L’anarchisme en Amérique latine
Je vais essayer de donner ici une introduction globale à l’histoire, aux caractéristiques et aux perspectives de l’anarchisme sur notre continent. Pour cela, j’envisagerai quatre moments historiques :
1) Le XIXe siècle : ses origines européennes et son enracinement parmi nous.
2) Le premier tiers du XXe siècle : l’essor de l’anarcho-syndicalisme et la présence libertaire dans les luttes sociales, les dynamiques politiques et la scène culturelle et intellectuelle sur le continent.
3) Son reflux et sa quasi-disparition, des années 1930 au début des années 1990.
4) De la fin du XXe siècle au XXIe siècle : l’espoir d’une résurgence face aux défis des nouvelles réalités et l’épreuve du potentiel de l’idéal libertaire.
Cette chronologie ne cherche pas à établir exactement le déroulement de ce qui s’est passé dans nos pays, car les circonstances ont été différentes dans chacun d’eux. Pour cette raison, la perspective devra être ajustée à chaque contexte spécifique.
Un obstacle important pour la connaissance de l’anarchisme continental est le silence imposé par les historiens officiels, qu’ils soient positivistes, libéraux ou marxistes. Heureusement, il existe un texte précurseur d’une valeur extraordinaire, la préface intitulée « Anarchisme latino-américain », écrite par Angel Cappelletti en 1990, pour le volume de compilation intitulé L’Anarchisme en Amérique latine.
Origines européennes et enracinement
Lors des décennies 1870 et 1880, alors que l’Internationale anti-autoritaire vient de naître, l’anarchisme arrive en Amérique latine, s’adapte peu à peu et prend racine dans cette nouvelle réalité. Nous devons avant tout avoir à l’esprit la manière dont de vastes secteurs des opprimés identifièrent les positions libertaires avec les traditions égalitaires et collectivistes qui, pour de nombreux peuples autochtones, aztèque ou inca, étaient présentes avant l’impérialisme européen, et qui, pour les peuples d’ascendance africaine, étaient présentes avant leur mise en esclavage.
L’effort d’« acclimatation » de l’anarchisme eut lieu très tôt. En témoignent « l’Escuela del Rayo y el Socialismo » au Mexique, Enrique Roig San Martin et le journal Le Producteur à Cuba, Manuel González Prada au Pérou, et le bouillonnement de la région du Río de la Plata, où en 1872 furent fondées les sections uruguayenne et argentine de l’AIT, toutes deux d’une orientation anarchiste marquée 1.
Anarcho-syndicalisme et luttes libertaires
Avec les années 1900, la naissance de la FOA, puis de la Fora en Argentine, la Foru en Uruguay, la Confederação Operária Brasileira, la Federación Obrera Regional au Paraguay, l’activité syndicaliste libertaire indomptable à Cuba, la propagande clandestine persévérante du Parti libéral du Mexicain Ricardo Flores Magón pour organiser les travailleurs, sont autant de signes qui montrent combien l’anarcho-syndicalisme se convertit en expression la plus populaire (mais pas la seule) des idées et de la praxis anarchistes en Amérique latine au cours du premier tiers du siècle dernier.
Toutes les interprétations émanant officiellement de la droite et de la gauche autoritaire ont ignoré, minimisé et falsifié les profondes traces anarcho-syndicalistes dans l’histoire sociale de l’Amérique latine. À cela Cappelletti s’oppose en se fondant sur des références documentées pour chaque pays, plus tard élargies en quantité et en qualité grâce à des enquêtes historiques précieuses et approfondies. Quelques exemples : Biófilo Panclasta : El Eterno Prisionero (1992) par le Colectivo Alas de Xue de Colombie ; El Anarquismo en Cuba (2000) par Frank Fernández ; Magonismo : utopía y revolución, 1910-1913 (2005) par Rubén Trejo ; Historia do Anarquismo do Brasil (2006-2009), deux volumes de compilation par Rafael Deminicis, Daniel Reis et Carlos Addor ; La Choledad antiestatal. El anarcosindicalismo en el movimiento obrero boliviano (2010) par Huáscar Rodríguez, le contenu des pages web du groupe J.D. de Gómez Rojas du Chili et les Archives anarchistes du Pérou.
