Bananafish, graffiti critique dans les rues de La Havane
Bananafish (anonyme) est un jeune graffeur de La Havane qui veut transmettre, à travers son activité, un message social : à Cuba il y a des abus de pouvoir et ça doit changer. Même si c’est un graffeur peu expérimenté, le jeune homme a déjà tagué une grande partie de la ville, se cachant de la police et de ses habitants dont les préjugés entravent le développement du graffiti à Cuba.
Le passant qui circule dans les rues de la capitale cubaine remarquera que les murs de la ville sont habités par un poisson-banane peint à l’aérosol. Il notera la signature de son auteur, « Bananafish », qui a préféré conserver l’anonymat pour cet entretien. C’est un jeune cubain de 24 ans qui cherche, à travers le graffiti, à transmettre un message de dimension sociale : l’abus et la soif de pouvoir existent à Cuba.
Même si faire du graff à La Havane est « extrêmement difficile » en raison des préjugés dont le graffiti est victime et du manque de matériel, ce jeune aux cheveux longs et aux bras tâchés par la peinture a l’intention de continuer : c’est sa manière de s’exprimer et d’éveiller les consciences.
Nous l’avons rencontré dans l’un de ses restaurants préférés, le Siete Días, à l’intersection des rues 1 et 14, dans le quartier de Miramar.
Pourquoi un poisson-banane?
Bananafish fait du graf depuis moins d’un an. Après la lecture de la nouvelle de J.D. Salinger intitulée Un jour rêvé pour le poisson-banane, il a voulu, à partir de ce récit, exprimer un message dans les rues de La Havane. Dans cette histoire, Salinger met en scène « des poissons-bananes, qui ressemblent à des poissons normaux mais qui ont un faible pour les bananes. Quand ils entrent dans une fosse à bananes, ils deviennent fous et ils se mettent à manger comme des porcs. Et ils ne se rendent pas compte que plus ils mangent et plus ils grossissent, et quand ils sont rassasiés de bananes, ils sont déjà trop gros pour pouvoir sortir de la fosse, et ils meurent de “fièvre bananière” ».
Le jeune homme a tellement aimé cette nouvelle qu’il s’est lancé dans des recherches qui l’ont conduit à réaliser que le message de Salinger était lié à ce qui se passait à Cuba : « il y a beaucoup de gens qui ont soif de pouvoir ». Et selon lui, ces gens se trouvent à tous les niveaux de la société : « ils attendent la moindre opportunité pour obtenir un peu de pouvoir ou des distinctions. Ils sont prêts à tout pour se sentir au-dessus de leur voisin ».
Le graffeur voit dans cette tendance un lourd héritage, comme « un fantôme de l’époque où ont été créés les Comités de Défense de la Révolution (CDR) » – des associations de quartier qui ont vu le jour lors de la révolution, souvent décrites comme de simples instruments de surveillance. À l’époque, « le “plus méritant” recevait une récompense, comme un séjour payé à la mer. Mais le “plus méritant” était celui qui était à l’affût de tout ce qui se passait dans le pâté de maison. C’était celui qui, si on le lui demandait, était en mesure de dire tout ce que faisait ou ne faisait pas son voisin, et c’est pour cela qu’on le récompensait. Cette soif de pouvoir existe encore : Cuba est pleine de bananafishes. Et cela doit changer ».
Malgré un intérêt pour le graffiti de longue date, « ce n’est qu’après avoir lu Salinger que je me suis décidé. J’ai passé deux journées chez moi à dessiner, à ne dessiner que des bananafishes ». Après, je suis allé au magasin, et le hasard a fait qu’il y avait des sprays. « J’en ai achetés, c’était de la peinture rouge. Cette nuit là, en sortant du bar où je travaillais, je me suis mis à taguer les murs de toutes les rues jusqu’à chez moi. J’ai pris l’habitude de toujours porter les aérosols dans mon sac, et en sortant du travail, je faisais des graffitis ».
Des murs à la conscience
Quid de celui qui n’a pas lu Salinger ? Comment comprendrait-il le message de Bananafish ? Le jeune graffeur affirme qu’il ne cherche pas à être compris mais à « être une porte d’accès à une histoire : je ne me demande jamais si mon travail va plaire ou pas, ou si je vais être compris. Quand mon travail suscite l’intérêt de quelqu’un, que ce soit au niveau esthétique ou au niveau du message, il le pousse à s’interroger sur son origine ».
La visée sociale du travail de l’artiste semble être contradictoire avec cette sorte d’élitisme lié à la forme du message. « Oui, on m’a accusé d’être élitiste » reconnaît-il, « mais je ne le vois pas comme ça : mon travail n’est simplement pas fait pour tout le monde, il est fait pour les gens qui s’y intéressent. Je ne travaille pas pour les masses, parce que je n’ai nullement l’intention de devenir célèbre ». Avant d’ajouter que « pour cela je devrais échanger mon identité contre quelque chose de plus commercial. Et je n’en ai pas l’intention ». Bananafish nous signale qu’il n’aime pas l’étiquette d’artiste : « je préfère graffeur ».
