Cuba, le retour des années grises entre le manque de perspectives et la crise alimentaire
Fidel Castro est décédé il y a deux ans. Son frère Raúl a cédé le pouvoir il y a un peu plus de six mois. Le castrisme s’efface lentement. Le nouveau président de Cuba, Miguel Díaz-Canel, homme discret, peine à offrir des perspectives au pays et à séduire ses compatriotes. Les Cubains subissent de plein fouet, particulièrement à La Havane, une terrible crise alimentaire.
Aux confins de la pauvreté et du mauvais goût, il existe à quelques kms de La Havane une ville soviétique oubliée des touristes. Les «bolos» (sobriquet cubain pour les Soviétiques) sont partis en 1991. Ils ont laissé Alamar, un immense labyrinthe d’immeubles à l’architecture stalinienne. On y accède depuis la capitale avec la guagua (le bus), le P11. C’est l’une des lignes les plus surchargées de la capitale. Alamar, plus ou moins 100 000 habitants – les statistiques sont bien floues à Cuba –, ressemble à un mauvais rêve. Les Russes et des brigades d’ouvriers cubains ont empilé dans les années 1970 des blocs de béton sur une dizaine d’étages, devenus, avec le temps, gris tristesse. Alors Alamar vibre au rythme du crépitement des Ladas, des camions Kamaz, et des cris des enfants des garderies Hanoi.
Quant au vaste parc d’attraction José Martí, dont les jeux tombent en décrépitude, il ne fait plus recette auprès des bambins, qui rêvent plus d’internet que des manèges de petits avions MiG. Alamar, gigantesque cité-dortoir sans repère, sans commerce ou presque. Il y a bien le Falcon, un mini centre commercial. Mais les rayons de sa supérette ne nourrissent pas les familles. Les vieux se souviennent des Russes et de leurs «conserves de viande». Lorsqu’ils ont quitté l’île au début des années 1990, Cuba a traversé une terrible crise économique, la «Période spéciale», qui s’est traduite au quotidien par des ventres creux. La Havane semble revivre des moments similaires.
Touchés par la malbouffe
«Nous finirons par nous manger entre nous», assure Carlos, surveillant d’un rayon de bouteilles d’huile dans une épicerie désespérément vide. La Havane n’a jamais traversé de crise alimentaire aussi importante depuis vingt ans. «Il n’y a plus que des rayons de boissons, de pâtes et de Pelly (marque de chips)», confie cette mère de famille. La malbouffe fait grossir les Cubains comme jamais. Les petits kiosques ambulants de cuentapropistas (entrepreneurs privés), vendeurs de concombres et d’immenses avocats ont quasiment disparu. Les Cubains font appel à la débrouille et à la rapine. «Mon mari, gardien la nuit dans un entrepôt, vend des caisses de bières qui ont été saisies par l’État. Ce n’est pas du vol, mais un acte de nécessité», assure cette Havanaise. La nécessité, un mot clé dans l’île. Paradoxe : les grandes villes de l’est du pays, comme Guantanamo, d’ordinaire oubliées des circuits de ravitaillement, ne manquent de rien ces temps-ci.
Cuba célébrera ce dimanche les deux ans de la disparition de Fidel Castro. La Havane de 2018 est bien sombre au regard des percées politiques de 2015-16, à l’époque où Raúl Castro et le «frère Obama», comme le surnommait ironiquement Fidel, ont multiplié les échanges économiques, politiques et culturels. Le temps de l’ouverture capitaliste s’en est allé, et avec elle les revenus des touristes américains. «Jamais nous ne retrouverons de tels touristes capables de payer 100 dollars pour une chanson», confie Nelson, musicien. Donald Trump a interdit à ses compatriotes de se rendre sur l’île (sauf en groupe) et il renforce les sanctions. Le régime cubain a sauté sur l’occasion pour encenser le socialisme et s’attaquer aux cuentapropistas, symboles du capitalisme et accusés non sans raison de ne pas payer leurs impôts. Des milliers ont vu leur licence révoquée. Les chauffeurs de taxi privé, dont les manifestations appelant à la liberté étaient de plus en plus fréquentes, ont été lentement matés et remplacés par des taxis collectifs d’État dociles, les ruteros.
Manque de perspectives
Le président, Miguel Díaz-Canel, avec ses propositions d’un retour vers le socialisme, ne fait pas rêver. Si l’île a théoriquement débattu de sa nouvelle Constitution au cours des trois derniers mois, dans les faits, les Cubains de la rue s’y sont bien peu intéressés. Pour donner le change, la présidence y a inséré le mariage homosexuel pour donner une image de progressisme, alors que le multipartisme, lui, n’est pas à l’ordre du jour. L’immense majorité des Cubains est d’ailleurs déconnectée de la chose politique. La priorité, c’est manger. Et à moins de bien connaître son interlocuteur depuis des années, parler de politique est impossible… sauf avec des agents de la sécurité d’État. «Tais-toi! On va dire que tu es un contre-révolutionnaire»,dit Marisbel à son oncle.
À l’aube de ses soixante ans, le 1er janvier prochain, la Révolution inoxydable manque surtout de perspectives. Armando et son épouse Yudalys ont tranché. Propriétaires de quelques appartements à louer à La Havane, ils viennent de s’envoler pour l’Argentine. Armando confie : «Je ne manque pas d’argent. Mais lorsque je veux acheter ne serait-ce qu’une ampoule pour un de mes appartements, je ne peux pas, car il n’y a pas d’ampoules dans les magasins.» Le couple est parti le cœur brisé. «Que faire d’autre ? Díaz-Canel nous a dit que l’an prochain serait une année difficile, à payer les dettes du pays. Jusqu’à quand ?» conclut Yudalys.
Hector LEMIEUX
Depuis La Havane
D’après le Journal Les temps – Suisse