuba.
En tant qu’anarchistes, nous intervenons dans le dialogue en soulignant les procédures limitées de la pensée critique, qui se concentre presque toujours sur la critique de ce qui existe et laisse entre les mains du hasard institutionnel ce qui devrait être la recherche constante de nos propres solutions réfractaires, à la hauteur de la nature des problèmes identifiés.
Heureusement, cette session de la journée a été suivie par plusieurs membres de la famille qui a soutenu pendant quinze ans le laboratoire et l’atelier de jeux solidaires El Trencito, qui a montré une autre façon d’interagir avec leur situation, de la création d’alternatives pertinentes et autonomes, contournant les pulsions pessimistes qui émane de la sophistication de la pensée critique. Cela a donné lieu à une séance au cours de laquelle les boussoles d’El Trencitoont mis en pratique une dynamique de jeu qui a amené l’interaction collective à un niveau récréatif très stimulant.
La session suivante du 4e Printemps libertaire a été un espace où s’est déroulé le panel de dialogue sur les points de vue anti-autoritaires de la période spéciale. Il s’agissait d’un moment très attendu de la journée, où la dynamique sociale, institutionnelle et culturelle a été abordée sous différents angles, ce qui a caractérisé l’une des étapes où la présence de l’État cubain s’est le plus contractée dans la vie quotidienne et comment la société cubaine y a réagi et quelles expériences nous pouvons en tirer.
Nous sommes passés ensuite à la présentation de l’expérience du projet Copincha(en espagnol « pincha » veut dire travail, « copincha veut dire travail en commun) d’un groupe d’ingénieurs et de designers qui travaillent à l’élaboration de technologies et de dynamiques créatives basées sur les notions de résilience et de réutilisation, d’où ils repensent la relation des ingénieurs et des technologues avec la société, dans un contexte de pénurie croissante à Cuba et encore plus d’incapacité productive évidente, alors que les médias officiels ne renvoient leurs causes qu’au blocus yankee. Mais cela est du aussi à l’asphyxie créatrice imposée par la domination de la classe bureaucratique-policière stalinienne sur la société cubaine.
Les animateurs de Copinchaont proposé de développer une dynamique de préparation collective d’un repas thématique avec du riz, l’avancé d’un cahier d’élaborations culinaires avec des aliments résilients de faible estime sociale à Cuba. Une contribution pour les temps qui courent face aux airs de consommation dans la misère qu’amène l’ambiance d’actualisation du modèle de domination à Cuba.
Dans cet espace se sont fait sentir les effets de la division sociale entre le travail manuel et le travail intellectuel, voyant comment les analystes et les critiques les plus aguerris peuvent facilement devenir des consommateurs passifs, dans le même espace, attendant que ceux qui cuisinent et leurs assistants servent leurs créations culinaires, puis se retirent rapidement car ils ont d’autres engagements… Ce sont des détails essentiels dans des espaces autonomes que nous devons mettre en avant pour qu’ils ne soient pas contaminés avec les vices de la société dont on prétend être antagonistes. Cet espace du 4e Printemps libertaire, dans l’un des locaux de la Copincha s’est conclu par une performance sonore collective coordonnée par l’un des animateurs de l’espace, qui restera comme un témoignage du Printemps libertaire, ainsi qu’une expérience créative commune qui a été très stimulante.
Le dernier jour des 4e Journées libertaires de La Havane a été un moment que nous avons laissé ouvert au devenir circonstanciel et quelqu’un nous a proposé de nous incorporer à une session du laboratoire et à l’atelier de jeux solidaires El Trencitoet de là de nous joindre à ce qui était en gestation pour une marche autonome contre l’homophobie sur une promenade du Prado bondée. La fréquentation de cet espace a été faible et au cours de la matinée, nous avons pris conscience que nos compas Jimi et Isbel, activistes médiatisés en tant que défenseurs des droits LGBTIQ et anarchistes, avaient été séquestrés par la Sécurité d’Etat, pour les empêcher de participer à la marche contre l’homophobie,. Nous avons alors lancé plusieurs actions de contre-information pour les empêcher d’être traités comme « mercenaires au service de l’impérialisme yankee » et ainsi légitimer leur détention prolongée.
Après l’expérience réconfortante dans l’espace El Trencito, nous sommes allés rejoindre la marche du Prado. Nous avons été surpris par le nombre de personnes LGBTI qui s’y sont rassemblées, par les signes de joie et de soutien que les gens ont donnés depuis leur maison et par le déploiement grotesque de l’appareil policier qu’ils ont mis en place pour garantir la « sécurité des citoyens ».
Pour ceux d’entre nous qui ont assisté à cette marche, ce fut une école pour les activistes. Nous avons pu voir notre propre dynamique de confrontation avec la police, les tactiques de réponse intuitive que nous avons mises au point, les procédures de démobilisation utilisées par la police et ses agents de police auxiliaires, le traitement de l’escalade de la violence, du verbal au physique, le chantage émotionnel, les techniques de contrôle des foules et, surtout, le besoin pratique et ressenti d’apprendre de l’existence de ces connaissances policières, afin de ne pas se laisser tromper par l’enchantement du mot « révolutionnaire » dans le nom sous lequel la police nationale cubaine est définie, peu différente de celui de tout État dans le monde.
Ces 4e Journées libertaires de La Havane ont connu des moments très profitables et d’autres moins, mais ont démontré une fois de plus leur pertinence dans le contexte cubain et international actuel et la nécessité d’une perspective anti-autoritaire, anticapitaliste, anti-patriarcale qui se déploie dans les domaines les plus variés et les plus vastes de la pratique sociale.
Atelier libertaire Alfredo López