Mais, le graff n’est-il pas un art de la rue ? De l’art urbain ? Bananafish n’est pas d’accord : d’un côté, il y a les arts plastiques, de l’autre le graffiti, qui est une branche du mouvement hip hop. Contrairement aux peintures murales, souvent confondues avec le graffiti, ce dernier ne se situe pas dans une recherche esthétique, il cherche avant tout à faire passer un message à travers les murs. De plus, les plasticiens sont issus des écoles, les graffeurs viennent de la rue. « Apprendre les techniques avec la police aux trousses ou assis dans une salle de classe à l’école sont deux choses bien différentes ».
Graffer à La Havane
« C’est super compliqué. Tu es pourchassé par la police et une grande partie de la population – ceux qui appellent la police - sont contre toi ». Pour Bananafish, ce rejet de la société est produit par la méconnaissance et l’inculture : « les gens ont peur du graffiti parce que la Révolution leur a appris que tout ce qui sort d’un spray est nécessairement un graffiti contre le système. Dans ce cas, tous ceux qui ont un spray seraient contre-révolutionnaires.
Mais un graffeur n’est jamais seul : il fait partie d’un crew, « des groupes de gens qui se complètent entre eux : certains font du rap, d’autres du roller, d’autres de la photo ». Les crews ont « des règles de bandes, mais sans armes ni violence ». Le sien s’appelle NHT (No Hay Tregua, “pas de trêve” en français). C’est comme se faire des amis : tu sors graffer un jour, tu invites untel, tu te connectes avec lui, tu créés des liens. La seule chose dont a besoin un crew c’est d’avoir sa propre marque de fabrique ».
Même si à Cuba le matériel manque et qu’il est de mauvaise qualité, et qu’il y a peu d’endroit où l’on peut graffer, Bananafish assure que « les étrangers qui viennent graffer et qui ont une expérience ailleurs le disent : ici, c’est différent. Je crois que c’est parce qu’on fait du graffiti comme on le faisait en Europe dans les années 1990, quand cette discipline n’était pas encore commerciale. C’est comme du graffiti old school ».
En même temps, Bananafish se sert de la 3G qui vient d’être mise en place à Cuba pour profiter d’Instagram, sa principale fenêtre sur le monde. Grâce à ce réseau social, des personnes de tous les continents connaissent déjà les poissons-bananes qui habitent les murs de la capitale cubaine. « Mais, reconnaît-il, la meilleure forme de se faire connaître dans le graff c’est de voyager : aller dans n’importe quelle ville et la graffer complètement, graffer tout ce que tu peux ».
C’est vrai qu’on voit beaucoup de poissons-bananes à La Havane, mais on ne peut pas dire que la ville soit « complètement » graffée. « On les trouve dans les quartiers de Paya, Vedado, Habana Vieja et Centro Habana. Autrement dit dans les quartiers les plus vivants, parce que le reste, Marianao, Pogolotti…là-bas, il faut créer un autre type de conscience ». À La Havane, il y a plusieurs “quartiers marginaux”, l’appellation est inexacte, où il y a peu d’offre culturelle ou d’échanges avec les étrangers – ce ne sont pas des zones touristiques - et où certains commerces ou services sont absents. Marianao et Pogolotti sont deux exemples, mais il y a aussi Párraga, San Miguel del Padrón, La Lisa, el Cerro.
« La vie des gens est un combat pour trouver de l’argent, et c’est pour cela qu’ils font du mal à leurs voisins. C’est vrai qu’ils sont opprimés, mais indépendamment du fait que celui qui est au dessus de toi t’écrase, tu dois savoir si tu fais des choses qu’il ne faut pas faire. Une fois que les gens seront conscients de cela, on pourra faire émerger l’idée que ceux qui sont en haut ont trop de pouvoir et que cela ne devrait pas être permis ».
Il raconte tout cela alors qu’il commande un risotto sur la terrasse du Siete Días, un restaurant huppé du quartier Miramar. Il s’explique : « Je comprends tout ça parce que j’ai grandi dans le quartier Canal del Cerro, qui est un quartier difficile. Je comprends comment pensent les gens dans ce genre de quartier et c’est pour ça que je dis qu’il faut y faire naître un autre type de conscience : ne pas être à 20 ans, assis au coin de la rue à attendre que quelque chose se passe, sans autre ambition que de s’acheter une paire de Nike pour plaire à une fille. Les jeunes des quartiers ne sont pas capables de voir plus loin que ça, c’est pourquoi je pense que mon discours n’a rien à voir avec eux ».
La Havane, une ville qui lui ressemble
Vivre dans la crainte de la police et des voisins et faire des graffitis pendant que la ville dort n’est pas très tentant au premier abord. Pourquoi ne pas chercher à vivre des graffitis ? Pour Bananafish « ce ne serait plus une façon de s’exprimer et cela deviendrait une marchandise ». De plus, il voit dans la nuit « une ville complètement différente, pleine de vie. Après une heure du matin, quand la journée est finie, que les gens sont chez eux, les rues de La Havane continuent à bouger et il se passe beaucoup de choses ».
Et des conseils de sorties à La Havane ? Aller au théâtre Alicia Alonso voir des représentations de danse contemporaine, « c’est super ». L’une de ses passions c’est la musique techno, et il fait partie d’un collectif qui organise des raves une fois par mois. Une source de motivation: « Nous louons un entrepôt, l’équipement de son, un comptoir pour la caisse et la rave est lancée de 23 heures à 6 heures du matin ».
Berta Reventós
Traduction : F. Buzy pour https://www.cubania.com