Méditation environnementale à la plage de la Concha à Marianao
Pour Juanma Agulles, pour ne plus perdre la mer.
Le lever du soleil sur la plage de La Concha, le littoral de l’ancienne municipalité de Marianao, à l’ouest de La Havane, est l’un des moments de l’épiphanie dont je peux encore me réjouir, où je peux sentir le rythme de ma minuscule existence dans sa transe de purification précaire et où je me réinvente.
J’aime le lever du soleil sur la plage de La Concha, comme le lever du soleil sur une montagne ou dans un désert, parce qu’il me permet de ressentir éphémèrement le devenir de l’immense totalité qui nous entoure avec force.
Cette plage à l’aube m’incite à imaginer avec une profonde superficialité ce qu’était ce monde avant que nous ne soyons devenu un fléau dévastateur. Ce fléau que sont devenus les humains au cours des deux derniers siècles d’existence.
Là, outre le plaisir de m’unir au renouvellement quotidien de l’être universel, il y a la sensation non moins délectable de comprendre l’arrogance précaire de toutes les œuvres humaines qui ont tenté de délimiter, privatiser, contrôler, bénéficier de l’accès à cette expérience.
Un territoire de ruines vigoureuses, de désolation massive, exposé aux éléments – naturels et sociaux -, est l’autre paysage que nous offre la frontière sablonneuse de la plage.
D’antiques clubs nautiques de bourgeois ou de candidats à l’être, aux goûts aussi exquis qu’exclusifs, végètent aujourd’hui au bord de l’inutilité.
Ils sont administrées par l’Entreprise provinciale de cercles sociaux ouvriers, qui gère avec ingéniosité et en faisant preuve de résistance les ruines de ces institutions bourgeoises d’hier pour les bureaucraties syndicales d’aujourd’hui.
Plus d’un demi-siècle plus tard, cela a conduit à la “nationalisation” (étatisation) de ces établissements que le nouvel Etat de 1959 a effectuée après la chute du régime Batista.
Un thème récurrent parmi les souvenirs de jeunesse de mon père est son expérience de jeune homme issu d’une famille précaire du Marianao des pauvres, ayant pu accéder aux flamands espaces du cercle social des travailleurs du Nautico, qui furent attribué au syndicat de l’aviation civile.
Ses armoires en cèdre, ses splendides clés, ses douches en acier impeccables, ses cours de tennis, tous intacts.
Tout ce monde matériel est resté inscrit de façon indélébile dans la mémoire de mon père et pour lui c’était l’un des moments les plus concluants, ce qui lui a permis de dire qu’il a vécu une révolution et non un simple changement de régime, comme mes amis et moi pouvons le penser calmement maintenant.
La plage de La Concha est aujourd’hui une version dégradée de ce qu’elle était avant 1959 : un terrain frontalier, un no man’s land presque chronique.
L’endroit a servi d’appât et d’alibi à la Sûreté de l’État pour arrêterr l’écrivain Reinaldo Arenas, qui a fréquenté l’endroit à la recherche de corps masculins aux âmes chaleureuses.
Depuis les années 60 jusqu’à aujourd’hui, La Concha n’a cessé de modeler son essence sauvage, une parenthèse anarchique dans le régime urbain de la 5e Avenue.
Là, l’existence précaire de l’administration de l’Etat en été, avec son offre gastronomique de base, ses locations de planches de surf réparées, ses maîtres nageurs amicaux, ses nettoyeurs endormis, ses portes – un labyrinthe grec de fil de fer -, qui protègent pour des temps impossibles les ruines florentines ; tout cela coexiste avec la présence de personnes de toutes sortes, échappe à tout classement ou contrôle de leurs déplacements.
En hiver, vous pouvez voir des étudiants en uniforme fuyant le régime de l’ennui des écoles voisines ; des amoureux ardents perdus dans le délire du désir ; des filles de quinze ans avec leur photographe et leurs parents à la recherche de l’exotisme fugace des ruines et de la plage déserte au coucher du soleil ; des esprits de tous âges qui aspirent à la solitude ; des vétérans à la recherche de la mer et du sable pour exercer leur corps ; des gens de sexualité diverse qui cherchent où l’exprimer, dessanteros,des religieux sacrifiant des animaux, ceux qu’il laissent à la dérive de la mort comme offrande à leurs saints marins.
Au-delà, au bout de la plage, où survit une mangrove miraculeuse, ils montrent sporadiquement leurs visages, ceux qui sont perçus comme les anciens hors-la-loi et voleurs de grand chemin des vieux récits de La Fontaine, Emilio Salgari ou Samuel Feijoo.