Dans les premières décennies du XXe siècle et même avant, il y eut en Amérique latine une explosion d’expériences, d’essais et de propositions pour ouvrir la voie de la construction immédiate du monde libre proposé par l’anarchisme : coopératives autogérées, fonds de solidarité de secours mutuels, écoles libérées de la tutelle ecclésiastique et étatique, expériences de vie communautaire, efforts d’édition à but non lucratif, projets autonomes de création et de diffusion culturelles. Il n’est pas étonnant qu’un nombre important d’artistes et d’intellectuels se soient sentis attirés par un mode de penser et de faire qui proposait, d’une manière aussi vivante, la rupture avec le conservatisme asphyxiant qui gouvernait la société à l’époque.
À l’aube du XXe siècle se développe sur le continent une théorie anarchiste adaptée aux traits spécifiques de notre réalité. L’anarchisme latino-américain n’a pas attendu que la lumière vienne de l’Europe, il a donné des réponses nouvelles et cohérentes à des questions telles que l’oppression, le racisme et la brutalité dont souffraient les paysans et les populations autochtones ; la progression agressive du capitalisme impérialiste extérieur associé aux pouvoirs locaux semi-féodaux ; l’hégémonie culturelle réactionnaire de l’Église catholique, l’exploitation des femmes ; il s’agissait de faire en sorte qu’un mouvement socio-politique résolument rationnel et moderne tel que l’anarchisme puisse atteindre ses objectifs.
Le reflux et la quasi-disparition
Selon Cappelletti, trois raisons expliquent le déclin de l’anarchisme latino-américain à partir des décennies 1930 et 1940. J’en ajouterai une quatrième, qui les complète.
1° La vague autoritaire que subit alors l’Amérique latine : Machado et Batista à Cuba, Vargas au Brésil, Uriburu en Argentine, Terra en Uruguay, et un sinistre et cetera dans d’autres pays.
2° La fondation des partis communistes sur le continent, dont la croissance relative (dans certains cas au détriment de l’anarchisme) avait beaucoup à voir avec le « prestige révolutionnaire » de l’Union soviétique, qui les contrôlait et les soutenait dans leur rôle d’instruments internationaux de sa politique d’État.
3° L’apparition de courants nationalistes populistes (Apra au Pérou, PRI au Mexique, le péronisme, Acción Democrática au Venezuela, le batllisme 2 en Uruguay, etc.) qui, avec l’appui d’agents du pouvoir émergent, ont réussi à répandre une idéologie réformiste proétatique vaguement patriotique.
4° La défaite de la révolution espagnole et ses effets en termes de crise et de reflux pour l’anarchisme latino-américain.
La survie même des groupes, des publications et des initiatives anarchistes était difficile. Certes, l’anarchisme latino-américain de la fin des années 1930 à environ 1990 n’a pas disparu, mais dans de trop nombreux endroits il semble avoir disparu sans laisser de traces ou n’a survécu que tant que restaient en vie les rares porte-parole âgés de l’Idéal. L’arrivée d’un grand nombre d’exilés espagnols dispersés à travers l’Amérique latine après 1939 ne pouvait pas changer cette tendance.
Pour aggraver les choses, le marxisme-léninisme revendiqué en 1961 par les chefs de l’insurrection que l’on a appelée la Révolution cubaine apparut pour beaucoup comme le seul moyen de mener à bien des changements révolutionnaires et progressistes sur notre continent, foi revendiquée au sein même des ramifications radicales du nationalisme populiste (par exemple les Mir au Venezuela, au Pérou et en Bolivie) ou par l’activisme populaire catholique, dont la théologie de la libération, qui fusionna sans difficulté avec le marxisme. L’isolement fit qu’une partie du mouvement libertaire tendit à s’abstraire dans la nostalgie d’un passé glorieux, tandis qu’une autre partie du mouvement défendait le rapprochement avec le marxisme (par exemple en refusant de critiquer Fidel Castro, en assumant le discours ambigu sur la « libération nationale » et/ou en adoptant les mythes guévaristes-militaristes autour de la lutte armée).
Les raisons de l’espoir d’une résurgence
La débâcle du bloc soviétique et les échecs du marxisme autoritaire dans nos pays ont fourni des alibis « politiquement corrects » à tous les opportunismes. Avec la faillite des certitudes en vigueur au cours des décennies précédentes, les idées et pratiques acrates gagnèrent une nouvelle audience, sans connaître néanmoins une croissance immédiate. Certaines influences extérieures se firent parfois sentir, lorsqu’il fut clair que, dans le reste du monde, c’était du camp libertaire que provenaient la réactivation des luttes sociales, l’organisation collective pour dépasser les modèles léninistes caducs, ou la définition de propositions révolutionnaires. Aujourd’hui, dans toute l’Amérique latine, un nombre croissant de militants, de jeunes critiques, de femmes, d’autochtones, d’étudiants, de travailleurs, de personnes curieuses intellectuellement, viennent à l’anarchisme avec un intérêt sans précédent depuis le début du XXe siècle.