Cependant, aucun d’entre eux dans son ensemble ne produit l’effondrement sanitaire que l’on voit chaque été sur la petite plage de La Concha, quand se montre le visage par excellence qui nous entoure tout le temps et qui veut se manifester en chacun de nous : les masses de consommateurs estivaux, accompagnés par les vendeurs de nourriture à emporter de l’État et les vendeurs particuliers.
Dans une action commune macabre, ils transforment La Concha en un foyer de déchets produits par ce genre d’êtres qui, comme Ortega y Gasset l’a défini il y a des décennies, se sentent comme tout le monde et en plus, ils ne sont pas angoissés, pire encore, ils se sentent en sécurité quand ils se savent identiques aux autres.
En un acte collectif dont la logique semble être un acte de lynchage sans sacrifice visible, chaque été la plage de La Concha est violée, macérée, pressurée. Bref : elle est consomméedans un rituel auquel doivent s’ajouter tous ceux qui se vantent d’être normaux, comme tout bon lynchage l’exige de ses concurrents.
Cela se produit sans même se trouver dans les conditions matérielles qui caractérisent à Cuba une société de consommation typique, ce qui pourrait être garanti en quelques jours avec la levée du blocus des Yankees.
Dans des endroits dissemblables de La Havane, on perçoit que Cuba est en train de devenir l’une de ces sociétés de consommation idéales, non pas parce qu’elles sont parfaites, mais parce qu’elles démontrent comment la force de l’idéation, le pur désir de consommation, sans lois prévues pour elle, ni institutions de crédit, ni machines de propagande mondiale, a créé toutes les conditions pour sa reproduction sûre et étendue dans le cœur des vieilles “masses populaires”.
Derrière ce désir qui a construit sa propre matérialité, se cache une société qui vit des décennies de sous-consommation massive involontaire.
Nous avons créé notre culture de récupération et de recyclage, un facteur fondamental qui a atténué l’effondrement énergétique des années 1990 et l’hécatombe sociale qui a suivi. C’est tout un patrimoine immatériel qui est aujourd’hui à la merci de l’agonie de cette communauté révolutionnaire imaginée en 1959.
Perdue et castrée dans sa capacité de réincarnation spirituelle, cette société laisse “la propriété sociale” mourir dans le non-sens, figure juridique imprécise mais chargée de potentialités fraternelles, dont très peu veulent aujourd’hui parler sérieusement.
La spirale de consumérisme à laquelle nous assistons est une sorte de compensation psychologique pour la misère matérielle et le paysage humain désolé laissé par le démantèlement constant de toute communauté potentielle qui garantisse la non-domination de l’État sur tout et tous.
Un tel territoire est l’environnement idéal pour la prolifération des besoins programmés pour les masses – le contenu authentique et la forme du regetón – et non les divers modes de vie dérivés des existences authentiques.
Face à la liquidation spirituelle, au sentiment d’enfermement de masse sur plusieurs générations et à la schizophrénie officielle en cours, les masses ont réagi avec la bacchanale ivre qui masque tant la tristesse de l’automutilation physique et mentale.
L’effondrement sanitaire que l’on perçoit chaque matin d’été sur la plage de la Concha n’est pas seulement un “problème environnemental”, comme on pourrait le dire à partir d’une saine sensibilité écologiste, il est aussi la preuve matérielle d’une manière intime et collective de dégrader le cadre humain constitué.
Dans un espace où le communala été réduit à son expression la plus primaire, l’ennemi à vaincre devient notre propre existence vide de sens et le sujet oppressif perd toute personnalité reconnaissable.
C’est cette atmosphère de vide confus qui conduit à des appels à renforcer la gouvernance, comme si les dirigeants n’avaient pas besoin de ce vide antérieur pour se présenter comme les sauveurs sacrifiés d’une situation critique.
Nous sommes maintenant très proches des bonnes conditions pour qu’ils décident en toute sérénité de réprimer le peuple au nom du peuple. Sans doute, une situation désagréable qui mettra à l’ordre du jour l’urgence de délimiter la silhouette de l’insurrection contre la normalité qui se dessine frustrée dans le paysage matinal de la plage en été.
Les insurrections ne sont pas faites par des peuples préexistants, mais les peuples se constituent grâce à elles.
La plage de La Concha mérite non seulement d’être nettoyée par ses agents de nettoyage, mais elle a besoin de notre conscience pour se débarrasser de tous les déchets mentaux et matériels dont nos têtes ont été remplies pour nous convertir en cette masse humaine anonyme et étrangère à notre propre intimité, déconnectée du devenir de la totalité immense qui nous entoure avec puissance, dans des endroits comme la plage La Concha à Marianao.
Marcelo “Liberato” Salinas
Traduit par Daniel Pinós
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