Vers 1995-1996, en Amérique latine, Internet, en tant que nouveauté destinée à une minorité, devient un moyen de contact, d’échange et de diffusion de l’anarchisme, car il favorise les modèles de relations horizontales, de coordination non hiérarchisée et d’action en réseau, pratiques anarchistes de toujours.
Ces vingt dernières années ont vu ce que j’ose à peine appeler le retour de l’anarchisme latino-américain : croissance des publications périodiques (imprimées aussi bien que virtuelles), efforts renouvelés pour répandre livres et brochures libertaires, classiques ou récents ; naissance continuelle de collectifs et d’espaces d’inspiration acrate (même dans les zones sans aucun précédent anarchiste) ; nombreuses expressions créatives de cyberactivisme, renaissance du militantisme, symboles et propositions anarchistes dans la lutte sociale ; interventions directes et spécifiques dans les domaines culturels les plus diversifiés, les arts plastiques, la scène, la musique, la littérature, la recherche et la réflexion socio-historiques. Tout cela évoque en quelque sorte le panorama libertaire continental d’il y a un siècle, mais il manque la primauté de l’approche et de l’action anarcho-syndicaliste qui existait à ce moment-là.
Les difficultés présentes
Ce serait un désastre pour notre mouvement s’il était incapable de définir ce cours autonome qui fut sa force dans le passé ; il lui faut éviter l’isolement et ne pas édulcorer ses objectifs. Depuis les années 1930 et 1940, l’anarchisme latino-américain doit relever un défi : comment s’opposer à la démagogie du populisme nationaliste, dont les variétés en mutation sont toujours des acteurs dominants de la scène politique ? La vague actuelle de « gouvernements progressistes » est le nouveau masque de ce vieil ennemi, qu’il est vital de combattre en donnant des réponses pratiques appropriées et cohérentes théoriquement. Comme preuve de l’urgence de ce défi, de la confusion engendrée et des dégâts persistants que l’anarchisme a endurés pour ne pas avoir fait face à cela, nous sommes maintenant coincés avec les « anarcho-chavistes » au Venezuela, comme si les malheureuses parodies de « l’anarcho-péronisme », de l’« anarcho-battlisme » en Uruguay et de l’« anarcho-castrisme » ne suffisaient pas.
J’insiste sur ce que je pense être essentiel pour que le retour espéré de l’anarchisme s’enracine solidement : nous devons consolider l’anarchie en tant qu’outil viable et constructif pour les luttes sociales autonomes d’aujourd’hui, dans une perspective révolutionnaire. Sans doute la renaissance actuelle en Amérique latine a ses racines dans des processus de culture de masse tels que le punk, dans les efforts pour la revitalisation de l’audience des idéaux acrates, et dans les processus politiques tels que l’apparition des néozapatistes depuis 1994 et le mouvement de lutte contre la mondialisation après Seattle, en 1999. Cependant, si ces processus ont par la suite été en mesure de se maintenir, c’est parce que, de différentes manières, ils sont en phase avec les exigences collectives et les conflits. Bien qu’ils ne soient pas aussi solides et étendus que nous le souhaiterions, ces liens existent et nous offrent des possibilités qu’il serait impardonnable de laisser passer.
Je partage l’affirmation selon laquelle l’anarchisme sera action sociale ou ne sera pas. Reporter ou subordonner une telle action à des actes exemplaires, à la prophétie, à des tentatives de « jours de furie » ou au « style de vie libre », prétexte pour s’isoler dans un anarchisme tourné vers le plaisir purement intellectuel ou tout simplement l’anarchisme esthétique, condamnerait notre idéal à la stérilité et à l’inertie.
Nelson Méndez
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1. Pour un vaste inventaire des expressions de l’anarchisme continental dans les dernières décennies du XIXe siècle et les quatre premières du XXe siècle, voir la chronologie (1861-1940) incluse par Cappelletti en annexe au volume cité.
2. De José Pablo Torcuato Batlle y Ordóñez (mai 1856-octobre 1929), membre du parti Colorado (conservateur), président uruguayen en 1899 (intérim), et de 1903 à 1907, puis de 1911 à 1915.